Chapitre 24

Danayelle, Mishi et Narsa avaient trainé Egrim vers la cachette entre les caisses. Jean les avait suivis, inquiet pour son maitre. Les filles l'avaient installé aussi confortablement qu'il en était possible, puis s'étaient mises à chercher quelque chose pour le nourrir. Parmi les nouvelles boites rapportées de Nocksor, Danayelle en trouva une pleine d'ananas. Elle en sortit une et la cassa en plusieurs morceaux à la force de sa télékinésie, puisqu'aucune n'avait de couteau. Puis elle prit une part et l'agita sous le nez d'Egrim, espérant le faire réagir grâce à l'odeur sucrée du fruit. Sa bouche s'ouvrit lentement et il marmonna un faible « manger... » qui lui donna aussitôt des allures de zombies.

Deux secondes plus tard, il se réveillait vraiment. Assez, du moins, pour prendre l'ananas des mains de Danayelle pour croquer dedans, le jus jaune lui dégoulinant sur le menton.

— Tu nous as fait peur, stupide petit outré.

Egrim leva des yeux cernés vers Danayelle. Normalement, il aurait répliqué en la traitant de barjo, mais il avait la force de faire une seule et unique chose ; manger.

— Tu n'aurais pas dû réveiller Tys. C'était la goutte de trop. Regarde-toi, on dirait que t'es à deux doigts de crever !

Egrim avait un discours de prêt. Il voulut la ramener sur la fois qu'elle avait effondré un immeuble à Wondor, et comment lui avait empêché plusieurs morts. Mais encore une fois, tout ce qui sortit de sa bouche fut « eh ».

— Si tu ne faisais pas aussi pitié, en ce moment, je t'aurais giflé.

— Dana, intervint Mishi. Ce n'est pas la peine de t'énerver autant ; laisse-le donc manger. Il voulait bien faire !

— Il veut trop en faire ! répliqua Danayelle. Il faut qu'il se rende compte à quel point c'est dangereux. La prochaine fois, il va peut-être en crever !

Egrim leva les yeux vers Narsa. Comme d'habitude, la fée était légèrement en retrait, sans participer à la conversation. Fais-les taire, s'efforça-t-il de dire, mais la simple idée de parler le ramena presque à son état léthargique. Il lui fallut toute sa concentration pour ne pas échapper son morceau d'ananas. Narsa avait tout de même compris le message ; surtout parce qu'elle trouvait, elle aussi, que le mage faisait pitié, en ce moment.

— Vous savez, Egrim a très peu de chance de mourir de cette façon, dit Narsa. Le pire qu'il pourrait lui arriver, c'est de s'évanouir, ou même un coma de plusieurs jours. Sa santé en serait grandement affectée et il lui faudrait des semaines pour s'en remettre... mais il serait toujours vivant !

Egrim lui lança un regard noir. Elle ne l'aidait absolument pas.

— Ah, ouais ! fit Danayelle avec sarcasme. Un coma, ce n'est rien, alors ! Bah vas-y, Outré, continue de distribuer tes petits sors à tour de bras !

Egrim soupira, puis baissa la tête pour croquer dans son ananas. Au moins, elle s'inquiète pour moi. C'est bon signe.

— Dana, laisse-le tranquille, dit à nouveau Mishi d'un ton dur.

La sirène s'inquiète un peu moins...

— Écoutez, dit Egrim d'une voix faible. Sin me poussait constamment dans cet état, dans les entrainements. Ce n'est pas grave.

— Mais Sin te soignait aussitôt, dit Narsa.

— T'es censé m'aider, grommela Egrim.

Danayelle le menaça d'un doigt, le regard sévère comme Egrim ne l'avait jamais vu.

— Je t'interdis d'utiliser la magie, Outré. La téléportation y comprit. Tu ne fais plus rien. Pas tant que tu m'auras prouvé être totalement remis.

— Sinon quoi ?

— Si j'ai pu tenir tête à Leerian sur Nocksor, ce n'est certainement pas toi qui vas me faire peur.

Egrim baissa les yeux. Il avait un doute de quel Leerian elle faisait allusion.

— Tu fais chier, Barjo, fit Egrim d'une petite voix faible.

Mais intérieurement, il était touché par son inquiétude.

Danayelle lui retira son morceau d'ananas des mains, dont il n'en restait que la peau, et lui en donna un autre. Egrim se remit aussitôt à manger, cette fois avec plus d'entrain.

L'engueulade apparemment terminée, Narsa sortit la tête de leur cachette pour observer les alentours. D'aussi loin qu'elle pouvait voir dans la cale, il n'y avait personne. Elle sauta sur l'occasion pour courir jusqu'à la pièce où étaient encore Tys et Leerian et referma la porte derrière elle. Les deux garçons levèrent les yeux vers la fée.

— Comment il va ? demanda aussitôt Tys.

— Bien. Il s'en remet. Mais je ne crois pas qu'il pourra endurer ça une deuxième fois. Qu'est-ce qu'on va faire quand le capitaine reviendra ?

— Je prends sa place, dit Leerian. Egrim devrait rester avec Mishi dans la cachette de caisse.

— Et toi et Dana, vous restez ici en attendant son retour. J'ai l'impression qu'il n'en a plus pour longtemps, ajouta Tys. La pause est bientôt finie.

Narsa soupira de désespoir à cette nouvelle. Elle quitta à nouveau la pièce pour partager l'information avec Danayelle, Mishi et Egrim, la voix blasés de celle qui en avait déjà marre. C'était une chance qu'Egrim soit autant mal en point, car elle avait bien envie de lui crier dessus, en ce moment.

Danayelle se leva, surplombant Egrim de toute sa grandeur. Lui était assis à ses pieds, avec la drôle d'impression d'être un lutin comparé à cette fille.

— Prends soin de toi, Egrim. Et Mishi, empêche de faire des trucs stupides.

— J'ai bien essayé avec Leerian, et comme tu peux le voir, ça n'a pas vraiment fonctionné.

Danayelle esquissa un sourire. Il fallait admettre qu'ils étaient tous dans cette situation par la faute à la stupidité de Leerian.

— Essaie quand même, on ne sait jamais.

Sur ce, Danayelle tourna les talons et, avec Narsa, elles retournèrent dans la pièce qui leur servait de cellule. Mishi vint s'assoir près d'Egrim, épaule contre épaule. L'elfe leva à peine les yeux sur elle, concentré sur son ananas. Il le termina rapidement et balança le bout de peau au sol. Le reste du fruit était là, juste devant lui, trois centimètres trop loin pour qu'il puisse l'atteindre. La simple idée de quitter sa position confortable lui refilait le tournis. Il voulut l'attirer à lui avec un sort de télékinésie, mais il n'avait même pas encore dit la formule dans sa tête qu'il sentit le peu de force qu'il avait en lui l'abandonner. Son bras retomba contre son flanc, ses yeux se révulsèrent et il s'effondra contre Mishi, glissant de son épaule pour s'étendre sur elle.

— Euh... Egrim ?

Elle lui envoya quelques petites claques sur la joue, mais il était complètement dans les vapes. Mishi soupira, puis l'installa plus confortablement contre elle. Elle avait l'impression de bercer un gros bébé. Dana ne serait pas fière de moi ! pensa-t-elle avec mépris. Puis, avec un sourire en coin : Leerian serait tellement jaloux.

Mishi remonta le bras droit d'Egrim, s'efforçant de le mettre dans une bonne position. Son doigt passa au-dessus de sa paume, près du pouce. Ici, sa peau semblait étrangement rugueuse. Elle retourna sa main pour voir de plus près. Elle se rappelait la veille quand, au port de Mefghan, Egrim avait tendit ses mains vers elle et Leerian pour les téléporter. Au même endroit, Leerian avait remarqué une tache de sang. Mishi savait maintenant que c'était le sang du type qu'il avait tué.

Mais pourquoi... s'étonna Mishi. Pourquoi sa peau est-elle bleue, à cet endroit ? Drôle d'hématome...

*

Dans la cellule, tous étaient de retour en position... sauf Leerian, qui était à la place d'Egrim. Assis bien droit, les jambes croisées, les mains sur les genoux et le regard fixé devant lui. On aurait pu croire qu'il méditait. Et en un sens, c'était à peu près ce qu'il faisait. Pour la première fois depuis le début de leur expédition, il commençait à se questionner. Il voulait vraiment quitter le pays, mais autant que faire souffrir tous ses amis ? Egrim était mal en point, et même s'il ne doutait pas qu'il allait se rétablir rapidement, ça lui faisait tout de même mal de le voir aussi faible. Il savait qu'il pouvait compter sur Danayelle et Mishi, mais il craignait de plus en plus que les filles le tiennent pour responsable de tout ce qui risquerait de se produire.

— J'entends des pas, annonça Tys. Il revient.

— Leerian, surtout, tu ne touches pas à ton épée, avisa Danayelle. Tu te laisses faire.

— On aurait dû le lui enlever, dit Narsa.

Leerian lui lança aussitôt un regard noir. Danayelle pouffa de rire ; lui enlever son épée, vraiment, il ne fallait pas exagérer !

Il était trop tard pour répliquer. Le capitaine entra dans la pièce en ouvrant grand la porte, un large sourire d'hypocrite au visage. Sans un mot d'introduction, il s'avança directement jusqu'à Leerian et lui écrasa sa botte sur le côté de la tête, au-dessus de l'oreille. Leerian ferma les yeux et souffla par le nez, sans démontrer aucune souffrance.

Ne le prends pas personnel, songea-t-il en désespoir. S'il savait à qui il avait à faire, ce serait lui qui aurait peur de moi. Ou peut-être, ajouta-t-il une seconde plus tard, qu'il frapperait encore plus fort.

Comme s'il avait entendu ses pensées, le capitaine envoya un second coup de pied, cette fois précisément sur l'oreille. Leerian grogna, puis se mordit les lèvres pour s'empêcher de dire quoi que ce soit. Le capitaine éclata de rire, puis quitta à nouveau la pièce. Le silence dura une dizaine de secondes supplémentaire.

— C'est tout ? fit Danayelle.

— À mon avis, c'est assez, répliqua Leerian, la main au-dessus de son oreille qui était devenue rouge.

— J'espère qu'il ne va pas prendre l'habitude de rappliquer toutes les cinq minutes pour envoyer quelques coups de pied et repartir aussi sec, dit cette fois Tys.

— Je ne veux pas jouer les pessimistes, dit Narsa, mais j'ai bien l'impression que c'est exactement ce qu'il va faire.

Tous les regards se tournèrent vers Leerian, qui tâtait précautionneusement la pointe de son oreille gauche. C'était à lui de décider ; il était encore possible de voler un radeau et s'enfuir vers Nyirdall pour tout abandonner. Leerian le savait. Mais il était déterminé, et rien ne pourrait le détourner de sa quête.

— Eh bien, je me ferais tabasser pendant trois jours. Ce n'est pas plus grave, dit-il d'un ton modeste.

Tys siffla entre ses lèvres, sans rien oser dire à voix haute. Quelle bande d'illuminés... il n'y en a pas un pour rattraper l'autre...

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