Chapitre 48
Leerian, Danayelle et Egrim étaient aux aguets. Ils regardaient partout, à la recherche de mouvements suspects. Mais c'était le calme avant la tempête ; pas de bruit, pas de créatures étranges propres à ce pays tordu, pas même de lièches.
Mishi était resté près de son père, l'arc de Nuvem en main. Le natif, lui, légèrement en retrait, serrait son canif contre lui. Il avait plein de questions à poser, mais il lui était impossible d'en dire la moindre. Pourquoi ses pirates étaient-ils après eux ? Il n'en savait rien. De son point de vue, les pirates avaient toujours été des alliés, dans la mesure qu'ils marchandaient des denrées rares qui leur avaient souvent évité la famine dans les pires moments de l'hiver. Il se sentait un peu mal de les combattre, mais s'il ne faisait rien, il allait forcément se retrouver entre deux feux. En cette situation, il n'avait pas le choix de prendre un parti.
- Eh bien, ils viennent ou pas ? s'impatienta Egrim. Je vais m'endormir s'il ne se passe rien dans les deux prochaines minutes.
- La ferme, Egrim, tu vas encore nous attirer la poisse, fit Danayelle dans un grognement.
Egrim plissa les yeux tout en dévisageant Danayelle. Il serra les poings de frustration, puis ouvrit la bouche pour répliquer une insulte. Il fut interrompu juste avant par un bruit qui fit sursauter toute la bande ; une branche qui craque. Quelqu'un, ou peut-être tout un groupe, droit devant eux, s'avançait dans leur direction. Et plus ils s'approchaient, plus ils les entendaient clairement. Évidemment ; les elfes avaient une vision de nuit plutôt efficace, mais celle des nains était meilleure encore. Il faisait noir comme sous terre, et pourtant, ils avaient su les pister.
- Les pirates arrivent, murmura Leerian.
Il sortit son épée de son fourreau, qui lui semblait anormalement lourde. Il n'avait toujours pas récupéré de ses aventures avec la goule, qui s'étaient produites il y avait tout juste vingt-quatre heures plus tôt. Leerian était épuisé, il sentait les muscles de ses bras trembler tant il manquait de force. Il prit une grande inspiration, s'efforçant de puiser dans ses ressources, puis leva les yeux vers le ciel. Il apercevait la lune à travers les branches nue des arbres et des sapins ; elle était toujours pleine, entamant tout juste sa décroissance. Mais il avait tout donné la veille. Comme à chaque fois, il allait passer les premiers jours du cycle sans le moindre atout de ses gênes de loup-garou. Et pourtant, il était en plein dans l'un de ces très rares moments où il aurait bien aimé avoir un peu de cette force surnaturelle.
Tant pis ; les pirates ne savent pas que je suis déjà à bout. S'ils se souviennent du moment où j'ai presque tué le capitaine, ils ne tenteront pas le diable avec moi... j'espère.
Leerian cligna fortement des yeux, puis secoua vivement la tête, essayant de faire passer sa fatigue. Il aurait tout donné pour dormir un peu. Mais ces trois secondes d'inattention faillirent lui couter la vie ; il aperçut juste à temps le canif qui lui fonçait droit dessus. Il esquissa d'un pas de côté précipité et le couteau se perdit dans la nuit, loin derrière lui, jusqu'à atteindre un tronc d'arbre avec un léger bruit d'impact.
- Ça va ?! s'exclama Danayelle.
Leerian grommela entre ses dents serré. Il s'en était fallu de peu. Alors comme ça, ses pirates étaient prêts à le tuer ? J'y penserai à deux fois, la prochaine fois qu'il me viendra l'envie d'épargner le capitaine...
- Ne me faites pas de mal, je vaux cher, fit Leerian dans un marmonnement.
Un éclat de rire lui parvint alors que les pirates s'avançaient enfin, quittant leur cachette parmi les arbres et les buissons. Leerian s'était attendu à un petit groupe, cinq au maximum. Mais il y avait bien devant eux une vingtaine de marins. Tous avaient des armes en main ; des canifs, des coutelas, des pistolets, agrémentés de sourires sardoniques. Tous étaient là pour tuer les elfes, ou peut-être même les torturer.
Leerian recula d'un pas. Il était incapable de cacher sa nervosité ; il avait tous ses amis à protéger, et il avait tout juste la force de tenir debout.
Danayelle lui lança un petit regard de côté. Elle avait vu clair dans le geste, et l'angoisse de Leerian la contaminait.
- Qu'est-ce que vous nous voulez, à la fin ?! s'exclama-t-elle tout en s'avançant devant Leerian. On s'est déjà battu, ce n'est pas la peine de revivre la même scène !
- T'as la mémoire courte, ma grande, fit le pirate en tête. Il y a tout juste une demi-heure, vous avez encore tué deux de nos hommes. Enfin... pardonnez l'expression. C'était deux nains.
L'homme rigola de son propre lapsus, puis s'avança d'un pas supplémentaire tout en tripotant le pistolet dans sa main droite. Il avait une longue queue de cheval noire, et surtout, une carrure à faire peur. Il mesurait bien deux mètres, peut-être même un peu plus. Danayelle voulait répliquer quelque chose d'acerbe, un petit commentaire bien sentit, mais elle avait du mal à regrouper son courage devant un tel personnage.
Nuvem, assis au chevet de Tys qui dormait à poings fermés, ce mordit la lèvre en observant la scène du mieux que ses simples yeux d'homme le lui permettaient dans cette obscurité. Il ne fallait que quelques pas supplémentaires au pirate en tête pour qu'il tombe dans la plante carnivore.
- Je m'appelle Caroc, en passant. En l'absence du capitaine, c'est moi le chef. Et en l'honneur de mes amis, j'ai décidé que vous en aviez déjà assez fait. Il est temps pour vous de mourir.
- Vous aussi, vous avez la mémoire courte ! s'exclama cette fois Adan. On dormait quand vos nains nous ont attaqués ! Nous nous sommes défendus, c'est tout !
Caroc s'esclaffa encore une fois à la remarque du père de Mishi. Il fit un signe de tête et, comme un signal, tous les pirates présentèrent leurs armes. Ils allaient bientôt commencer le massacre.
Egrim était particulièrement blasé de toute cette situation. Il n'avait qu'une envie ; que tout se termine le plus tôt possible. Et, par conséquent, qu'ils meurent rapidement, sans faire d'histoire. Il s'avança d'un pas et leva la main devant lui, pointant tout le groupe de pirate, et s'exclama d'une voix forte :
- Aghes !
Il aurait aimé mettre toute la forêt sous un raz-de-marée de flamme, mais, comme d'habitude, une simple boule jaillit de sa paume. Elle fonça droit vers le visage de Caroc, qui leva le bras gauche pour se protéger. Le reste de la scène leur fut caché par l'éclat éblouissant et la chaleur du feu. Quand tout s'éteignit, le silence régna pendant quelques secondes, alors que tous essayaient de comprendre ce qui venait de se passer. Les marins, eux, en étaient déjà à rire, comme si Egrim n'avait pas tenté ouvertement de les tuer.
Caroc allait bien, sans la moindre trace de brûlure sur lui. Il rejoignit même ses pirates dans leur hilarité. Egrim était particulièrement embêté. De quelle façon avait-il pu échapper à son sortilège ?
Caroc remarqua Egrim et son incompréhension totale avec un moment de retard. Il lui servit un large sourire ; Egrim fronça les sourcils, prenant le geste pour une insulte.
- Ne t'en fais pas, le petit mage ; c'est juste un truc. Tu vois, ça ; c'est, en quelque sorte... un bouclier contre le feu.
Il éclata de rire encore une fois tout en présentant ce qu'il avait dans sa main gauche. C'était Jean ; une large bande de cuir le muselait. Une autre corde saucissonnait son corps pour retenir ses ailes et ses pattes contre lui. Caroc le tenait par le dos ; Jean se tortillait faiblement, s'efforçant de lui échapper.
- Salaud ! s'exclama aussitôt Egrim.
Il s'élança vers le chef des pirates, mais Mishi, qui était près de lui, l'attrapa par le bras pour tenter de l'en empêcher. Egrim poussa Mishi, qui s'effondra contre son père.
- Non, Egrim ! Attendez ! cria Danayelle.
Elle courut pour se mettre devant lui et l'empoigna solidement par les épaules. Egrim lui renvoya un regard de pure haine. Danayelle frissonna, mais teint bon. Elle se pencha à son oreille pour murmurer :
- Egrim, si on se bat, on va perdre. Ne les provoque pas, on peut peut-être encore discuter.
Egrim se dégagea de la poigne de son amie et s'avança d'un pas supplémentaire. Il prononça la formule pour faire apparaître une deuxième boule de feu dans sa paume droite, mais tous les pirates en face de lui le pointèrent de leurs pistolets en réponse. Egrim les jaugeait avec une grande envie de meurtre, sans que personne ne fasse le moindre mouvement.
Avec la lumière de ses flammes, les hommes voyaient mieux la scène. Helm, Edhi et Adan, debout dans leur coin avec Mishi parmi eux, remarquèrent pour la première fois à quel point la situation était désespérée. Ils croyaient avoir affaire à une demi-douzaine de pirates, mais ils étaient bien plus d'une vingtaine. Adan, surtout, regardait Leerian qui semblait sur le point de s'effondrer, soulevant son épée à la force de ses bras tremblant et haletant comme s'il terminait tout juste un marathon. Et il y avait encore Tys et Narsa, dans un autre coin, qui dormaient profondément. Nuvem était à leur chevet, tennant fermement son petit canif devant lui.
Danayelle a raison. Si on essaie de se battre, on va perdre. Et pourtant... on ne peut pas fuir non plus. Qu'est-ce que je dois faire ?
- Alors ? Vous vous rendez ? fit Caroc avec un sourire provocateur.
Egrim serra son poing, les flammes grimpant jusqu'à son coude. Peu importe l'enjeu, il avait envie de se battre, de sauver Jean et, surtout, de calciner la tronche de ce stupide pirate.
Leerian s'avança d'un pas. Toute l'attention se tourna aussitôt vers lui ; il tremblait, la pointe de son épée trainant au sol. Il prit une grande inspiration, comme pour regrouper autant son courage que le peu de force qu'il lui restait.
- Toute cette histoire est ma faute. Prenez-moi et laissez mes amis tranquille.
Les pirates ricanèrent, croyant au bluff. Le sourire de Caroc s'élargit.
- Et il est où, le piège ?
Leerian secoua lentement la tête de gauche à droite. Il n'y avait pas de piège ; il était sérieux, en témoignant Danayelle qui se précipita derrière lui pour lui empoigner le bras.
- Non, Leerian !
Leerian se tourna à demi vers Danayelle et lui fit un faible sourire.
- Désolé, Dana... mais c'est franchement la seule chose que je peux faire...
Il lâcha son épée et ses jambes flanchèrent. Danayelle renforça sa poigne sur son ami, mais il tomba tout de même, lui glissant des mains. Leerian s'effondra aussi sec, face contre terre.
- Leerian ! s'exclama Mishi.
Elle tenta de se précipiter vers son petit elfe, mais Adan l'agrippa par les épaules, la serrant contre lui. Tous les regards étaient tournés vers Leerian, qui s'était tout bonnement évanoui.
Les pirates éclatèrent encore une fois de rire. Caroc, surtout, s'avança vers Leerian. Danayelle attira l'épée d'argent à sa main de sa télékinésie et en pointa aussitôt la lame vers lui.
- Pas un pas de plus ! hurla-t-elle, son visage virant au rouge.
Caroc s'immobilisa. Le bout de sa chaussure droite touchait l'un des pétales de la plante carnivore.
- Hé, c'est lui-même qui l'a dit ! Il se rend, fit Caroc, un sourire arrogant aux lèvres. Je crois que c'est une bonne idée, d'ailleurs. On prend Celeyste et on vous laisse tranquille.
- C'est hors de question, répliqua Danayelle dans un grognement rauque.
- J'ai une meilleure idée, intervint Egrim. On fait un échange, Leerian contre Jean.
Tout le monde se tourna vers Egrim d'un air visiblement choqué.
- EGRIM ! s'exclamèrent Danayelle et Mishi d'une seule voix.
- Je suis d'accord, fit Caroc.
- Non ! Hors de question ! s'énerva Danayelle. N'écoutez pas Egrim, il ne fait que dire des trucs insensés.
Ce fut au tour d'Egrim de lancer un regard assassin vers la blonde. Il serra les poings ; le feu magique qui grimpait jusqu'à son coude droit disparut, plongeant la zone dans un noir d'encre. Le sortilège avait lâché, faute de temps. C'est officiel. Danayelle me prend vraiment pour un cinglé.
Egrim profita de l'obscurité soudaine pour murmurer du bout des lèvres une formule, les yeux rivés sur Danayelle qui protégeait toujours le corps inanimé de Leerian.
- Yerdis, Danayelle.
Danayelle, tu m'entends ?
Lentement, la tête de Danayelle pivota dans sa direction. Egrim esquissa un sourire.
Je ne suis pas un sans-cœur à ce point, figure-toi. J'ai une idée, et je te jure qu'il ne s'agit pas de vendre Leerian aux pirates. Laisse aller, OK ?
Le regard de Danayelle était glaçant. Elle n'avait pas envie de suivre le plan d'Egrim, peu importe en quoi il consistait. La blonde réalisa alors que c'était la confiance qu'elle avait pour un ami qui diminuait. À quel moment avait-elle commencé à ne plus lui conférer une loyauté aveugle ? Quand il avait essayé de l'embrasser, il y avait tout juste quelques heures ? Ou même plus tôt que ça ?
Danayelle hocha la tête. Malgré tous ses doutes, elle n'avait aucune idée comment se sortir de cette impasse. Si Egrim avait un plan, ça valait la peine de tenter le coup.
- D'accords, fit Danayelle à regret. Vous promettez de nous laisser tranquilles ensuite ?
- Promis, dit Caroc avec un large sourire.
- Je veux que vous me rendiez Jean en premier, répliqua Egrim.
Le sourire de Caroc diminua de moitié. Il baissa les yeux vers Jean, qui se tortillait dans sa main gauche en s'efforçant de lui échapper.
- Reculez, dit Caroc. Et toi, lâche ton épée.
Danayelle resserra sa poigne sur le manche de l'arme. Elle lança un regard nerveux vers Egrim, qui hocha la tête pour l'inciter à obéir. Danayelle prit une grande inspiration ; plus ça allait, plus elle était convaincue qu'ils allaient tous mourir ce soir. Elle s'accroupit lentement et posa l'épée près du corps inanimé de Leerian, puis recula de quelques pas. Son cœur battait à cent à l'heure. Derrière elle, Mishi, retenu par les bras de son père, s'était mis à pleurer tant la situation lui semblait désespérer.
- Venez le chercher, dit Egrim. Et balancez-moi Jean. Je vous promets qu'on ne va rien tenter de tordu.
Egrim réprima un fou rire en prononçant cette dernière phrase. Au contraire, il avait la conviction que son plan était particulièrement tordu. Il avait envie d'abandonner, de laisser Leerian se faire emporter. Qu'allait-il lui arriver, de toute façon ? Il valait une fortune ; les pirates n'allaient tout de même pas le tuer. Ils le revendront aux djinns, et il sera de retour à Nyirdall bien avant eux.
Et nous, alors... ? En fait, c'était eux qui risquaient gros. Les pirates n'auraient aucun problème à tous les assassiner ensuite. Surtout lui, Egrim. Il avait la vague impression que tous avaient encore en travers la gorge le fait qu'il avait balancé le second de leur équipage à la flotte.
Caroc se mit en position de sprint. Il avait pour but de s'emparer de Leerian avant qu'une quelconque attaque ne lui tombe dessus ; il savait que les elfes ne tenteraient pas de le tuer avec un otage sous le bras. Il envoya Jean en direction d'Egrim comme s'il s'agissait d'un ballon de football américain, imaginant que le mage serait trop occupé à rattraper son dragon pour lancer une boule de feu. Egrim s'élança comme prévu, et Caroc partit dans l'autre direction, droit sur Leerian qui n'attendait qu'à être cueilli.
Dans son coin, Nuvem esquissa un sourire. Il avait tout compris de ce plan.
Danayelle et Mishi, observant la scène avec angoisse, avaient envie de s'interposer, mais leur bon sens leur en empêchait. Aucune ne savait ce qu'il allait se passer.
Caroc s'élança vers Leerian dans un bond, à pleine vitesse. Tous étaient absorbés par sa course ; les pirates rigolant d'avance à l'otage de choix qu'ils étaient sur le point de se récolter, et les elfes apeurés à l'idée de perdre leur ami.
De leur côté du terrain, il n'y avait que Nuvem qui souriait à pleine dent. Enfin, pensait-il avec délectation.
Puis, Caroc tomba dans le trou. Son pied toucha le centre de la plante dissimulé sous les feuilles mortes, qui s'ouvrit sous son poids. Le chef des pirates lâcha un cri de surprise, son visage se décomposa d'angoisse soudaine... et il disparut de leur vue. Tous entendirent son hurlement de souffrance qui ne dura que quelques secondes. Une imposante odeur d'acide s'éleva dans la forêt, faisant froncer le nez d'Egrim qui se recula d'un pas alors qu'il était plus occupé à arracher les liens de Jean qu'à faire attention à ce qui venait de se passer.
Danayelle était bouche bée, les yeux écarquillés d'horreur. Lentement, elle pivota vers Egrim, dévisageant son ami. Egrim, sans remarquer la blonde, réussit enfin à retirer la bande de cuir qui retenait les membres et la gueule de Jean. Le dragon lâcha un grognement de joie, son corps s'illuminant d'une lueur rougeâtre. Egrim le lança dans les airs et Jean élargi ses ailes, ses pattes griffues en avant, et plongea comme un rapace sur tous les pirates restants.
- Vas-y, attaque ! s'exclama Egrim.
Et le chaos qu'ils avaient tenté d'éviter commença enfin.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top