Chapitre 35
Quand Leerian ouvrit les yeux, il sut tout de suite qu'il avait passé une mauvaise nuit. Ces souvenirs étaient encore un peu vagues, mais il ne se faisait pas de cas ; c'était la pleine lune. C'était toujours une mauvaise nuit.
Leerian pencha la tête vers la gauche. Il remarqua Mishi, endormi au bord de son lit de paille. Les cheveux ébouriffés, quelques brindilles plantées dedans. La bouche ouverte et, surtout, sa main sur la sienne.
Qu'est-ce qu'elle fait là ? Elle ne me déteste plus, soudainement ? Bon sang, il que s'est-il passé... ?
Aussitôt la question lancée, aussitôt ses souvenirs revinrent en un flash terrifiant. Il vit le sang, l'angoisse... le monstre. La douleur. Cette horrible sensation d'être dévoré vivant.
Leerian sursauta, choqué des évènements de la nuit dernière. Mais dès le premier mouvement, un grognement lui échappa, incapable de bouger. Son corps entier le faisait souffrir. Son bras, sa jambe. Son ventre. Chaque muscle. Il revit ses os craquer, le monstre mordre goulument dans sa chair.
Quel revirement de situation... !
— Leerian ?
Leerian se força à ouvrir à nouveau les yeux et desserrer les dents. Mishi s'était éveillé ; elle l'observait avec angoisse, essuyant le mince filet de bave au coin de ses lèvres.
— Leerian... ça va ? Comment tu te sens ?
— Ça fait mal, fit-il dans un murmure.
Il n'aimait pas l'impression faiblarde qu'il dégageait, pourtant il était incapable de faire autrement. Tout le ramenait à cette horrible sensation qui tenait son corps tout entier en otage. Jamais il n'avait ressenti de douleur physique aussi intense. Il ferma les yeux, sentant les larmes monter malgré lui. Il dut même se concentrer pour s'empêcher de chialer. À chaque seconde, de plus en plus éveillé et conscient du moment, plus ça devenait pire.
Mishi resserra sa main sur la sienne, se penchant un peu plus au-dessus de son ami. Elle reniflait, retenant son chagrin de toutes ses forces.
— Tu m'as fait tellement peur. J'ai cru que tu ne te réveillerais jamais.
Leerian répondit d'un simple « Mmm », incapable de faire mieux. Mishi essuya ses larmes, puis se redressa et regarda derrière elle, vers le lit voisin. Egrim était là, dormant paisiblement. Elle quitta le chevet de Leerian à regret et s'avança vers le mage.
— Egrim ! Réveille-toi !
— Hum... Quoi ?
Mishi lui envoya un coup de pied dans les côtes, sans aucune retenue. Egrim sursauta, grommelant de douleur, puis dévisagea Mishi avec étonnement. Même Jean, qui était avec lui sur l'oreiller, se redressa et cracha avec hargne.
— Hé, c'est quoi ton problème ?!
— Soigne-le !
Egrim grimaça en baissant les yeux vers Leerian, raide dans son lit comme une planche de bois. Sa main valide était crispée sur une poignée de paille ; son visage était rouge et ses sourcils froncés. Il était visiblement en pleine souffrance, pourtant Egrim était toujours autant épuisé que la veille.
— Il faut que je mange d'abord.
— Tu mangeras après.
— J'ai faim ! Et j'ai besoin de penser à moi, de temps en temps ! s'énerva Egrim. Je serais de retour dans cinq minutes, OK ?!
Egrim quitta la petite pièce, laissant Mishi en plan. Elle serra les poings, puis se tourna vers Leerian.
— Je suis désolé... Il faut attendre qu'il revienne.
Mishi s'agenouilla à nouveau près de Leerian et posa doucement sa paume sur son bras. Leerian échappa aussitôt un couinement de chien battu, et Mishi s'empressa de retirer sa main. Puis elle remarqua, avec peine, que des larmes s'étaient mises à glisser de ses paupières closes. Elle sentit les siennes lui piquer les yeux, incapable de supporter la scène.
— J'ai vraiment cru qu'on t'avait perdu, cette nuit. Et il faut que je te dise que... je suis tellement désolé.
Un sanglot la secoua. Elle inspira à plusieurs reprises, reprenant le contrôle pour continuer :
— Je suis tellement désolé... d'avoir été méchante avec toi, depuis que nous nous sommes retrouvés. Je suis distante, cruelle... je... j'avais peur de toi. C'était horrible de ma part...
— Ça se comprend.
Mishi secoua la tête, puis pleura encore un peu. Elle appuya le front contre le lit de paille, honteuse de paraître aussi démunie. Ce qui était bien ironique, puisque c'était Leerian qui n'arrivait pas à bouger.
— Ça va, Mishi. Je... Je sais... Je t'ai menti... Je t'ai mise... en danger...
— Tais-toi, idiot. Ça me fait tellement mal de te voir souffrir, bon sang... c'est ma faute, tout ça !
— Non...
— Si, s'obstina Mishi. Tu n'es pas partie parce que tu détestes Nyirdall. Tu es partie parce que tu crois que personne là-bas ne t'aime. Mais c'est faux, tu as plein d'amis. Nous nous sommes tous placés dans cette merde pour toi, tu en es conscient ?
— Ouais...
— Je t'aime encore.
Leerian ouvrit un œil pour apercevoir Mishi, étonné de ses paroles. Elle disait ça parce qu'il faisait pitié, c'était obligé. Tout de même, c'était une amélioration, comparée au dernier lendemain de pleine lune auquel elle avait assisté !
— Je t'aime, Leerian. Je regrette tout de mon comportement... et j'espère pouvoir me rattraper.
Mishi posa une main sur son épaule avec douceur, effleurant tout juste sa peau. Leerian l'observait en silence, hébété. Je ne suis pas réveillé. Je délire, ce n'est pas possible...
Enfin, Mishi se pencha au-dessus de lui et pressa ses lèvres sur les siennes. Pendant un instant, Leerian oublia la douleur qui irradiait de tout son corps. Il passa sa main valide dans les cheveux de la sirène, l'attirant plus près encore. Le baiser devint fougueux, mêlé de passion et d'amour retrouvé. Tous deux retenaient leur envie d'aller plus loin.
— Je dérange ?
Mishi sursauta en couinant de surprise. Egrim était revenu, appuyé dans l'entrée de la pièce tout en mâchant un fruit d'une étrange couleur brunâtre. Il observa un instant Mishi et Leerian, le regard drôlement dur.
Lui, clairement, il dort encore, pensa Leerian.
— Tu veux que je te soigne, ou tu préfères sauter la sirène tout de suite ?
— Egrim ! s'empourpra Mishi.
— Oh, je t'ai outré ? fit-il d'un air suroît. Et qui m'a réveillé en me foutant un coup de pied dans les côtes ?
Mishi ne trouva rien à répliquer, se mordant les lèvres de honte. Elle lança un dernier regard vers Leerian, puis se leva et quitta la pièce sans un mot. Egrim s'avança à son tour, croqua à nouveau dans le fruit, puis s'assit au chevet de Leerian.
— Alors, mon pote. Dis-moi où ça fait le plus mal. On va commencer par ça, parce qu'il y a beaucoup de boulot. Je ne crois pas que je pourrais tout faire d'un coup.
— Les jambes. Au moins... je pourrais marcher.
— Mais il faut vraiment que tu te reposes. On a le temps ; Tys nous protège.
— Comment ?
— Oh, tu ne sais pas ? On a enfin trouvé la civilisation. Mais ils veulent nous tuer parce qu'ils nous prennent pour de gros menteurs. Tys manipule leurs esprits pour qu'ils n'essaient pas de nous trucider sauvagement. Et qu'ils nous apportent de la nourriture.
Leerian hocha la tête, découvrant du même coup une nouvelle douleur dans la nuque. Egrim prit une nouvelle boucher de son fruit, essuya le coulis de jus sur ses lèvres, puis posa une main au-dessus de la jambe cassée de Leerian. Celui-ci couina, les dents serrées.
— Shiernelt !
Egrim lançait le sortilège d'une seule main, continuant toujours de manger de l'autre. Il observait pourtant le visage de Leerian ; il aimait quand il pouvait voir la douleur quitter les traits des gens. Mais Leerian n'en demeurait pas moins crispé.
Le sort lâcha de lui-même au bout d'une minute. Sa jambe ne formait plus d'angle anormal, le bout de chair arraché avait même repoussé à pleine vitesse. Mais Leerian avait encore tant de blessures qu'il ne réalisa pas le changement.
— Ensuite, je vise quoi ?
— Mon bras...
Egrim s'exécuta aussitôt. Cette fois, les traits de Leerian se décrispèrent un peu. Il sentait l'amélioration.
— Dis, Leerian... c'est à nouveau d'actualité, Mishi et toi ?
— Non... Elle a eu peur de me voir dans cet état. Dès que je serais sur pied, elle recommencera à me craindre.
Egrim eut un sourire en coin. Il trouvait ça plutôt drôle.
— Tu crois ? Tu ne l'as pas vu, hier soir, depuis le moment que tu as disparu... t'as regagné quelques points, en tout cas. Continue de te faire défoncer la tronche par des monstres cannibales et ce sera dans la poche.
Leerian frissonna à ses paroles. Egrim pouffa de rire, puis croqua dans son fruit. Il avait encore la force de lancer un ou deux sortilèges de guérison, mais il préférait prendre son temps.
— Comment tu fais pour te récolter Mishi... qui est sacrément joli, quand elle se brosse les cheveux, ce qui n'arrive pas souvent. Même Dana, parfois, la façon qu'elle a te de regarder...
Leerian inclina la tête, étonné de ce qu'il entendait. Était-il sérieusement entrain de parler de séduction, alors qu'il souffrait le martyre ?
— Quoi ? fit-il avec innocence.
— Ne sois pas stupide. Toutes les meufs te tournent autour.
— Bien sûr que non...
— T'es aveugle. Moi, je le vois.
— Bon... on va dire. En quoi ça t'intéresse ?
Egrim balança le trognon de son fruit au sol et se pencha un peu plus au-dessus de Leerian, l'air menaçant.
— Si tu répètes cette conversation, je te recasse tous les membres, OK ?
Leerian était incapable de le prendre au sérieux. Pourtant, il préféra faire comme si, curieux de la suite.
— C'est compris. Alors quoi, tu es amoureux ?
— Quoi ? Non !
Leerian demeura stoïque, ne le croyant pas du tout. À quoi bon toute cette scène s'il ne l'était pas ? Egrim soupira, levant les yeux au plafond.
— Je suis sérieux quand je dis que je te casserais les membres.
— Oui, oui.
— Je... c'est Dana.
— Je m'en doute.
Egrim l'observait d'un œil noir. Leerian se concentra sur la douleur constante pour s'empêcher de rire de lui.
— Mec, je sais plus quoi faire. Elle ne me regarde jamais !
— Embrasse-là.
— Quoi... carrément ?
— Eh bien... c'est ce que j'ai fait, avec Mishi.
Egrim hocha la tête, songeur. Il était vrai qu'il n'avait pas pensé à ça. Embrasser Danayelle. Enfin ; oui, il y pensait souvent. Mais pas pour le faire réellement.
— Tu peux... continuer de me soigner, maintenant ? S'il te plait ?
— Ah ? Ouais, j'avais oublié.
Leerian soupira en fermant les yeux. Ça y est, Egrim entame la puberté ! C'est peut-être pour ça qu'il est tout le temps grognon.
Egrim lança un sort de guérison pour la troisième fois. Leerian se sentait de mieux en mieux ; Egrim, de moins en moins.
— Puisqu'on parle de sujet un peu étrange... je peux me confier ? demanda Leerian.
— Bien sûr. Je n'écoute pas vraiment ce que tu dis, de toute façon.
— Je ne veux pas rester ici.
Egrim s'interrompit pour dévisager son patient. Leerian ouvrit à nouveau les yeux, craignant sa réaction.
— Quoi ?! Tu te fous de ma gueule, là ?
— Egrim... ce pays, c'est de la grosse merde. Regarde-moi ! J'ai failli me faire dévorer, cette nuit...
— On a trouvé la civilisation que tu cherchais tant ; ils vont peut-être t'adopter.
— Tu as dit toi-même tout à l'heure que c'était Tys qui nous couvrait parce qu'ils veulent nous tuer.
— T'as déjà pris ta décision. On va partir sans toi.
Leerian tenta de se redresser. Au prix de grimace et de gémissement, il parvint à s'asseoir sur le lit, faisant face à Egrim qui l'observait avec une paire de sourcils froncés et des yeux plissés.
— Peut-être qu'on ne partira pas sans toi, dit Egrim avec regret. Mais c'est ce que tu mériterais.
Sur ces mots, Egrim se leva et quitta la pièce, abandonnant Leerian qui n'était pourtant pas tout à fait guéri de toutes ses blessures. Il préféra tout de même ne pas insister ; il en était conscient, il avait réellement merdé.
Leerian grimaça à nouveau ; de chagrin, cette fois. Il avait honte.
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