Chapitre 29

La soirée passa sans que d'autres créatures étranges se pointent, pourtant tous étaient sur les nerfs à ce sujet. Surtout Mishi, qui regardait constamment de tous côtés à chaque bruit suspect. Leerian, lui, aurait surtout préféré continuer de s'enfoncer dans ce mystérieux pays pour en percer ses secrets, mais Egrim dormait toujours. Ou peut-être faisait-il semblant, car depuis un temps, Leerian avait remarqué que sa respiration était irrégulière et qu'il bougeait un peu. Peut-être était-il en train de rêver.

La nuit était tombée depuis un bon moment. Il devait être près de minuit quand Leerian s'approcha de Danayelle et Tys, qui s'étaient allongés côte à côte en discutant à voix basse. Tous deux levèrent les yeux quand Leerian s'assit entre eux.

— C'est votre tour de monter la garde.

— Déjà ? demanda Tys. Tu n'as pas fait beaucoup de boulot. À part Egrim, il n'y a personne qui dort encore.

Leerian fronça les sourcils. Il avait des émotions contradictoires quant à ce télépathe ; d'un côté, il aimait sa franchise. D'un autre, il en avait perdu l'habitude et il devait souvent prendre une seconde pour réfléchir, déterminer s'il était volontairement odieux ou, au contraire, qu'il lui parlait sans crainte comme le ferait un ami.

— Je ne peux pas me permettre de veiller. Pas ce soir.

— Pourquoi ? demanda cette fois Danayelle.

Pour simple explication, Leerian s'installa un peu plus confortablement et sortit la potion de sa poche de pantalon. Danayelle se rembrunit aussitôt.

— Tu crois vraiment que c'est une bonne idée ? Avec ça, tu seras K.O. jusqu'au lendemain matin. Si ces monstres se pointent, tu seras complètement à leur merci.

— Tu es forte, tu me protégeras.

— Honnêtement, je comptais plutôt sur le fait que ce serait toi qui nous protégerais. Comme tu l'as toujours fait.

Leerian soupira, baisant les yeux sur ses genoux. Danayelle ne voulait pas comprendre l'enjeu réel de la situation. S'il ne prenait pas cette potion ce soir, elle aurait moins d'efficacité à la pleine lune... qui était demain. Et il se savait bien plus dangereux que ces étranges lutins aux dents pointues.

— Je n'ai pas le choix. À moins que tu souhaites revivre ce que j'ai fait sur Nocksor.

Tys grommela entre ses lèvres. Lui était heureux d'avoir échappé à cette histoire qui s'était pourtant déroulée chez lui, et il n'avait aucune envie de retenter sa chance.

— Écoute, Dana, dit Leerian en levant les yeux vers la blonde. S'il se produit quelque chose ce soir, je te donne la permission d'utiliser mon épée. Ça te va comme ça ?

Danayelle frissonna à cette promesse. Il se passait toujours quelque chose d'horrible quand elle touchait à son épée. La première fois, elle avait tué un troll. La deuxième fois, elle l'avait perdu, ce qui avait conduit Leerian à en tuer une quarantaine. Et la troisième fois, c'était lui-même, Leerian, qu'elle avait tenté d'arrêter, avec même la vague idée de le tuer.

— J'espère que nous n'en arriverons pas là, dit-elle lentement. Mais... je suppose que je n'ai pas le choix d'accepter.

— Tu n'as pas le choix, approuva Leerian. Et j'en suis sincèrement désolé. Je sais d'avance que je vais me sentir hyper mal si, au matin, je me rends compte que vous avez été attaqué et que je n'aurais rien pu faire pour vous aider. Mais imagine comment ce serait pire si, demain soir, c'est plutôt moi qui vous attaquais... (Leerian soupira platement, avant de reprendre :) J'espère tout de même que, à ce moment-là, vous serez tous déjà repartis vers Nyirdall. Peu importe comment.

— Je ne t'abandonnerais pas en territoire inconnu sans avoir eu de preuve que tu y seras bien, répliqua Danayelle d'un ton étrangement dur.

Leerian demeura bête devant cette déclaration. Il tourna la tête vers Tys, à sa gauche, qui haussa innocemment les épaules.

— Ne me demande pas si elle était sérieuse ou pas. Je n'ai pas prêté attention.

— Je ne te regardais pas pour ça...

Il voulut ajouter quelque chose, mais en fut incapable. En réalité, il était profondément ému des paroles de son amie. Il la savait loyale, mais à ce point...

Leerian garda le silence une longue minute, digérant les mots de Danayelle. Puis il se leva, épousseta les épines de sapin sur ses cuisses, puis déclara dans un murmure, comme s'il se sentait coupable d'avouer une telle chose :

— Tu es la meilleure, Dana.

Puis il rougit sévèrement alors qu'il s'éloignait en direction du feu. Il s'y installa de sorte d'avoir une douce chaleur dans le dos. Danayelle l'observait en silence, pendant qu'il sortait sa potion magique et qu'il s'enfilait une gorgée. Il replaça le bouchon, la mit précautionneusement dans sa poche, puis tomba de côté pour aussitôt commencer à ronfler.

Danayelle eu un sourire triste, puis tourna la tête pour ainsi croiser le regard de Mishi, assisse au pied d'un pin. Elle la dévisageait d'un œil noir, comme si elle rêvait de l'étrangler sauvagement.

— Quoi ? fit Danayelle avec innocence.

Mishi détourna les yeux, sans se prononcer. Ça, c'est bizarre, songea Danayelle, sans avoir la moindre idée de l'explication d'un tel regard de la part de la sirène.

*

Dans un même temps, Egrim ne dormait pas. Il faisait semblant, les yeux écarquillés et fixés à l'arbre aux branches nues devant lui, la tête appuyée sur un tas de feuilles mortes. Il n'avait pas entendu un seul mot de la conversation qui s'était joué à quelques mètres de lui ; son attention était entièrement ailleurs. Sur la voix qui avait surgi dans son esprit.

Egrim, réponds-moi. C'est Sin. Je sais que tu es éveillé, je le sens. N'oublie pas la formule, petit. C'est Yerdis !

Egrim ne répondit pas. Il était complètement en état de choc. Évidemment que Sin pouvait communiquer avec lui à distance, c'était en ça qu'avait consisté leur tout dernier cours. Son maître le lui avait appris exprès pour cette situation. Mais Egrim se sentait trop mal ; d'un un, il aurait dû le contacter beaucoup plus tôt, peut-être même à tous les jours pour lui assurer qu'il allait bien. Et de deux, c'était un mensonge ! Non, ça n'allait pas bien ! Et comment Sin réagirait-il en constatant que son élève, qu'il croyait à Stanmore, était en réalité à quelques milliers de kilomètres plus loin ?

Il l'avait appris avec Tys ; il était mille fois plus difficile de mentir dans sa propre tête qu'à haute voix. Sin devinera tout de suite.

Allez, Egrim. Je sais que tu peux le faire, concentre-toi.

Egrim eut un léger rire nerveux. Sin pensait qu'il ne répondait pas simplement parce qu'il n'arrivait pas à lancer le sort. Mais combien de temps sa chance allait-elle durer avant que son maître ne perde patience et qu'il se mette en colère contre lui ? Il ne pouvait pas le laisser mijoter indéfiniment.

Il ne fallait pas que Sin découvre où il était réellement. Il sentait venir la punition de loin. Sin ne l'avait jamais ouvertement puni, sauf quelques remontrances un peu embarrassantes, mais rien de méchant. Pourtant, il savait parfaitement que, sur ce coup, il l'aurait mérité. Et si lui en était conscient, c'était probablement qu'il avait raison. Sin allait le battre avec un marteau s'il apprenait la vérité ! Et ça, ça faisait mal. Sa mère lui avait déjà écrabouillé la main, une fois.

Egrim, réponds-moi ou je vais m'énerver.

Il n'avait plus le choix. Egrim ferma les yeux, prit une grande inspiration pour s'efforcer de retrouver son calme, puis pensa à un décor de chambre à coucher, comme s'il était simplement dans son lit à fixer un mur de plâtre couleur coquille d'œuf.

Yerdis, murmura-t-il dans un souffle. Sin.

Sin, se répéta-t-il dans sa tête. Je suis là. Vous m'entendez ?

Ah, Egrim ! Enfin, je commençais à m'inquiéter. Alors, les vacances ? Tout ce passe bien de ton côté ?

Très bien. Je suis chez Danayelle. Dans sa chambre d'ami. Tout va bien, c'est tranquille, on s'amuse... Et vous ?

Moi, j'ai du boulot pardessus la tête, à Wondor. Je n'aurais peut-être pas dû m'absenter pendant six mois, c'était un peu trop long pour mes clients. Je n'ai même pas vu le temps passer. Quand est-ce que tu reviens ? Ce serait bien que tu puisses me voir travailler.

Euh... Je peux avoir quelques jours de plus ?

Bien sûr. Je te laisse une semaine supplémentaire, puis tu vas à Wondor, d'accord ?

Egrim soupira, les yeux étroitement clos. Il ne remarquait rien du mensonges qu'il lui servait ! Mais maintenant, comment faire pour être de retour à Wondor en une semaine ?

Reste concentré, reste concentré ! pensa-t-il de toutes ses forces.

C'est d'accord, dit-il enfin.

Bien. Alors, en quoi tu te concentres ?

Cette fois, Egrim couina de surprise. Quel con d'avoir oublié que Sin était directement lié à son esprit, en ce moment !

Euh, c'est... c'est... des trucs d'ados.

Ah, je vois... je ne poserais pas plus de questions là-dessus. En revanche, il y a un autre sujet dont je me dois de te demander... j'ai lu dans le journal que Celeyste s'est enfui à peu près en même temps que tu es arrivé à Stanmore. Tu es au courant de quelque chose ?

Euh... nah.

Vous êtes amis, non ?

Je dirais plutôt... forte connaissance. On s'endure.

Ce n'est pas toi qui l'as aidé à s'échapper ?

Pas du tout.

Egrim résista à la tentation de se retourner pour voir Leerian. Il n'était qu'à quelques mètres de lui, dormant près du feu. Mais il se ressaisit rapidement ; la chambre d'ami de Danayelle.

Aucune raison de vous inquiéter, monsieur. Il m'énerve et je ne lui dois rien.

Bien... heureux de l'entendre. Si tu n'as rien d'autre à me dire, je vais rompre le contact. Il est tard, je te laisse dormir. N'oublie pas de m'appeler plus souvent, petit.

Oui... Bonne nuit.

Un léger frisson secoua Egrim quand la connexion fût coupée. Il ferma les yeux, soupira, puis se tourna sur le dos, les membres en croix. Il venait de mentir à son maître. C'était la première fois. L'expérience lui refilait un gout amer dans la bouche, comme une prémonition de mauvais augure.

Une pression étrange se posa sur sa main droite, qu'il avait d'étalé parmi les feuilles mortes. Jean était forcément couché dessus, mais, dans ses pensées, Egrim ne se prit même pas la peine de regarder. Maintenant, il avait peur de Sin. Et s'il découvrait la vérité ? Et s'il refusait ensuite de lui apprendre la magie ? Qu'allait-il devenir, sans maître ?

Egrim se sentait las, presque nauséeux. Il aimait bien Sin, il n'avait pas envie de le perdre de la même façon qu'il avait perdu ses parents. Et s'il était parfaitement conscient d'avoir contribué en cette situation, il fut incapable de s'empêcher, l'espace d'une seconde, de mettre tout le blâme sur le dos de Leerian.

Il tourna la tête dans sa direction et ouvrit un œil. Il était juste là, près du feu, recroquevillé et ronflant, le visage contre le sol. Presque trop paisible pour les idées meurtrières qui traversèrent sont esprit.

Egrim posa sa main gauche sur son ventre, sans bouger la droite pour ne pas déranger Jean. Ce n'était plus qu'une émotion ; il allait réellement mal. Il sentait venir un malaise, une faiblesse. Sa bouche était sèche. Sa tête tournait. Il ouvrit à nouveau les paupières, voyant Leerian loin devant lui. Puis il baissa un peu les yeux, remarquant Jean lové contre sa jambe.

Egrim sentit son cœur rater un battement. Pourquoi Jean était là, sur sa gauche ? Il y avait quoi, sur sa main droite ?

Lentement, il tourna la tête. Il y découvrit une bestiole ressemblant vaguement à une coquerelle, mais si grosse qu'elle emplissait toute sa paume. Ce qui devait faire office de visage était penché vers le poignet d'Egrim. Comme une sangsue ; ce n'était qu'une large cavité, connectée à sa peau. Egrim réalisa alors, avec horreur, que cette bestiole était entrain de boire son sang à grande gorgé.

Il voulut crier. Lancer un sort de feu pour griller cette monstruosité. Mais sa bouche était si sèche qu'un simple un râle en sortit. Ses forces le quittaient, aspiré par cette coquerelle-sangsue. Complètement démuni, il ne pouvait que regarder cette chose le tuer à petit feu. Et étrangement, la seule pensée qui lui vint en tête fut : ça a des ailes. Par les djinns, ce truc démoniaque peut voler.

Egrim ferma les yeux, à bout de force. Il sentait son cœur battre de plus en plus faiblement. Combien de litres de sang cette monstruosité minuscule avait-elle engloutis, déjà ?

Et merde. Je n'avais pas imaginé mourir aussi bêtement...

— Egrim ! Egrim, réveille-toi !

Egrim ouvrit lentement les yeux. Tous ses amis étaient regroupés autour de lui, l'air alarmé. Danayelle était au premier rang, agrippée à son col pour le secouer sans ménagement. Depuis combien de temps étaient-ils tous là ? Egrim avait l'impression que rien qu'une seconde s'était écoulée.

Il tourna la tête vers sa main. La bestiole avait disparu, et un morceau de tissu était serré autour de son poignet.

— Oh, Egrim, fit Danayelle, la voix tremblante. On a cru qu'on t'avait perdu.

Il n'était pas perdu, pourtant l'ambiance de mort semblait prendre toute la place. Egrim regarda tour à tour Danayelle et Tys, d'un côté, et Narsa et Mishi de l'autre. Il remarqua alors que Leerian n'était pas parmi eux ; il était toujours dans son coin, dormant à poing fermé.

Egrim essaya de parler, mais seul un marmonnement sortit de sa bouche. Il se sentait aussi faible que s'il venait d'éviter un bâtiment entier de s'effondrer.

— Tu es tellement pâle, dit Mishi. On dirait un fantôme. Tu as perdu beaucoup trop de sang ! Il faut qu'il mange, ajouta-t-elle en se tournant vers Danayelle. Vous aviez trouvé quelque chose, tout à l'heure, avec Leerian ?

— Rien du tout, déplora la blonde. Il n'y a ni plus ni moins que des arbres, dans cette forêt.

— De l'eau, au moins ?

— Nous n'avons pas pu aller très loin, en tout cas, nous n'avons pas vu de rivière...

Mishi pinça les lèvres, puis baissa les yeux vers Egrim. La peau pâle, des cernes violets et énormes. Il semblait complètement vidé, dans tous les sens du terme. Il n'avait même pas la force de donner son avis, alors que la conversation tournait autour de lui.

— Tout ce qu'il peut faire, dit cette fois Tys, c'est de dormir. Il va s'en sortir, vous allez voir. Je vais veiller sur lui.

Sur cette note réconfortante, Egrim ferma les yeux et sa tête tomba de côté.

Il n'avait rien compris à ce qui venait de se passer.

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