Chapitre 25 (1/2)

Ce fut les trois jours les plus longs que tous n'eurent jamais vécu.

Pour Danayelle et Narsa, leur tâche consistait à rester assise sagement dans leur coin, sans faire de bruit, pendant que Leerian se prenait des coups de pied toujours de plus en plus puissants et que Tys maintenait ses illusions.

Mishi s'était donné la mission de prendre soin de tout le monde. Dès que le capitaine repartait, elle accourrait dans la cellule pour leur donner à chacun des morceaux d'ananas. Une double dose pour Tys, qui mangeait beaucoup plus que son corps mince laissait deviner, et qui devait également brûler beaucoup d'énergie avec tous ses tours de magie. Puis elle essuyait le sang qui recouvrait Leerian, sans jamais prononcer un mot, alors que celui-ci lui accordait à peine de l'attention. Il avait toute sa concentration à contrôler la douleur qui l'irradiait de partout ; le visage, les côtes et le ventre, particulièrement. Et surtout, il était trop fier pour le laisser paraître.

Même si ses gênes de loup-garou lui permettaient de guérir rapidement, le capitaine venait si souvent que ses plaies n'avaient pas le temps de se refermer. Du moins, c'était son excuse quand Danayelle, au bout du deuxième jour, commença à s'inquiéter. En réalité, Leerian avait un doute que la véritable raison était plutôt la potion de Chris, dont il allait se cacher dans un coin tous les soirs pour en prendre une gorgée. Son médicament pour lui éviter une crise à la prochaine pleine lune n'atténuait pas seulement les mauvais côtés de la lycanthropie, mais les bons aussi. Mais Leerian préférait de loin souffrir que de tuer ses amis le moment venu.

Egrim, quant à lui, ne quittait plus la cachette de caisse. Jean lui tenait compagnie, ils discutaient un peu. La première journée, Egrim l'avait passé entièrement à dormir dans son coin. À la deuxième, Mishi lui avait interdit de sortir, et il n'avait pas tenté de résister, sachant ce qui l'attendait s'il reprenait sa place en cellule. Et à la troisième, déjà parfaitement remis de sa surdose de magie, il feignit les yeux lourds et les gros bâillements dès que Mishi venait prendre de ses nouvelles. Ainsi, même s'il était le pire cas à la première journée, il avait eu le plus facile pour tout le reste. De toute façon, si Leerian lui devait encore une faveur pour l'avoir aidé à s'évader de la tour des djinns, on pouvait maintenant dire que c'était payé.

Le troisième jour était arrivé, il était même bien entamé. Il était difficile de deviner l'heure après autant de temps passé dans la cale d'un bateau, mais Egrim savait au moins que le délai accordé au capitaine touchait son terme. Tout le monde en était conscient, et un silence empreint de crainte régnait autant dans la cellule que dans la cachette de caisse. Egrim, s'efforçant de réfléchir à un plan d'action, était simplement assis dans son coin depuis un long moment, Mishi en face de lui et Jean grimpé sur ses épaules. Il observait sa paume d'un air absent, toujours étonné de cette étrange tache bleue qu'il avait remarquée sur sa peau. Mishi aussi l'avait vu. Elle avait dit que c'était un hématome, et Egrim avait aussitôt affirmé. Mais dans le fond, il avait un doute. Un gros doute...

— On devrait peut-être décider de quelque chose, dit Mishi.

— J'y réfléchis.

— Ça fait des heures que tu me réponds la même chose. Sauf ton respect, Egrim, tu n'es pas le plus doué pour ce qui est de faire des plans.

— Pourquoi tu me demandes, alors ? fit-il, une pointe d'agacement dans la voix.

— Parce que je ne suis pas mieux que toi...

Egrim abaissa sa main pour dévisager la sirène. Il eut envie de répliquer quelque chose, mais se ravisa à la dernière seconde ; ça ne servait à rien d'être méchant envers elle. Il soupira, puis se leva pour quitter la cachette.

— Non, attends, le capitaine peut revenir n'importe quand ! Ça fait déjà un moment qu'il ne s'est pas pointé !

— Tys peut gérer.

Egrim contourna Mishi, toujours assisse devant lui, regarda de chaque côté si aucun marin n'était en vue, puis s'élança vers la cellule. Mishi le suivit et referma la porte derrière elle. Leerian, Danayelle, Narsa et Tys, tous somnolent dans leur coin, levèrent à peine les yeux à leur arrivée.

— Tout le monde pète la force, à ce que je vois, dit Egrim avec sarcasme. Bon, quelqu'un à une idée de ce qu'on doit faire, maintenant ?

Seul un long silence lui répondit. Egrim soupira, puis s'approcha du mur du fond, près de Tys, pour regarder dehors par la petite craque entre les planches. Il ne percevait rien d'autre que la mer à perte de vue. Des nuages emplissaient l'horizon et de minces flocons en tombaient. Mais Egrim remarqua quelque chose qui attira son attention ; un oiseau. Haut dans le ciel, à peine visible par ses plumes blanches sur fond de ciel pâle.

— Un oiseau, dit-il lentement.

— Quoi ? Un oiseau ? fit Tys, comme s'il venait de lui annoncer qu'un missile fonçait droit sur eux.

— J'irais même jusqu'à dire que c'est une mouette. Pourquoi tu t'affoles ?

Tys se leva à son tour et dégagea Egrim d'un coup de coude pour regarder lui-même. C'était effectivement une mouette, planant de plus en plus bas au-dessus des vagues. Tys l'observa une dizaine de secondes, puis se retourna vers tous les autres qui le fixaient d'un air concerné.

— Un oiseau, répéta Tys. Personne ne sait ce que ça signifie ?

— Le ciel est dégagé ? dit Leerian.

— Pas trop de vent, idéal pour voler, renchérit Narsa.

— Non, s'énerva Tys. Enfin, oui, mais pas seulement. Ça veut surtout dire que la terre est proche. Peu importe notre destination, nous sommes arrivés.

Sa phrase à peine terminée, la porte de la cellule s'ouvrit en grand, les faisant tous sursauter. Tys réagit au quart de tour et réactiva ses illusions avec tant de force que le capitaine, apparût de nulle part devant eux, sembla vaciller dans ses grosses bottes, comme s'il venait de se prendre une claque. Le malaise passa, puis l'homme afficha un large sourire tout en s'avançant jusqu'au centre de la pièce. Mishi recula lentement vers le mur, sans mouvement brusque. D'autres pirates la dépassèrent. Ils étaient six. Mishi lança un regard nerveux vers leur télépathe de service. Il n'avait jamais manipulé autant d'esprit à la fois.

— Bonjour à vous, mes petits amis ! s'exclama le capitaine comme si rien d'étrange ne venait de se produire. Et bienvenues dans les eaux territoriales de Thrasryall !

Il leva les bras au ciel d'un air théâtral. Il garda même la pose pendant quelques secondes, alors que tous se dévisageaient avec nervosité. Enfin, il changea radicalement de ton et plongea vers Leerian pour l'attraper par l'épaule et le relever sans ménagement, si soudainement que celui-ci trébucha et s'écrasa contre le capitaine, qui profita du mouvement pour lui balancer un coup de poing dans le ventre. Leerian gémit, ses jambes lâchèrent sous son poids, mais le capitaine le tint solidement pour le remettre sur pied et le serrer contre lui.

Je veux le tuer, pensa Leerian avec force. Il est pire qu'Ashur.

Pitié, pas maintenant, répondit une voix dans sa tête. Pas maintenant. J'ai une idée.

Leerian leva les yeux vers Tys. Les siens, d'un bleu si intense, étaient écarquillés par toutes les prouesses télépathiques qu'il déployait en même temps.

— Mes amis, reprit le capitaine, il est temps de sortir de votre trou et de monter sur le pont.

Il va nous tuer en public, pensa cette fois Egrim. C'est ma faute. Je dois faire quelque chose...

Je veux le balancer à travers le mur, pensa Danayelle.

Tys entendait toutes ses pensées qui traversaient l'esprit de ses camarades. Il commençait à désespérer, alors qu'ils dévisageaient tous les présents dans la pièce. Mishi, Narsa, Egrim, Danayelle, Leerian, le capitaine et ses six matelots. C'était trop pour lui.

Les matelots, déjà, étaient sur Narsa et Danayelle pour les remettre debout. Celui qui s'occupait de Narsa osa même faire quelque chose qui était connu pour être la chose la plus stupide et dangereuse au monde ; toucher les ailes d'une fée. Pire que les toucher ; il les empoigna solidement, les deux dans un seul poing, et sera pour l'empêcher de s'envoler. Narsa couina de douleur et de rage mêlée, et des étincelles vertes apparurent autour de ses mains qui auraient dû être attachées. Dans son esprit, Tys n'entendit qu'un long hurlement et des menaces de mort à faire piser de peur le plus gros des trolls.

Ne fais rien ! Ne fais rien, pitié ! Ce n'est pas le moment !

Tys balança ses mots dans la tête de Narsa avec tant de force que celle-ci se calma aussitôt pour dévisager le télépathe.

Tys ferma les yeux et soupira. C'est impossible de les raisonner un à un. Il s'avança d'un pas et leva les mains devant lui, comme s'il pianotait sur un clavier d'ordinateur invisible. Au point où il en était, il lui fallait un peu de visuels, ça l'aidait d'imaginer pouvoir toucher directement l'esprit des gens avec ses doigts. Il pointa chacun des hommes avec une lenteur calculée, et pensa : « Toi, toi et toi... stop ! »

Et aussi simplement que ça, tous les matelots s'arrêtèrent de bouger, de parler. De cligner des yeux. L'un fut même coincé au milieu d'un éternuement. Ils s'étaient transformés en statut.

— Bon, là, sérieusement. Vous faites exprès de me compliquer la tâche ?! s'énerva Tys, les poings sur les hanches.

Leerian, Mishi, Danayelle et Narsa demeurèrent bêtes à ce pétage de plomb. Seul Egrim en fut suffisamment choqué pour répliquer :

— Merde, c'est toi qui gâches tout ! Tu te dévoiles devant eux ? L'illusion est terminée ?

Tys souffla par le nez et posa ses doigts sur ses tempes. Il allait faire une crise si ça continuait ainsi encore longtemps.

— Je les ai mis sur pause pour qu'on puisse discuter. Mais je ne vais pas tenir comme ça éternellement, alors pitié, arrêtez de faire les singes aux tendances meurtrières et agissez avec un peu plus d'humanité sournoise, pour une fois. Avec un plan qui implique de ne tuer personne, parce que je ne suis pas prêt à me mêler à ce genre de chose. (Il prit une grande inspiration, s'efforçant de se calmer, et poursuivit :) Il y a de fortes chances qu'il veut vous faire subir l'épreuve de la planche. Alors le plus simple, c'est que toi, Mishi, tu sautes à l'eau tout de suite et tu nous rattraperas quand on sera poussé en bas.

— Ça me plait drôlement, comme plans, dit Mishi.

— Pas moi, répliqua Leerian, toujours coincé dans les bras du capitaine.

— Moi non plus, pourtant il faudra tous y passer. Mais la terre n'est pas loin, et Egrim pourra nous téléporter. Nous n'aurons pas à nager tellement. D'accord ? Je ne tiendrais pas dix secondes de plus sur pause, c'est beaucoup plus difficile que les illusions, alors arrêtez de me faire chier !

Au même instant, tous les matelots se remirent à bouger. Le capitaine éclata de rire, puis traina Leerian avec lui vers la sortie de la cellule. Danayelle et Narsa furent entrainés à sa suite, toutes deux avec un contrôle limité de leurs envies de meurtres.

Tys, Egrim et Mishi terminaient la marche. Aussitôt hors de la pièce, Tys posa une main sur le bras de Mishi et indiqua les canons au loin sur le long d'un des murs.

Sors par là. L'espace est mince, mais si j'ai pu passer, tu le pourras aussi. Vas-y, tu es invisible. Je te couvre.

Mishi hocha la tête, puis échangea un regard avec Danayelle et Leerian. Elle avait peur pour eux. Elle souhaitait vraiment que tout se déroule à la perfection, mais elle avait de gros doutes. À quel moment une de leur péripétie ne les avaient-ils pas plongés dans de plus graves ennuis ?

Enfin, Mishi s'éloigna en direction des canons. Quand il se rendit compte qu'elle s'était accroupie pour retirer son pantalon, Tys la fit cette fois disparaitre à sa propre vue ainsi qu'à ses amis, jusqu'à ce qu'il sente qu'elle n'était plus là. Elle avait sauté à l'eau.

Egrim s'approcha à son tour et murmura à son oreille :

— Et moi ?

Toi, tu restes avec moi, répondit Tys dans son esprit. Si ça échappe à mon contrôle, c'est toujours bien d'avoir un mage pour me couvrir.

Je ne connais aucun sort de télépathie. Enfin, juste un, et il n'est pas très utile en cette situation.

Je parle d'un autre genre de problème. Tu sais te battre ?

Egrim cligna bêtement des yeux, alors qu'il dévisageait son ami. Il avait presque hurlé qu'il ne voulait tuer personne, il y avait tout juste une minute.

C'est en dernier recourt, pensa Tys. Je veux vraiment que personne ne soit tué, mais je ne suis pas stupide. Je sais que ça ne se passera pas comme prévu.

Ne t'inquiète pas pour ça, j'ai plusieurs atouts. Et eux aussi.

Il leva le regard vers Danayelle, qui était derrière Leerian et Narsa, donc tout juste devant Tys et Egrim. Il ne la voyait pas vraiment, puisque deux matelots la tenaient solidement par chaque bras, mais il devinait sa présence. Et surtout, il savait ce qu'elle était capable de faire quand son pouvoir échappait à son contrôle.

En cas de problème, on se lance sur Dana et on arrache sa bague. Dans le pire des cas, ça fera une diversion.

Tys eu recourt à tout ce qui lui restait de force mental pour ne pas éclater de rire. Devant eux, les pirates et leurs otages montaient les quelques marches qui menaient au pont. Tys prit une grande inspiration, se préparant à se surpasser encore une fois. Il devait passer d'une poigner de matelots à au-dessus d'une cinquantaine d'hommes et de nains. La lumière du soleil les éblouissant pour la première fois en trois jours, le capitaine teint solidement Leerian le secoua par les épaules en le présentant comme un trophée, et tous le huèrent en lui balançant des arêtes de poissons et de la purée qui s'accrochèrent à ses cheveux. Leerian ferma les yeux, prit une grande inspiration, puis tourna la tête autant qu'il le pouvait en direction de Tys, près de l'entrée des escaliers. Il était très pâle.

Fais quelque chose, ou je le tue sur le champ !

Tys répondit d'un hoquet étouffé, un petit couinement étrange. Puis il s'effondra face contre terre, les membres en croix.

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La suite demain 

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