Chapitre 36

Quand Egrim retrouva les autres dans la pièce voisine, il remarqua que l'ambiance était beaucoup moins lourde qu'il y a quelques minutes. Plus personne n'était en pleine panique en croyant que Leerian était sur son lit de mort ; il était toujours sur son lit, mais plus pour longtemps, c'était déjà ça de bien.

Tys n'était pas là. Il était dehors, tout juste derrière la porte, à changer les idées de meurtres qui passaient par la tête de tout ceux qui s'approchaient de leur abri avec l'intention de tuer les intrus. Mais tous les autres étaient présents ; Danayelle et Narsa, mâchant l'un de ses fruits étranges que les hommes leur avaient apportés la veille. Mishi qui faisait les cent pas. Jean qui, dès qu'il repéra son maitre, s'envola pour s'étendre sur ses épaules. Et enfin, Nuvem, assis dans son coin et les jambes autour des bras.

Tout le monde ignorait ce qu'il faisait encore là. Et sans Tys, il était impossible de le lui demander. Pourtant, il semblait autant angoissé qu'à leur première rencontre.

— Alors ? Il va mieux ? dit Mishi en s'avançant vers Egrim.

— Ouais... mieux à soixante-quinze pour cent. Je préfère ne pas trop en donner d'un coup, sinon ce serait moi qui prendrais la place dans son lit... de toute façon, avec tout le sang qu'il a perdu, il doit se reposer. Je pense que nous sommes bons pour rester dans cette cabane toute la journée. En fait, je crois qu'il a aussi pris plusieurs coups sur la tête, cette nuit, parce qu'il dit des choses un peu étranges...

— Étrange ? fit cette fois Danayelle. Comme quoi ?

Egrim haussa les épaules. Il préférait ne pas dire le souhait de Leerian ; quitter le pays, et que tout ce qu'ils avaient fait pour lui était maintenant inutile.

— Des trucs qui ne font pas de sens, c'est tout.

Egrim prit un fruit et s'assit dans un des nombreux lits de paille qui occupaient la pièce. Il n'en restait plus que trois dans le panier, et ils s'étaient mis d'accord pour laisser les derniers à Leerian.

— J'ai hâte qu'il se sente mieux, dit Danayelle. C'est horrible, ce qu'il a vécu cette nuit, le pauvre...

Egrim leva les yeux vers Danayelle, serrant ses doigts autour du fruit. Il y en a toujours que pour Leerian.

— Il va s'en remettre.

Ce fut au tour de Danayelle de dévisager Egrim. Il avait employé un ton drôlement dur, à croire qu'il n'en avait rien à faire que son ami soit gravement blessé.

Elle voulut répliquer, mais un mouvement attira son attention ; c'était Leerian. Il marchait lentement, un petit pas à la fois ; il était pâle et en sueur. Une main pressée autour de son ventre, l'autre s'appuyant au mur.

— Leerian ! s'exclama Mishi en se levant d'un bond. Retourne te coucher, tu dois te reposer pour reprendre des forces !

Il continuait d'avancer. Mishi se précipita dans ses bras pour le soutenir et le fit s'asseoir sur une botte de paille. Il semblait épuisé par tous les efforts déployés pour sortir de son lit.

— Qu'est-ce que tu fais ?

Leerian secoua bêtement la tête, puis explosa en sanglot. Mishi l'attira contre lui ; il appuya son front sur l'épaule de la sirène, pleurant et gémissant. Visiblement, pensa Mishi, il prend plutôt mal son expédition d'hier soir.

— Je suis tellement désolé, fit-il d'une voix faible. Désolé... Je ne veux pas rester...

Obamescr !

Leerian eut un dernier hoquet, puis il s'effondra complètement sur Mishi, qui n'eut pas d'autres choix de le lâcher. Il tomba dans le lit, les yeux fermés et la tête penchée de côté.

— Egrim ! s'exclamèrent Mishi, Danayelle et Narsa.

— Quoi ? fit-il avec innocence. Il faut qu'il dorme.

— Tu n'étais pas obligé de le forcer ! gronda Mishi. Il avait quelque chose à dire !

— Ce n'était rien d'intelligent. Il raconte des trucs bizarres. Ça va lui passer après une bonne sieste !

— C'est à croire que tu crains ce qu'il avait à dire.

Egrim mordit dans le fruit pour s'empêcher de répondre. Il se refusait catégoriquement d'avoir fait tout ce chemin pour rien. Car il avait bien l'impression que, si c'était le cas, il ne le pardonnerait jamais à Leerian.

— Egrim, insista Danayelle. Toi aussi, tu es bizarre, depuis ce matin.

Egrim leva des yeux innocents vers Danayelle. Elle lui lançait un regard qui signalait clairement qu'elle n'était pas fière de son coup. Si en plus je baisse dans l'estime de Dana, à cause de Leerian... cette fois, je vais le tuer !

— Je t'assure, dit-il d'une voix presque plaintive, il faut qu'il dorme !

Danayelle secoua la tête, sans insister. Elle était toujours en colère, mais préférait encore ne pas continuer, au risque que ça se transforme en dispute.

Egrim observa tour à tour les autres présents dans la pièce ; Narsa, Mishi, et même Nuvem qui n'avait absolument rien compris. Aucun ne semblait être de son côté, sur ce coup. Egrim soupira, puis se leva pour quitter la chambre, incapable de supporter cette sensation d'abandon une seconde de plus. Tous ses amis étaient contre lui... sauf un, qui n'avait pas assisté à ça. Il sortit et s'appuya contre le mur extérieur de leur cabane, observant ce qu'il avait sous les yeux.

Le décor était plus ou moins pareil à la veille, quand ils étaient arrivés ici. Un petit village de maison de bois et de hutte de pailles, protégé par une haute clôture de pieux. Cette fois, il y avait plusieurs hommes, femmes et enfants qui se promenaient, qui parlaient fort, qui jouaient. C'était presque une ambiance tranquille, si ce n'était pas que tous, même les plus jeunes, avaient des lances, des arcs et des flèches, des dagues et des épées accrochés à leur ceinture. À croire qu'ils partaient en guerre d'un instant à l'autre.

Egrim lança un coup d'œil vers la porte de la cabane qu'il venait tout juste de passer. Il se souvint de Nuvem, qui avait choisi de rester avec eux pour une raison mystérieuse. Il avait bien dit que ce n'était pas son village ; peut-être les habitants risquaient de l'attaquer.

— Salut.

Egrim releva la tête vers la droite. Tys était là, appuyé sur le même mur à fixer d'un regard insistant chaque personne qui s'approchait. Les sourcils froncés et les poings serrés, il semblait y mettre toute sa concentration.

— Salut.

— Je n'aime pas cet endroit. Les gens ne pensent à rien d'autre qu'à chasser, à se battre... On se croirait chez les trolls.

— À ce point ?

— Je dirais même qu'ils sont pires.

— Visiblement, tu n'as jamais été pourchassé par des trolls.

Tys lui lança un petit regard de côté, sans répliquer. Egrim avait parfaitement raison là-dessus. Il sourit, avant de reprendre :

— Tout de même, Leerian est vraiment désespéré de vouloir rester ici.

Egrim serra les poings. Il prit une grande inspiration, s'efforçant de réguler sa colère. Heureusement pour lui, Tys avait toute son attention sur les gens autour d'eux ; il n'entendit rien des pensées et émotions de son ami.

— La mission est accomplie, Tys. Nous avons aidé Leerian à arriver jusqu'ici ; dès qu'il sera sur pied, on fiche le camp... peu importe comment.

Tys hocha la tête. Trop concentré à se rendre lui-même et maintenant Egrim invisible aux yeux de tous ses hommes qui passaient près d'eux, il ne savait même plus ce qu'il convenait de répondre à ça.

— Et dis, Tys... juste comme ça... Avec tes dons, tu peux changer les idées de quelqu'un ?

— Ouais, pourquoi ?

— Pour rien... l'expédition est presque terminée, et à mon retour, mon maitre va m'apprendre des tours de télépathie. Je suis curieux de savoir ce que je pourrais bientôt faire !

Tys se détourna des hommes pour lancer un regard intrigué à son ami. Sans lire dans son esprit, il arrivait à flairer le mensonge. Sa voix avait monté d'une octave à la fin de sa phrase.

— Tu es drôlement désespéré pour mentir à un télépathe.

Egrim déglutit, puis baissa les yeux d'un air coupable.

— Je croyais qu'en étant concentré ailleurs, tu ne serais pas entrain de lire dans mes pensées.

— Je n'en ai pas eu besoin. Tu mens comme un pied. Allez, dis-moi la vérité avant que je décide de t'en vouloir.

— En fait... C'est que Leerian ne veut pas rester. La goule l'a traumatisé.

— Qui ne le serait pas ? fit Tys en pouffant d'un rire nerveux. Il veut rentrer à Nyirdall ?

— Ouais ! Et on aurait fait tout ça pour rien, t'imagine ?!

— Ce ne serait pas pour rien s'il réalise enfin que Nyirdall n'est pas si mal que ça.

Egrim, qui s'était un peu calmé, sentit la colère revenir en force. Il dévisagea son ami, ses joues virant au rouge.

— C'est ce que tu penses ?! Tu te rends compte de tout le danger qu'on a bravé pour lui ?!

— Je m'en rends compte ; c'est vrai, c'est plutôt nul. Et tu sais ce qui le serait encore plus ? Abandonner le roi Celeyste dans un territoire inconnu rien que parce que ça t'arrange.

— Leerian n'est pas un roi, grommela Egrim. C'est un idiot.

— Avec ce genre de comportement, je crois que c'est toi qui l'es.

— Tu n'es vraiment pas d'un grand soutien ! s'énerva Egrim. Je te laisse, t'es nul !

Egrim tourna les talons et entra à nouveau dans la cabane. Aussitôt la porte passée, il remarqua Narsa, Mishi, Danayelle et Nuvem le dévisager. Il serra les poings, releva le menton, puis s'enfonça jusqu'à la pièce du fond pour aller se coucher sur l'un des lits de paille, remontant les couvertures au-dessus de sa tête.

*

Bien que tous l'avaient considéré comme un coup bas, Leerian se sentit beaucoup mieux au réveil de sa sieste forcé, qui dura près de sept heures. Il avait toujours mal un peu partout, et il était groggy. Mais c'était une amélioration, compte tenu de son état au matin.

Il s'assit, la tête appuyée contre le mur derrière lui. Dans la pièce, rien n'avait bougé ; Mishi était près de lui, Narsa et Danayelle étaient tout au fond. Et Nuvem était recroquevillé dans son coin, étendu à même le sol en position fœtus et le regard vide de quelqu'un résigné à mourir.

— Leerian ! s'exclama Mishi. Comment te sens-tu ?

Leerian dévisagea Nuvem quelques secondes de plus, étonné de son comportement, avant de relever les yeux vers Mishi. Celle-ci fut soulagée de voir que, au moins, il n'avait plus d'énorme cerne et un teint maladif.

— Mieux, dit-il avec un vague sourire. Où est Egrim ?

— Il est enfermé dans la chambre depuis aussi longtemps que tu dors...

Leerian en était conscient ; Egrim n'avait pas du tout aimé ce qu'il lui avait confié, au matin. Et quand il avait essayé de répéter l'information aux filles, il lui avait lancé un sort pour l'en empêcher. Quand même ! Leerian crispa ses poings sur la paille de son lit. Il comprenait que c'était pénible à entendre pour tous ceux qui l'avaient aidé... mais que pouvait-il faire d'autre ? Maintenant, il voyait Thrasryall d'un œil très différent. Oui, Nyirdall aussi avait ses monstres et ses dangers ; il y avait les krakens, les dragons, les géants... les loups-garous. Mais il fallait bien être malchanceux pour tomber sur eux. Alors qu'ils avaient passé à peine plus de deux jours sur ses terres, ils avaient bien failli se faire trucider de toute sorte de façon. Et la pire, évidemment, était la goule. Elle n'avait même pas essayé de le tuer ; au contraire, elle le blessait uniquement pour qu'il meure de lui-même, avec le temps. Une véritable torture.

Leerian frissonna, baissa la tête et ferma les yeux, s'efforçant de contenir ses émotions. Puis il craqua pour de bon, attirant Mishi à lui pour la serrer dans ses bras et pleurer sur son épaule.

— Je ne veux pas rester ici...

Mishi passa doucement une main sur son dos, nullement étonnée de ses paroles. De son point de vue, il fallait être fou pour le vouloir, et ça la réconfortait que Leerian soit moins désespéré qu'elle l'avait d'abord cru.

— On ne t'abandonnera pas, Leerian, intervint Danayelle. Tu rentreras avec nous.

Leerian lui répondit d'un pâle sourire. Il se sentait tellement nul ! Mais c'était soit ça, soit garder sa fierté et rester ici pour toujours.

Tys entra soudain dans la cabane, refermant doucement la porte derrière lui. Il semblait épuisé. Il s'assit sur le lit, près de Leerian et Mishi, puis souffla entre ses lèvres en essuyant la sueur sur son front.

— Si je continue une minute de plus, je vais tomber de fatigue.

— Repose-toi, dit alors Danayelle.

— Je voudrais bien, mais avec toute l'agitation qu'il y a dehors, je crois que quelque chose se prépare. De ce que j'ai compris... c'est en lien avec une livraison.

Narsa se leva de son coin et s'approcha discrètement de la fenêtre, repoussant le rideau juste assez pour y faire passer un œil. Elle voyait tous ses hommes et femmes qui souriaient, courant tous dans la même direction.

— Ça n'a pas l'air d'être bien grave. Ils sont heureux.

— J'ai tout de même un mauvais pressentiment.

Il souffla, s'efforçant de reprendre un rythme cardiaque plus régulier. À croire qu'il rentrait tout juste d'un marathon. Enfin, il se tourna vers Nuvem.

— Qu'est-ce que tu fais encore là, toi ? Je t'ai dit ce matin que tu pouvais partir.

— Ce n'est pas mon village.

— Eh bien... part quand même, rend-toi jusqu'à ton village ?

Nuvem secoua la tête pour seule réponse. Tys soupira à nouveau, balayant le problème de la main.

— Bon, tant que tu restes tranquille dans ton coin, fait à ton aise. Et nous, qu'est-ce qu'on fait ?

— On rentre à Nyirdall, dit aussitôt Leerian.

Tys esquissa un sourire. C'était la réponse qu'il attendait depuis aussi longtemps qu'ils étaient arrivés sur ce pays.

— Mais comment ?

— Oh, merde !

Tous les regards se tournèrent vers Egrim, qui venait soudainement d'apparaître au milieu de la pièce. Il avait entendu leur petite conversation depuis la chambre, et un détail alarmant lui avait sauté aux yeux.

— Une livraison ? C'est bien ce que tu as dit ?!

— Oui, dit Tys, perplexe. À quoi penses-tu ?

Egrim se précipita vers la fenêtre, aux côtés de Narsa. Dehors, il voyait les gens courir, pousser des cris de joie. Pourtant, Egrim était horrifié. Si ce n'était pas de la question particulièrement loufoque de Tys – un télépathe me demande à quoi je pense ! – il en aurait hurlé tant il trouvait ses amis idiots, sur ce coup.

Il se retourna, dévisageant chaque présent d'un air grave, avant de dire l'évidence :

— Les pirates sont là.

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