Chapitre 26
Egrim avait soigné le capitaine, plus quelques autres matelots près de lui qui souffraient de brûlure occasionnée autant par lui-même que par les rayons laser de Narsa. Puis il s'était enfui sans un au revoir, se téléportant dans le radeau où l'attendaient ses amis.
Le capitaine resta au sol quelques instants de plus, savourant l'air qui entrait dans ses poumons pour la première fois depuis un peu trop longtemps. Ses côtes n'étaient plus cassées. Tout allait bien. Tellement que, pendant une minute, il s'efforça de comprendre si tout cela s'était réellement produit. Ça lui semblait complètement absurde ; pourquoi ne les avaient-ils pas tués ? C'était Celeyste ! Il avait son épée à sa gorge. Il avait tranché la tête de deux de ses hommes en un seul mouvement ! Leurs crânes décapités gisaient encore près de lui, il lui suffisait de tendre la main pour les toucher. Un mage, une fée, un télépathe, une télékinésiste... et selon la rumeur de ses matelots, une sirène était dans l'eau, attendant sagement qu'ils tombent pour les noyer. Il ne l'avait vraiment pas vu venir. Il se rappelait clairement avoir capturé deux elfes et une fée ; d'où sortaient tous les autres ?!
Une main apparut devant lui. L'un de ses hommes – il avait encore l'esprit trop embrouillé pour ce souvenir de son prénom – attendait qu'il la prenne pour se relever. Le capitaine accepta son aide, se redressa, épousseta sa chemise aux boutons d'or et repositionna son chapeau, de travers sur sa tête. Quand il reporta son attention autour de lui, il remarqua que son équipage tout entier l'observait.
Au départ, ils étaient une cinquantaine. Sous ses yeux, pourtant, il n'y avait plus qu'il vingtaine d'hommes et une dizaine de nains.
— Qu'est-ce qu'on fait, capitaine ? demanda l'un d'eux.
Il dévisagea longtemps ce qu'il lui restait d'équipage. Son second, celui qui avait été nommé après le meurtre du premier, n'était nulle part en vue. Était-il encore mort ?
— Svein ? appela-t-il. Où est Svein ?
Les matelots s'observèrent entre eux.
— Il est tombé à l'eau, s'éleva une voix depuis le fond du groupe.
Évidemment.
— Très bien. Toi, t'es mon nouveau second. C'est quoi, ton nom ?
Le nain qu'il avait pointé devint rouge tout en fixant avec horreur le doigt qui le désignait. Il n'avait pas envie d'occuper ce poste. Tous ceux qui y avaient gouté étaient morts !
— Euh... Triengur.
— Les nains ont toujours des noms tellement bizarres. Je vais t'appeler Tri. Ça te pose un problème ?
— Non, monsieur...
— Bien.
Le capitaine tourna le dos à son équipage, le temps de réfléchir pendant quelques secondes. Il observa au loin le pays de Thrasryall qui s'étendait devant lui ; ses plages, ses forêts, et ses magnifiques montagnes, beaucoup plus impressionnantes que ce qu'ils avaient au nord-ouest de Nyirdall. À mi-chemin, un petit radeau cheminait entre les vagues, s'avançant lentement vers la terre.
— Ils n'ont aucune idée de ce qui leur attend.
Il avait parlé pour lui-même, mais tous l'avaient entendu.
— Mais pourquoi tenaient-ils vraiment à venir ici... ? Pourquoi toute cette mise en scène ?
— Capitaine ?
Il se retourna, faisant face à ses matelots. L'un d'entre eux s'avança d'un pas.
— Nous sommes presque arrivés au port. Qu'est-ce que vous voulez faire ? On continue, ou on les prend en chasse ?
— Continuons jusqu'au port. Empochons d'abord notre petite fortune... Ensuite, nous reviendrons chercher leurs cadavres.
— Et si nous les perdons de vue ? S'ils prennent cette journée pour s'enfuir plus au centre des terres ?
Le capitaine eut un sourire sadique. Il pressa une main au-dessus de sa poitrine où, tout juste quelques minutes plus tôt, il avait senti ses côtes exploser, ses poumons compressés à l'extrême. Une douleur telle qu'il n'avait jamais éprouvé, malgré les nombreuses cicatrices qui balafraient son corps.
— Ne t'inquiète pas pour ça, mon ami. Nous pouvons prendre notre temps. Après tout, c'est Thrasryall ; ils ne savent pas encore à quel point cet endroit est... particulier.
*
Leerian avait ramé jusqu'à la plage. Il avait les bras en feu, mais c'était refusé de le montrer. Était-ce son moment de prouesse sur le bateau qui l'avait épuisé ? Il n'en était pas sûr, mais préférait ne pas s'en inquiéter. Tout était terminé. Ils étaient arrivés à Thrasryall. Nyirdall était définitivement de l'histoire ancienne.
Il était fatigué. C'était la seule chose qui l'empêchait de sourire comme un dément. Leerian sauta à l'eau pour pousser le bateau sur le sable, et Danayelle et Egrim débarquèrent ensuite. Egrim se pencha vers Tys, qui dormait toujours à poing fermé, et tenta de le redresser. Il jura entre ses dents ; le télépathe était beaucoup plus lourd qu'il en avait l'air. Danayelle vint à sa rescousse et, ensemble, ils passèrent chacun de ses bras autour de leurs épaules pour le mettre debout.
Mishi arriva sur la plage, enfilant rapidement son pantalon avant de s'avancer. Puis Narsa vint à son tour, rétractant ses ailes derrière son dos.
— Mission accomplie, dit Narsa. On peut rentrer à la maison, maintenant ?
— Oh, pitié ! s'exclama Egrim, qui ployait sous le poids de son ami. On ne pourrait pas profiter de cette journée pour se la couler douce, rien qu'une fois ? Et puis...
Egrim s'interrompit, ses yeux scannant le ciel bleu tout autour d'eux.
— Merde. On a perdu Jean.
— Je suis ici.
Tous sursautèrent à la voix reptilienne qui venait de répondre. Le petit dragon était assis au bord de la végétation, dans une touffe d'herbe morte. Ses yeux rouges les observaient sans broncher, comme amusés du spectacle. À croire qu'il les attendait depuis des heures.
Egrim balança Tys dans les bras de Danayelle, qui couina de surprise tout en s'efforçant de ne pas le laisser tomber. Puis il s'avança à grands pas vers le dragon, les poings serrés.
— Tu es là depuis longtemps ?
— Je n'ai pas de montre, répliqua Jean en levant une patte.
— Pourquoi n'étais-tu pas avec nous, sur le pont ? Ton aide aurait pu nous être précieuse !
Jean grogna entre ses dents pointues. Egrim se redressa, intimidé. Jean avait beau être minuscule, il savait se défendre.
— Conflit d'intérêt, dit-il simplement.
— Ah, ouais, fit Egrim. Et tu sais ce que ses mots veulent dire.
— Ce n'est pas parce que mon cerveau est plus petit que le tien qu'il en est moins fourni. Tu as oublié que mes anciens maitres étaient des pirates ?!
Egrim se pinça les lèvres. Évidemment qu'il n'avait pas oublié, mais il ne s'était pas attendu à ce que ça puisse poser un problème quelque part.
— Tu les connais, dit-il alors.
— C'étaient des amis de Mormen. Ils m'auraient reconnu. Ma présence aurait alimenté leur colère.
Egrim n'arrivait pas à coller un visage sur le prénom, pourtant, il avait un doute qu'il parlait de son premier maitre. Il soupira, puis se pencha pour attraper le dragon et le poser sur ses épaules.
— Je suis désolé. Tu as bien fait de rester caché...
Jean grogna à nouveau, plus doucement cette fois, et souffla un air chaud dans le cou d'Egrim. Enfin, il se retourna pour faire face à ses amis, qui étaient toujours autour du radeau à l'observer en silence.
— Eh bien, la scène est finie. Vous venez ?
Leerian sourit à ses mots ; il prit le petit bateau d'un seul bras et l'emporta jusqu'aux arbres nus pour le cacher un minimum. Mishi le suivit, plus lentement. Mais Narsa, elle, resta bien à sa place, flottant à dix centimètres au-dessus du sable et les poings sur les hanches.
— Egrim, il faut qu'on rentre à la maison.
— Oui, bien sûr ! Et comment ?
Narsa se rembrunit à la simple question. Elle n'avait aucune idée comment faire.
— Nous y repenserons demain, Narsa, reprit Egrim. Pour l'instant, j'ai envie de tout, sauf de me casser la tête sur ce genre de problème. J'ai assez donné pour aujourd'hui.
— Oui, profitons ! renchérit Leerian, un large sourire au visage. J'ai tout un pays à visiter ! Peut-être que nous pourrons trouver la civilisation.
— Tu ne crois pas qu'il vaudrait mieux se poser ? fit Danayelle, qui luttait contre le poids de Tys qui la tirait au sol.
Le sourire de Leerian diminua de moitié. Bien sûr qu'il fallait d'abord prendre soin des blessés.
— Tu as raison, dit-il dans un soupire. On va quand même aller dans la forêt. Ne restons pas à couvert.
Il avait prononcé ses derniers mots en lançant un regard vers la mer. Le trois-mâts était toujours là, continuant sa route comme si rien ne s'était produit. Peut-être que le capitaine avait décidé de passer l'éponge, étant donné qu'il ne l'avait pas tué. Mais Leerian avait un doute.
Il s'approcha de Danayelle pour l'aider à porter son fardeau et tous deux, suivi de tous leurs amis, s'enfoncèrent entre les arbres nus. Danayelle ouvrait le chemin en écartant les branches coupantes avec sa télékinésie. Ils marchèrent quelques minutes, puis s'arrêtèrent parmi les sapins. Ils déposèrent doucement Tys dans un coin, puis Leerian s'éloigna pour piger quelques bouts de bois morts pendant que tous les autres s'asseyaient en cercle à même le sol.
— Maintenant, on va me dire ce qui s'est passé ?
Tous les regards se tournèrent vers Mishi, qui retirait distraitement les épines de pin de son pantalon mouillé. Même Leerian se figea dans son mouvement, et une branche lui glissa des bras et tomba sur ses orteils nus.
— Tu... ne sais pas ? fit-il d'une voix aiguë, ravalant la larme de douleur qui lui était monté à l'œil.
— J'étais à l'eau, vous vous souvenez. Sous l'eau, les sons sont étouffés.
— Leerian a été royal, voilà ce qui s'est passé, dit Danayelle.
Leerian se retourna aussitôt vers Danayelle pour lui lancer un regard noir. Celle-ci pouffa de rire à la provocation.
— Non, je ne me moque pas de toi ! Je suis sérieuse !
— Elle est sérieuse, renchérit Egrim. Je le pense aussi.
Leerian souffla entre ses lèvres, puis se baissa pour attraper la branche à ses pieds. Il continua d'amasser d'autre bout de bois plus ou moins gros, s'efforçant d'ignorer la conversation qui s'éternisait.
— Le capitaine était à sa merci, expliqua Egrim, penché vers Mishi, captivé par son propre récit. Il était là, ou bout de son épée. Tous les pirates s'étaient arrêtés. On savait tous que c'était terminé ; rien ne peut arrêter Leerian quand il est dans cet état. Ses yeux brillaient d'une lueur rougeâtre, et je suis à peu près sûr que même ses dents s'étaient allongées ! J'en étais convaincu ; il allait le massacrer ! Le transpercer d'un seul coup en plein cœur. Il n'y avait que trois centimètres qui en séparaient la pointe de...
— Bon sang, tu ne vas pas arrêter d'en ajouter ?! s'énerva Leerian. J'aurais pu le tuer, et je ne l'ai pas fait, voilà !
— Tu ne l'as pas tué, répéta Mishi d'un air éberlué. Pourquoi ?
Cette fois, Leerian était franchement insulté. Il balança ses bouts de bois au sol et se tourna vers la sirène pour la pointer d'un doigt menaçant. Ses yeux s'étaient remis à briller d'une lueur rouge. Tous l'observaient avec crainte, l'imaginant sauter à la gorge de Mishi.
— Je ne l'ai pas tué parce que j'en ai marre d'être considéré comme un monstre ! J'EN AI MARRE !
— Ouah...
Tous les regards se tournèrent vers Tys, qui s'était redressé sur un coude.
— Oh, répéta-t-il lentement. Je ne comprends rien à ce qui se passe, mais ce n'est clairement pas le moment de poser des questions. Faites comme si j'étais encore dans les vapes...
— Leerian, fit Mishi qui avait choisi d'ignorer l'intervention de Tys. Je n'ai jamais dit que tu étais un monstre, je...
— Oui, très bien, tu ne l'as jamais dit dans ma face. Mais tu le penses. Depuis qu'on s'est retrouvé, c'est à peine si tu oses me regarder. Tu frissonnes dès que je te touche. Tu tourne la tête quand je parle. Tu crois vraiment que je ne l'ai pas vu ?!
Mishi baissa les yeux, les lèvres pincées. Elle n'avait rien à répondre à ça, sinon des mensonges. Car tout le monde avait remarqué son petit jeu.
— Ne le prends pas mal. Je suis étonné que tu ne l'aies pas tué, car, moi, à ta place, je l'aurais fait.
Malgré son côté psychopathe mise à nue, sa déclaration calma quelque peu la colère qui bouillait en Leerian. Suffisamment, du moins, pour que ses yeux retrouvent leur habituelle couleur dorée. Mais par principe, il continuait de froncer les sourcils.
— Je vous aime beaucoup, tous les deux, je n'ai pas envie que vous vous disputiez, dit Danayelle. Je vais éclaircir les choses pour vous deux... Leerian, on veut savoir, par simples soucis d'information, pourquoi tu n'as pas tué le capitaine. Pas parce qu'on pense que tu es un monstre, au contraire ! Plutôt parce que nous sommes tous conscients que tu as déjà commis cette erreur une fois... Et cette histoire n'a rien à voir avec vos petits moments romantiques d'il y a six mois.
Leerian et Mishi baissèrent tous deux les yeux au sol d'un air coupable.
— Leerian, reprit Danayelle. Assieds-toi et explique calmement ce qui s'est passé dans ta tête tout à l'heure.
Celui-ci soupira, puis se laissa tomber dans les épines de pins. Il s'empara de deux branches, en coinça une entre ses pieds et frotta l'autre entre ses paumes. Ça l'aidait de s'occuper l'esprit.
Une minute s'écoula avant qu'il ne reprenne la parole :
— J'aimerais bien vous faire un long discours sur toutes les raisons qui me s'ont passé par la tête... la simple réalité, c'est que je n'ai jamais – jamais ! – voulu tuer qui que ce soit. Avec Ashur, le problème m'était venu de la pleine lune qui approchait. Ce n'était pas moi, c'était... le monstre. C'est lui qui a tué tous ses trolls, à Nashintill. Cette fois, j'ai résisté. C'est tout.
— Comment ? s'étonna Egrim. Si je me souviens bien, avec Ashur, nous étions à une semaine de la pleine lune. Alors que là... C'est dans deux jours ! Comment tu as pu résister aujourd'hui, et pas à Nashintill ?
Leerian baissa la tête vers ses bouts de bois. Il se mit à frotter plus vigoureusement.
— Il y a six mois, je n'aurais pas pu contenir l'envie d'exterminer tous ses pirates. Mais grâce à la potion de Chris, je ressens à peine les effets de la lune.
— Quelle potion ? demanda Danayelle.
Leerian leva les yeux sur la blonde. Il était vrai que, pendant tout leur séjour en bateau, il se cachait pour boire une gorgée de sa boisson chaque soir. Il sortit le flacon de la poche de son pantalon et le présenta à Danayelle, puis le remis dans sa poche au moment où elle fit un geste pour s'en emparer.
— C'est le mieux qu'il a pu faire pour moi... ou, plus probablement, le mieux qu'il veut faire pour moi.
Il frotta plus vigoureusement ses bouts de bois. Un mince filet de fumée s'éleva.
— Cette potion m'empêchera de me transformer.
— Ça existe, ce genre de truc ? s'étonna Egrim.
— Visiblement... Ça fait six mois que je ne me suis pas transformé. Pas pleinement, en tout cas.
— Pourquoi tes yeux peuvent encore changer de couleur, alors ?
Leerian haussa les épaules. Cette conversation l'ennuyait, mais au moins, il ne ressentait plus de colère. Rien que de la lassitude. C'est bientôt fini. Ils sauteront dans le prochain bateau et repartiront pour Nyirdall.
— Elle n'est pas efficace à cent pour cent. Plutôt quatre-vingt-cinq pour cent.
— Je peux la voir, ta potion ?
Leerian secoua la tête. Il avait l'impression de se mettre à nus sur quelque chose qui ne les concernait pas tant que ça. Ils voulaient savoir pourquoi il n'avait pas tué le capitaine, et il y avait – plus ou moins – répondu. Tout le reste, c'était hors sujet.
— Allez, insista Egrim. Sin m'a appris quelques bases sur les potions. Je suis juste curieux !
Leerian soupira à nouveau, puis lui tendit la bouteille. Egrim s'en empara, dévissa le bouchon et renifla l'odeur qui s'en dégageait. Ses sourcils montèrent haut sur son front, un petit rire incrédule lui échappa, puis il le referma pour incliner le flacon, regardant la quantité restante à l'intérieur. Il n'y avait plus qu'un quart.
— Ça sent drôlement bon.
— Je t'assure que ça ne goute pas ce que ça sent...
— Mon vieux... ton djinn s'est complètement foutu de ta gueule.
Leerian demeura bouche bée pendant quelque seconde, étonné du ton de son ami. Puis, sous ses yeux, il dévissa à nouveau le bouchon et s'enfila une gorgée de la potion.
— Hé ! s'exclama Leerian.
Egrim ricana, puis lui rendit le flacon. Il essuya une goutte qui avait glissé sur ses lèvres, puis leva un regard malicieux sur Leerian.
— Ça goute exactement ce que ça sent. C'est délicieux.
— T'as les sens complètement déraillé.
— Non, c'est toi qui es déraillé. C'est la saveur préférée de tisane à ma mère.
Leerian demeura bouche bée à ce commentaire. Même tous les autres les dévisageaient, sans savoir ce qui se passait vraiment.
— Extrait d'une petite fleur bleue qui pousse en quantité dans la forêt de Dranhell. Inoffensive pour les humains. Elle ne goute à peu près rien, mais si tu ajoutes juste un peu de cannelle, ça fait trop bon. Elle aide à dormir, aussi, quand tu fais des insomnies.
Narsa produit un couinement, presqu'un ricanement. Elle avait compris où il voulait en venir. Leerian leva les yeux vers la branche sur laquelle elle s'était perchée, avant de baisser à nouveau le regard sur Egrim. Il était complètement perdu. Aillant vécu sa vie entière dans la forêt Celeyste, il n'y connaissait rien des fleurs qui poussaient à Dranhell, la forêt qui prenait place au sud-ouest de Nyirdall.
Egrim fit un pas vers Leerian, donnant un effet plus théâtral à sa grande révélation :
— Ton djinn te file de l'aconit, sombre idiot. Pour les loups-garous – ou à peu près n'importe quel canidé, en fait -, c'est littéralement du poison. Je suppose qu'il l'a suffisamment dilué pour en réduire un peu les effets, parce que sinon, tu serais mort depuis longtemps. Peut-être que si tu prenais deux gorgées au lieu d'une...
— Eh bien, je ne suis pas mort, fit Leerian dans un grognement.
— C'est que de la chance.
Leerian retourna s'asseoir dans son coin et se remit à frotter ses bouts de bois, s'efforçant de faire apparaître un feu. Mais par ses sourcils froncés, tous savaient qu'il était perdu dans de grandes réflexions.
— Leerian, continua Egrim. Toi et moi, nous ne sommes pas les meilleurs amis du monde... on se prend de gueule depuis le jour même qu'on s'est croisé pour la première fois. Quand même, je n'ai pas envie que tu crèves empoisonné.
— Ça fait six mois que j'en prends. Si j'étais pour mourir de cette façon, ce serait déjà fait.
Egrim ne répliqua rien à cet argument. Il souffla par le nez, hocha la tête, puis, d'une simple formule, fit apparaître un feu où Leerian s'efforçait d'en faire un depuis dix minutes. Puis il retourna s'asseoir à son tour, lança un bref regard à Danayelle à ses côtés, puis baissa à nouveau les yeux.
Le silence revint dans le groupe, alors que Leerian, coupé de toutes conversations, alimentait le feu créé par Egrim. Ça faisait déjà un moment que Tys s'était éveillé, mais il avait préféré se faire oublier pendant la crise de Leerian. Maintenant que tout semblait entré dans l'ordre, ou du moins en apparence, il se permit d'attirer l'attention sur lui en toussotant dans son poing.
— Euh... on peut m'expliquer pourquoi nous étions sur un bateau, et... maintenant, dans une forêt ?
Avec un sourire, Mishi et Danayelle lui relatèrent les derniers évènements, tout en mettant très peu d'accent sur le moment de Leerian. Elles firent un résumé de quelques phrases, mais Tys avait compris les sous-entendus. Il leva les yeux vers Leerian qui, tête baissée, touillait son feu avec une branche sans plus accorder d'attention à ses amis. Ça lui semblait déplacé de faire le moindre commentaire après tout ce que Leerian avait dit, mais il sentait la nécessité de s'expliquer.
— Je suis désolé d'avoir raté mon coup... vous comptiez tous sur moi et je vous ai lâché.
— Au contraire, on t'en a beaucoup trop demandé, intervint Egrim. Crois-moi, je suis conscient de ce que ça fait que d'utiliser trop de magie. C'est plutôt nous qui devrions s'excuser de t'avoir trainé dans cette histoire.
Tys haussa les épaules, sans plus. Il s'en voulait, c'était plus fort que lui. Il se sentait minable. À côté d'Egrim qui avait quitté l'Institut en seulement trois semaines, ou Danayelle qui, au contraire, avait des pouvoirs si grands qu'il lui fallait l'aide d'un bijou magique pour les contenir... lui n'était que dans la moyenne de ses facultés. Oui, la télépathie était rare, mais pour ce qu'il arrivait à en faire, il ne battait pas des records.
Danayelle, à sa droite, avait deviné ce qui le tracassait. Elle lui prit la main et fit un sourire tendre.
— Tu as été exceptionnel, Tys, pendant trois jours consécutifs. Sans toi, je n'ose pas imaginer comment cette histoire se serait terminée. Et rappelle-toi que tu as quitté l'Institut il y a quoi, même pas deux semaines ? Tu as encore beaucoup de temps pour t'améliorer !
— C'est vrai, tu vas beaucoup t'améliorer, renchérit Egrim. Moi, par exemple... il y a six mois, mon record de téléportation était cent mètres. Et tu sais ce que j'atteins, maintenant ? Cinq-cents !
Tys fronça les sourcils en dévisageant Egrim. Il eut envie de le traiter de menteur, mais se ravisa rapidement ; il savait qu'il était sérieux.
— Cinq-cents mètres ? répéta Tys avec étonnement.
— Quatre cent soixante-quatorze mètres, déclara Narsa depuis sa branche de sapin. Sin et moi, on tenait le ruban à mesurer.
— C'est assez proche, dit Egrim d'un mouvement d'épaule. Et tout cas, toi aussi, tu battras des records dans quelques mois. Kurd, mon ex-prof de téléportation, disait que, même après avoir quitté l'Institut, les dons continueront de se développer tant que nous n'aurons pas fini de grandir.
— Bon sang, fit Tys en pouffant de rire. Et dire que t'es minuscule... Si tu t'améliores jusqu'à tes trente ans, tu pourras faire le tour du monde en te téléportant ?
Egrim ouvrit bêtement la bouche en dévisageant Tys. Par sa simple question déguisée en moquerie, il venait de réaliser que, il était vrai, il avait encore de longues années avant de voir les limites de ses capacités. Et pourtant, il était déjà au-dessus de la moyenne. Il croyait que c'était parce qu'il était également un mage et que ça jouait forcément dans la balance, mais maintenant qu'il y pensait...
Il baissa les yeux vers sa main, observant la tache bleue dans sa paume. Y'a un truc qui cloche chez moi.
Puis il se força à rire, comme si le commentaire de Tys n'était rien de sérieux.
— Ce serait cool, plus jamais besoin de marcher ! Adieu les taxis ! dit-il avec un sourire faux.
Caché derrière les flammes de son feu, Leerian dévisageait Egrim. Il avait flairé le mensonge aussi surement qu'un requin une goute de sang. Il se leva soudain et tous les regards se posèrent sur lui, comme s'ils craignaient qu'il refasse une scène.
— Je vais marcher un peu, et essayer de trouver quelque chose à manger dans le coin. Quelqu'un veut m'accompagner ?
Tous restèrent silencieux. Mishi détourna la tête, absorbé par une tâche sur son pantalon. Leerian sentit un poids lui compresser le cœur, puis il fit plusieurs pas pour s'éloigner.
— Attends ! s'exclama Danayelle. Je viens avec toi.
Leerian ralentit l'allure pour lui laisser le temps de la rattraper. Et rapidement, tous deux disparurent entre les arbres. Mishi et Egrim les regardèrent quitter leur campement, chacun avec leur ressentiment.
— Pourquoi tu n'es pas allé avec lui ? fit Egrim quand ils furent assez loin pour ne plus les entendre.
— Et toi ?! répliqua Mishi d'un ton rude.
— Pourquoi je serais allé me balader main dans la main avec Leerian ?!
— Tu crois qu'ils vont se balader main dans la main ? répéta Mishi avec horreur.
Tous deux s'échangèrent un regard alarmé. Puis Narsa éclata de rire, se moquant clairement de leur réaction.
— Ils vous rendent jaloux, mes pauvres, fit Narsa.
— Pourquoi elle dit ça ? demanda Tys en toute innocence. Est-ce que t'es amoureux de Dana ?
— Non ! s'exclama Egrim d'une voix aigüe.
— Ou alors t'es amoureux de Leerian ?
— Non ! Je ne suis amoureux de personnes ! Et certainement pas de Leerian !
— Donc, tu es plus amoureux de Dana que de Leerian...
Egrim lança un regard noir à Tys, qui lui renvoya un sourire innocent.
— Il n'y a aucune honte à ressentir des émotions fortes envers quelqu'un qu'on aime. En plus, Dana est vraiment jolie. Et Leerian n'est pas mal non plus, malgré sa balafre.
— Tu fais chier, Tys.
— Ça te fait bizarre quand les rôles sont inversés, hein ?
— Plutôt, ouais !
Tys éclata de rire, nullement impressionné par le ton d'Egrim. Celui-ci pouffa à son tour, incapable de garder son sérieux. Il s'en rendait bien compte ; Tys lui avait manqué. Beaucoup plus qu'il ne s'était imaginé. Il était heureux de pouvoir partager une aventure avec lui dans la bande. Mais s'il y avait bien une chose dont il n'avait pas envie... c'était de mentir à son meilleur ami.
Son rire diminua de moitié alors qu'il baissait le regard vers sa main droite. À quoi bon garder des secrets contre un télépathe ? J'ai tellement envie de me confier...
— Et si on marchait, un peu ? dit-il soudain. Pas en amoureux, hein, j'ai juste... besoin de me dégourdir les jambes.
— D'accord, fit Tys avec une seconde de retard, étonné de l'invitation.
— Je peux venir avec vous ? fit Mishi en se levant.
— Non, répliqua aussitôt Egrim. Euh, désolé... j'ai envie de passer un peu de temps avec un vieil ami, tu comprends ? Ce n'est pas contre toi...
Mishi baissa la tête et s'assit à nouveau, légèrement contrarié. Tys lui lança un regard triste, puis Egrim et lui s'éloignèrent dans la forêt, dans une direction opposée à celle empruntée par Leerian et Danayelle.
Bientôt, il ne resta plus que Mishi et Narsa. Et Narsa, bien sûr, ne disait rien. Allongé sur la branche d'un sapin, les yeux mi-clos, comme si elle dormait déjà.
Mishi soupira. Le cœur lourd, elle avait l'impression d'être abandonnée par tous ses amis. Est-ce que c'est comme ça que Leerian se sent ? C'est vraiment horrible...
----------
Ce chapitre est super long, mais j'ai pas le temps de trouver où le couper... pardon.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top