Chapitre 43

Cette révélation choc ne fut pas suffisante pour enrayer la fatigue qui se faisait de plus en plus lourde en chacun des membres de se groupe. Leerian somnolait, son regard vitreux braqué sur le feu. Il avait entendu le nom de l'ex-professeur de télékinésie de Danayelle sans pour autant le reconnaitre. Mishi était appuyé contre l'épaule de son père. Narsa s'était éclipsé depuis un moment pour dormir un peu plus loin.

Danayelle, Egrim et Tys, en revanche, avaient tous connu Muglow. Ils l'avaient côtoyé. Et s'il n'y avait que Danayelle qui avait jadis été son élève, les deux autres anciens étudiants de l'Institut l'avaient vu pratiquement tous les jours pendant une bonne partie de leurs apprentissages. Tys était resté suffisamment longtemps après lui pour entendre son nom se faire murmurer avec crainte, comme une légende urbaine, de la même façon qu'on mentionnait les géants.

— C'est super intéressant, mais je n'y tiens plus, fit Leerian au bout d'une minute de silence. Je vais me coucher. Et n'oubliez pas pour les tours de garde. Dana et Egrim pour le premier. Tys et Nuvem en deuxième. Mishi et Narsa en dernier...

— Va dormir, l'interrompit Danayelle.

Leerian hocha la tête, se leva pour s'éloigner de quelques mètres, puis se laissa tomber dans le sable pour aussitôt se mettre à ronfler.

Presque tous imitèrent son geste. Helm et Ehdi allèrent dans un coin, Adan et Mishi dans un autre. Nuvem suivit le mouvement et alla s'étendre contre un tronc d'arbre échoué. Bientôt, ils ne restèrent plus qu'Egrim, Danayelle et Tys près du feu. Tous trois se rapprochèrent pour chuchoter entre eux.

— Muglow ? T'es vraiment sur ? fit Danayelle en se penchant près de Tys.

— Non, déplora celui-ci. Mais ça lui ressemblait.

— Regarde à nouveau, le pressa cette fois Egrim.

Tys grimaça en secouant la tête.

— J'ai atteint ma limite. Si je fais le moindre tour de magie, je vais dormir jusqu'à demain midi.

— Tu fais le deuxième tour de garde, le rappela Egrim. Et je préfère que tu sois efficace, dit-il en présentant son poignet où était visible la cicatrice que lui avait laissée la sangsue volante. Si je me fais encore attaquer dans mon sommeil, je reviens d'entre les morts pour te botter le derrière.

Tys soupira en baissant les yeux vers le feu. Il commençait à avoir l'habitude des commentaires violents d'Egrim, mais ça l'ennuyait toujours autant de se faire victimiser gratuitement.

— Je vais aller dormir. Réveillez-moi quand ce sera mon tour.

Egrim et Danayelle regardèrent Tys s'éloigner et s'étendre dans le sable, puis se penchèrent l'un sur l'autre pour chuchoter.

— C'était méchant, ce que t'as dit.

— Mais non... il sait que je blague.

— C'est sûr, étant donné que tu dis tout le temps des trucs méchants.

Egrim fronça les sourcils, étonné de ce commentaire. Danayelle était sérieuse, les flammes du feu se reflétant dans ses yeux verts.

— Ce sont juste des blagues, insista Egrim.

— Ce n'est pas toujours évident.

Egrim grimaça. Il ne s'était pas porté volontaire au tour de garde avec Danayelle pour se faire remonter les bretelles. Il voulait passer du temps avec son amie, car depuis qu'ils s'étaient retrouvés, il avait l'impression de n'avoir eu aucun moment pour parler avec elle seul à seul. Et même si ça le tuait de suivre les conseils de Leerian, il ne pouvait qu'avouer que tout garder pour lui jusqu'à la tombe ne servirait à rien. Mais comment emmener le sujet ?

Egrim observa longuement autour de lui. Tous les autres étaient éparpillés sur une distance d'une trentaine de mètres. Mais Egrim doutait fort que tous se fussent déjà endormis.

— Pourquoi tu sembles aussi nerveux ? fit Danayelle dans un murmure. Est-ce que tout va bien ?

Egrim ne répondit pas tout de suite. Danayelle s'affola, regardant à son tour dans toutes les directions. Elle s'imaginait le pire ; qu'un monstre quelconque était sur le point de les attaquer. Pourquoi pas ? Il fallait s'attendre à tout, sur Thrasryall.

— Ce n'est rien, dit Egrim qui avait remarqué son trouble. C'est juste que...

Egrim soupira. C'était difficile à dire. Il avait tant à risquer, rien qu'avec une petite phrase... Mais il avait tant de choses qui lui pesaient sur le cœur ; s'il pouvait en dire ne serait-ce qu'une, ce serait déjà un poids en moins.

Il braqua ses yeux sur ses genoux chuchota si bas que Danayelle due se pencher un peu plus vers lui pour l'entendre correctement :

— Je crois que j'ai développé des sentiments pour toi.

Danayelle se redressa aussitôt, choquée de ce qu'elle venait d'apprendre. Est-ce que c'était une blague ? Au même titre que ses commentaires méchants ? Mais il suffisait de regarder Egrim, qui n'avait toujours pas relevé la tête, pour comprendre qu'il disait la vérité.

— C'est sérieux ? fit-elle tout de même après un moment de silence.

— Tu crois vraiment que je dirais ça si ce ne l'était pas ?

Non, évidemment. Mais Danayelle ne répondit rien ; elle réfléchissait. Comment dire avec politesse qu'il n'était qu'un ami à ses yeux ? Comment allait-il le prendre ? Danayelle n'avait pas envie de perdre un ami ; elle voyait clairement que la situation était dangereuse.

Egrim avait du mal à interpréter son silence. Il était conscient qu'elle cherchait ses mots. Peut-être, pensa-t-il avec angoisse, peut-être que Leerian avait raison, et que... que les gestes sont plus fort que la parole.

Danayelle ne réagissait toujours pas. Elle était figée. Alors Egrim prit ce qui lui restait de courage à deux mains et plongea sur elle pour l'embrasser. Chastement, rien qu'en pressant ses lèvres sur les siennes. Il comptait sur Danayelle pour approfondir le baiser, si c'était ce qu'elle voulait.

Mais Danayelle se retira, dégouté du geste, et lui envoya une gifle qui claqua dans le silence de la nuit. Cette fois, c'était Egrim qui était complètement figé, alors que Danayelle se levait furieusement pour s'en aller. Egrim l'observa s'éloigner, passant une main sur la joue qui lui picotait désagréablement. Il sentit tout un tas d'émotion le parcourir en même temps ; la honte, la peur, la colère.

— Dana, l'appela Egrim d'une petite voix. Je suis désolé... Reviens !

Mais elle continuait, sans un regard en arrière.

J'ai merdé. Mais j'ai écouté le conseil de Leerian... eh bien, c'est sa faute !

Egrim tourna la tête vers Leerian qui dormait un peu plus loin. La puissance de la claque qu'il s'était pris n'avait pas été suffisante pour le réveiller. Je vais le tuer, cet enfoiré...

*

Sur le bateau pirate, à plusieurs kilomètres de là, un matelot ne dormait pas. Tous comme les elfes, ils faisaient des tours de garde ; même s'ils étaient suffisamment loin de la terre pour ne pas avoir à s'inquiéter des goules, des sangsues volantes et tout autre monstre de la région, ils préféraient ne pas prendre de risque, quand on parlait de Thrasryall.

Triengur, un nain surnommé Tri par ses coéquipiers pirates, s'était retrouvé malgré lui à surveiller le pont. Armé de la longue-vue empruntée à son capitaine, il observait dans toutes les directions, à la recherche d'un ennemi quelconque. En cas de problème, une clochette était attachée à sa ceinture ; il suffisait de sonner pour réveiller trois autres de ses partenaires, qui dormaient à tour de rôle à la belle étoile, emmitouflés dans des couvertures.

Au loin, sur la plage de Thrasryall, Tri apercevait une tache de lumière, détonnant avec l'obscurité qui était tombée depuis déjà presque une heure. Malgré la longue vue, Tri avait du mal à voir exactement qui ou quoi avait allumé le feu. Mais qui, sur ce pays démoniaque, serait suffisamment stupide pour signaler sa position à ce point ?

Tri savait que son capitaine refuserait toute attaque irréfléchie contre eux. Ils étaient forts, ses elfes ; il valait mieux avoir un plan en béton contre eux. Peut-être pourrait-il les attraper un à un, par surprise ?

Tri eu un sourire en coin. Après un dernier regard à la ronde, s'assurant qu'aucun monstre quelconque ne s'apprêtait à prendre le bateau d'assaut, il quitta son poste et descendit le petit escalier qui menait à la coque. Il fit de son mieux pour ne pas faire de bruit ; tous ses coéquipiers endormis étaient là, dans les lits à baldaquin. Tri emprunta la première porte à gauche et y trouva une minuscule pièce de pharmacie, où ils stockaient tout le nécessaire pour soigner des blessures plus ou moins graves. Ils avaient même quelques potions magiques préparées par une sorcière et qui ne leur avaient couté trois fois rien ; en réalité, ils avaient tué la femme et pouillé sa maison. Tri s'empara d'une petite bouteille, remplie au trois quarts d'un liquide verdâtre. Il eut un sourire en coin ; cette fois, il avait un plan.

Il retourna sur le pont et s'approcha de son ami qui dormait près du mat. C'était un nain du nom de Berrin et surmonté d'une épaisse tignasse rousse, le visage dissimulé sous la couverture. Tri posa une main sur son bras et secoua doucement. Berrin se réveilla en sursaut, et Tri pressa un doigt devant sa bouche pour l'inciter au silence.

— On se fait attaquer ?

— Non, non, dit Tri. Mais nous, on va attaquer. Viens voir !

Tri lui prêta la longue-vue et il indiqua la rambarde du bateau, celle pointant le nord, en direction de la plage où brillait la lueur du feu de camp. Berrin s'extirpa de sa couverture et s'approcha pour regarder, puis comprit en une seconde ce que c'était ; lui, autant que tous les autres pirates étaient loin d'avoir oublié ce qui s'était passé trois jours plus tôt.

— Ce sont eux ?

— Ouais.

— Ils sont encore en vie ?!

— Un coup de chance.

Berrin tourna la tête vers Tri, qui souriait d'un air presque démoniaque.

— Qu'est-ce qu'on fait ?

Tri leva la potion magique qu'il tenait toujours de son autre main. Berrin pouffa aussitôt d'un rire grave.

— Allons-y.

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