Chapitre 46

Leerian était debout, seule dans son coin, dans une très grande pièce. Devant lui s'étendait une large table, comprenant près d'une vingtaine de places. Il reconnaissait la salle dans laquelle Ashur, le chef troll, lui avait un jour fait manger du steak de sanglier. Pourtant, cette fois, il n'y avait que des elfes qui dégustaient de la salade ou autres fruits et légumes.

Leerian avait envie de s'introduire dans le groupe, mais il le voyait bien ; il ne restait plus aucune place libre. Il fit tout de même un pas timide, rien qu'un, et tous les convives tournèrent la tête d'un même mouvement vers lui. Leerian s'arrêta aussitôt, observant tous les visages sévères.

— Qu'est-ce que tu veux ? demanda celui qui était assis au bout de la table, dans la chaise la plus haute.

— Une place parmi vous.

— Et pourquoi on t'en donnerait une ?

Leerian avait faim. Son ventre gargouillait. Il apercevait un panier de pommes, au centre de la table, qui semblait l'attendre. Grosse et bien rouge. C'était son fruit préféré. Mais surtout, Leerian voyait aussi, sur chacune des têtes des elfes, des couronnes en or. C'était toujours la même, avec ces pierres d'émeraudes.

Leerian voulait lancer toutes sortes d'arguments, allant du fait qu'ils étaient de la même famille, à la limite, de la même race. Ou tout simplement qu'il avait faim. Peu importe la raison, tout ce qu'il souhaitait était d'avoir une place à cette table. Mais celui dans la chaise la plus haute pouffa d'un rire moqueur, et tous les autres l'accompagnèrent. Comme s'il avait lu dans ses pensées, il répondit :

— Non, nous ne sommes pas de la même race. Toi, tu es un monstre, et rien de plus.

Tous éclatèrent d'un rire encore plus fort. Leerian, rongé par la honte, leur tourna le dos dans l'intention de partir. Mais il découvrit un miroir lui renvoyant le reflet d'un loup-garou, une fourrure argentée parsemant sa peau, ses yeux rouges et humides de larmes. Et il voyait, derrière lui, tous les convives qui le pointaient du doigt en s'esclaffant.

*

Ehdi posa le corps endormi de Leerian à terre en soufflant. Ils n'avaient parcouru que quelques centaines de mètres, mais c'était éprouvant dans la mesure qu'ils ne voyaient pratiquement rien devant eux, pas même Nuvem qui avait tenté de les guider. Ehdi, Helm et Adan n'apercevaient que sa silhouette, une forme sombre sur fond noir, s'aventurer sans un bruit dans la forêt, comme si le natif arrivait à éviter toutes les branches aux arbres, toutes les brindilles au sol.

Il leur avait fallu une demi-heure supplémentaire pour atteindre cet endroit, qui semblait pourtant identique à celui qu'ils venaient de quitter. Ils avaient fait un détour pour se mettre derrière les plantes.

Les hommes se débarrassèrent de leurs fardeaux, posant les autres elfes près de Leerian.

— Alors, elles sont où, ses fameuses plantes carnivores ? demanda Adan dans un murmure.

Nuvem n'avait rien compris de la question. En ignorant le commentaire, il s'approcha tout de même de la zone dangereuse, faisant un pas à la fois avec lenteur. Il savait qu'elle n'était pas loin, mais elle était difficile à repérer, même de jour. Il savait que les autres membres de son clan avaient laissé un indice quelque part pour signaler la présence de ce monstre végétal, mais Nuvem était plus occupé à regarder ses pieds. Un seul pas de trop lui garantissait une fin atroce.

Pour les derniers mètres, il choisit d'avancer à quatre pattes, tâtant précautionneusement le sol de ses mains. Enfin, ses doigts touchèrent quelque chose de spongieux. Il approcha son visage, remarquant que c'était l'un des pétales de la plante, énorme et pourtant bien camouflée parmi les feuilles mortes. Un tout petit peu plus loin, ce qui aurait dû être le centre de la fleur n'était qu'un creux, comme si le terrain descendait en une minuscule pente, avant de remonter. Nuvem attrapa une branche près de lui, se pencha au-dessus du trou, puis laissa tomber le bout de bois. Celui-ci s'enfonça aussitôt dans la terre, qui sembla s'ouvrir pour avaler la branche. Une odeur acide s'éleva dans l'air, alors que le trou se refermait lentement comme une mâchoire.

Adan s'était approché derrière lui, s'efforçant de comprendre ce qui se passait dans l'obscurité. Nuvem l'aperçut du coin de l'œil juste à temps ; il se leva devant lui et le poussa pour l'éloigner de la zone. Adan, ne s'y étant pas attendu, s'effondra au sol.

— Hé ! s'exclama Adan en se relevant. Qu'est-ce qui te prend, maintenant ?

Nuvem pointa la plante, les sourcils froncés. Adan comprit par le geste que la plante carnivore devait être juste là, alors qu'il ne voyait rien du tout. Nuvem, pour ajouter du poids à ce qu'il était incapable de dire, mima de ses mains l'action de plonger dans le trou, puis passa un doigt sur sa gorge en tirant la langue. Tu sautes, et tu meurs. Adan l'avait parfaitement saisi, cette fois.

— Très bien, dit Adan avec lenteur. Et maintenant, on fait quoi ?

Nuvem le contourna pour aller s'asseoir près des elfes endormis. Derrière lui, Adan serra les poings ; il savait bien que le natif ne comprenait rien de ce qu'il disait, mais c'était tout de même frustrant d'avoir l'impression de parler dans le vide.

Nuvem sortit la petite fleur qui avait gardé avec lui. La fleur orange, dont il ne restait plus que quatre pétales. Il y avait six endormis devant lui. Il devait choisir avec précaution... et ajouter à l'équation que, bien que la fleur pouvait les réveiller, ils ne seraient pas pour autant en mesure de se battre. Il fallait qu'il pense à leur atout, mais il n'avait passé que deux jours avec ses elfes ; Nuvem savait que la plupart d'entre eux avaient des dons, mais c'était quoi, exactement ? Et seraient-ils capables de l'utiliser à leur avantage dans le combat qui allait peut-être leur tomber dessus bientôt ?

Je ne peux pas compter sur Tys. Je les déjà réveiller, mais il s'en endormit aussitôt ensuite...

Les yeux de Nuvem se braquèrent sur Mishi, étendue contre Narsa. Il savait que l'homme derrière lui serait heureux s'il choisissait celle-là, mais il ne l'avait jamais vraiment vu se battre et il doutait qu'elle soit la meilleure en cette situation.

Il regarda cette fois Leerian, qui marmonnait dans son sommeil. Celui-là avait été mal en point tout au long de la journée ; douze heures plus tôt, à peine, il pissait encore le sang par tous ses orifices.

Il est faible... mais il tient debout, pensa Nuvem, réalisant alors que c'était tout de même assez impressionnant, compte tenu de la gravité de ses blessures. Puis il tourna les yeux vers Egrim, qui dormait autant profondément que tous les autres. Il tient debout grâce à lui.

Nuvem regarda à nouveau la fleur. Quatre pétales. Six choix. Mais maintenant, il le savait ; il serait chanceux d'avoir trois elfes à ses côtés.

— Réveille Mishi, s'il te plait, le pressa Adan qui s'était approché derrière lui.

Sans comprendre les mots, Nuvem se doutait de sa demande. Évidemment qu'il voulait sa fille avec lui. Et après tout, peut-être serait-elle efficace ; c'était bien elle qui avait donné le dernier coup à la goule en lui tirant une flèche entre les deux yeux.

Nuvem hocha la tête, puis décrocha chacun des pétales de sa fleur. Il en glissa une entre les lèvres de Mishi, Danayelle, Leerian... et surtout, Egrim, celui dont tous ses espoirs reposaient.

S'ils se réveillent en étant trop épuisé pour faire quoi que ce soit, comme Tys, tout ça n'aurait servi à rien. Mais Egrim peut utiliser tout ce qu'il a de force pour soigner les trois autres. Peut-être...

*

Egrim rêvait qu'il était dans la ville de Stanmore. Quelque part en centre-ville, pas très loin de la tour des Djinns, il y avait un grand stade pour les annonces publiques. Il était interdit de grimper dessus sans raison, pourtant, c'était là qu'Egrim se tenait. Il avait vaguement conscience qu'un troll policier allait bientôt le remarquer ; paradoxalement, il savait aussi que personne ne le ferait.

Des spectateurs s'étendaient devant lui. Au-delà, à l'horizon, il apercevait les dômes dont les djinns se servaient pour traverser dans l'autre monde. Il avait du mal, pourtant, à comprendre ce qu'il voyait. Tout lui semblait flou. Les images s'emmêlaient, comme si son cerveau tentait de lui épargner une vision d'horreur.

Je suis entrain de rêver, réalisa-t-il alors. Egrim était un grand rêveur, au point qu'il le considérait presque comme un pouvoir magique à part entière. Si bien qu'il avait appris à les distinguer, et à faire comme bon lui semblait dans ceux-ci. Il savait qu'il n'était pas conscient, qu'il ne devait pas s'inquiéter de ce qu'il voyait. Que si ça ne lui plaisait pas, il pouvait se forcer à se réveiller. Pourtant, il avait la vague impression que, cette fois, il n'y échapperait pas.

Egrim regarda autour de lui. La ville de Stanmore était reproduite parfaitement ; il reconnaissait le quartier, alors même que c'en était un qu'il avait rarement emprunté. L'appartement de ses parents, son ancienne école, la plupart de ses amis, tous étaient à plusieurs kilomètres. Tant qu'à rêver de Stanmore, pourquoi ici ?

Egrim se retourna. Derrière lui, comme une image de fond pour ceux qui l'observaient debout sur l'estrade, la tour des Djinns le surplombait, telle une ombre menaçante. Les nuages au-dessus de l'immeuble semblaient bien plus sombres que tous les autres dans le ciel. Quelque chose se prépare, et je sens que je ne vais pas aimer ça, pensa Egrim. Il serra les poings, ferma étroitement les paupières, et se concentra de toutes ses forces :

— Réveille-toi ! Réveille-toi !

Egrim ouvrit les yeux ; le rêve était toujours là. Son cœur s'emballait, un sentiment d'angoisse l'étreignait. Il fallait absolument qu'il se réveille avant que...

— Egrim.

Egrim sentit son sang ne faire qu'un tour. Trop tard.

— Retourne-toi.

Il ne voulait pas se retourner. Il voulait s'enfuir à toute jambe vers les limites de son rêve ; c'était un moyen comme un autre de l'obliger à changer. Pourtant, il était incapable de faire le moindre pas. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de se retourner contre son gré, comme si son corps était possédé.

Malgré lui, Egrim faisait à nouveau face au spectateur. Ils étaient déjà beaucoup moins flous que tout à l'heure, et cette fois, Egrim vit parfaitement ce qu'il avait voulu éviter ; ce moment où le rêve laisse place au cauchemar. Car devant lui, tous ses gens... étaient couverts de sang. Certains étaient étendus au sol, mort ou gravement blessé. Et tous ses regards accusateurs braqués sur lui ne laissaient aucun doute à Egrim...

C'était lui, le responsable.

Egrim recula d'un pas, son cœur s'emballant à toute vitesse. Il percuta quelqu'un derrière lui, qui posa ses mains sur ses épaules comme pour l'empêcher de fuir. Il se pencha à son oreille et lâcha un petit ricanement, qui refila la chair de poule dans la nuque d'Egrim.

— Bienvenue dans la famille.

Lentement, Egrim leva les yeux vers cette personne. C'était un djinn, vêtu d'un costume cravate et lui renvoyant un sourire fier.

Egrim baissa aussitôt la tête, puis regarda ses mains. Sa peau était bleue.

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