Chapitre 16
Leerian, Mishi, Danayelle, Egrim et Narsa avaient marché près d'une heure supplémentaire avant que la fatigue ne les gagne. Ils s'étaient enfoncés quelque peu dans les bois, le long de la route, pour se cacher à la vue des autres voyageurs. Puis ils s'étaient tous couchés en cercle, Jean le dragon au milieu pour les réchauffer.
Egrim était légèrement en retrait, profitant de l'occasion pour pratiquer ses sortilèges de feu. Il avait mis son manteau au-dessus de Narsa, qui s'en servait comme d'une couverture.
Leerian, lui, était installé sur le dos, les mains derrière la tête. Il fixait les branches nues au-dessus de lui et les minces flocons de neiges qui tombaient lentement, la bouche ouverte pour tenter de les attraper.
Mishi, en toute subtilité, l'observait d'un seul œil. En le regardant ainsi, paisible et tout près de s'endormir, elle était incapable de s'empêcher de songer qu'il était toujours autant mignon que dans ses souvenirs. Physiquement, ses cheveux semblaient avoir un peu poussé, lui chatouillant le cou, et il avait même quelques centimètres en plus. Mais elle voyait d'un œil différent les balafres qu'ils avaient sur la joue.
Elle frissonna, s'approcha de Jean, puis tenta de se reposer malgré les pensées contradictoires sur Leerian qui lui polluait le cerveau.
Leerian remarquant le mouvement, il tourna la tête vers Mishi, mais son regard s'accrocha plutôt à celui de Danayelle. Elle aussi était encore éveillée. Ils s'échangèrent un sourire, puis il soupira en levant à nouveau les yeux au ciel. Danayelle profita du moment pour s'approcher de son ami.
— Tu n'arrives pas à dormir ? fit-elle dans un murmure.
— Ça va venir. C'est... l'émotion, en quelque sorte. Ma première nuit dehors depuis si longtemps. Et puis... bon, tu sais.
— Je sais quoi ?
Leerian soupira en tournant la tête vers la blonde. Puis il se redressa sur un coude pour voir où en étaient tous les autres. Narsa qui ronflait, Egrim qui était un peu plus loin à marmonner des formules magiques. Et Mishi qui faisait semblant de dormir et qui espionnait leurs conversations.
— C'est la lune qui me tient éveillé, avoua-t-il enfin.
— Vraiment ? Elle n'est qu'à la demie.
— Oui, mais... j'ai passé six mois sans jamais sortir. Dans la tour, je la ressentais moins fort. Là, j'ai l'impression de me prendre ses effets comme une claque.
— Si la demie te fait cet effet... la pleine lune va être violente.
Leerian soupira, honteux de cette conversation. Honteux de la personne qu'il était. Il posa une main sur son ventre, tentant de calmer cette sensation dérangeante qui s'apparentait à des papillons dans l'estomac, sans le côté romantique de la chose.
— Ça va passer. C'est juste pour cette nuit. Et puis Chris m'a fait un antidote. Je ne te referais pas la scène de Nocksor, c'est promis.
— C'est bon à savoir, fit Danayelle dans un soupire de soulagement. J'avoue que ça m'angoissait un peu.
— Et toi, sinon ? T'as eu des nouvelles de ton prof bizarre ?
Danayelle du réfléchir un instant pour réaliser de qui il parlait. Muglow ! Son ancien professeur de télékinésie, qui avait tenté de la tuer en l'envoyant chez les trolls.
— Aucune. Depuis que je l'ai sommé de quitter l'Institut en lui bottant le derrière, il ne s'est plus manifesté.
— Ça t'inquiète ?
— Et pourquoi ça m'inquièterait ?
Leerian détourna le regard des branches au-dessus de sa tête pour le braquer sur son amie.
— Le type a tenté de te tuer. Tu lui as fait perdre son poste... en lui bottant le derrière. Et tu crois vraiment qu'il va t'oublier ?
Danayelle haussa banalement les épaules. Pour l'instant, ça faisait six mois qu'elle n'avait plus entendu parler de lui.
— Essaye de te reposer, Leerian, dit-elle simplement. Demain sera une longue journée. On va te faire quitter le pays.
Leerian prit une grande inspiration, puis hocha la tête. Danayelle lui tourna le dos et ferma les yeux.
Plusieurs heures passèrent avant qu'il ne parvienne à s'endormir à son tour.
*
Le lendemain, le soleil était déjà bien haut quand tous furent éveillés. Leerian fut celui qui eut le plus de mal à se remettre sur pied. En reprenant la marche, il trainait derrière. Mais ça réconfortait tous les autres, puisqu'il était celui qui ne devait pas se faire repérer. Narsa, dans son besoin constant de paix et de solitude, s'était envolé pour suivre la route depuis le ciel, secondé par Jean qui profitait du moment pour se dégourdir les ailes. Danayelle et Mishi, marchant côte à côte à l'avant du groupe, avaient le temps de sonner l'alerte quand elles voyaient quelqu'un venir vers eux. Et Egrim se faisait un plaisir de pousser Leerian dans la végétation le long du chemin dès que ça se produisait, plus ou moins toutes les dix minutes. En un rien de temps, Leerian avait déchiré son teeshirt à plusieurs endroits par les branches et les ronces, et ses cheveux étaient recouverts de brindilles. Heureusement pour Egrim que Leerian lui devait une fière chandelle de l'avoir sortie de la tour, car il avait de plus en plus de mal à retenir ses envies de meurtre.
— Je peux te poser une question ?
Mishi s'était penché à l'oreille de Danayelle. Elle ne souhaitait pas que les autres l'entendent, principalement parce qu'elle voulait parler dans le dos de Leerian. Lui était une vingtaine de mètres derrière, à lancer des regards menaçant à Egrim qui attendait avec impatience la prochaine occasion de le pousser dans les ronces.
— Oui ?
— Est-ce que tu as vraiment tout pardonné à Leerian ?
Danayelle releva les yeux de la route pour croiser ceux, violet, de la sirène. Par « tout », il était évident qu'elle parlait d'une seule chose.
— J'ai entendu votre conversation, hier soir, continua Mishi. On dirait que tu t'en fiches.
— Je ne m'en fiche pas, expliqua Danayelle. En même temps, je ne vois pas pourquoi je devrais en faire tout un plat.
Mishi fronça les sourcils, peu convaincu. Parce qu'il aurait pu nous tuer ? Nous bouffer ? Sans même s'exprimer, Danayelle comprenait parfaitement ce qui lui passait par la tête.
— Écoute, Mishi, fit-elle dans un soupir. Je sais que c'est dur pour toi, parce que... ta mère... Mais Leerian n'y est pour rien. Il n'a pas choisi d'être ce qu'il est. Est-ce que tu te rends seulement compte à quel point il est désespéré ? Et désolé de le dire comme ça, mais je te trouve idiote de lui en vouloir autant.
Mishi demeura bouche bée devant l'insulte qu'elle venait de se prendre gratuitement. Elle voulut répliquer, mais Danayelle ajouta :
— Oui, je sais, c'est méchant de ma part. Mais ce que tu fais à Leerian est tout aussi méchant.
Danayelle et Mishi se retournèrent d'un même mouvement pour voir Leerian, loin derrière. Il avançait la tête baissée, une main dans la poche de son pantalon, l'autre au-dessus de la garde de son épée. Egrim, marchant à ses côtés, croisa le regard de Danayelle et en tira tout de suite de mauvaises conclusions. Avec un large sourire, il poussa Leerian dans la végétation ; celui-ci cria dans sa chute, suivi d'un bruit d'impact semblant passablement douloureux.
— Non, il n'y a personne ! s'exclama Danayelle.
— Oh, t'es sur ? fit Egrim d'un ton déçu.
— Egrim ! hurla Leerian.
À bout de patience, Leerian s'extirpa des branches pour s'élancer sur le mage dans un bond de félin, les mains en avant. Mais Egrim se téléporta loin devant, entre les filles comme pour s'en servir de bouclier, alors que Leerian tombait encore une fois à quatre pattes sur le chemin de terre.
— Regardez-le, fit Egrim d'un ton moqueur. Il est outré.
Danayelle explosa aussitôt d'un rire suraigu. Leerian se releva, époussetant les quelques grains de neiges sur ses vêtements, avant de lancer un regard noir à Egrim.
— Tu cherches à te faire poignarder dans ton sommeil.
— Tu ne réussirais même pas à me toucher !
— Tu veux parier ?
— Oh, oh ! On se calme ! s'exclama Danayelle. Vous n'allez pas vous entretuer dès le premier jour, quand même ?
Pour simple réponse, Leerian observait Egrim avec un look menaçant. Egrim lui renvoyait la chandelle avec un sourire de travers, purement provocateur.
— Les mecs, fit Danayelle en se penchant vers Mishi. Ils sont comme des animaux. Il faut un seul mâle dans la bande, sinon ils s'égorgent.
— Tu nous traites d'animaux ? Vraiment ? répliqua Egrim.
— Tant que vous aurez ce genre de comportement ; oui !
Sa répartie sembla enfin clouer le bec à Egrim. Il lança un dernier regard vers Leerian, qui l'observait toujours d'un air presque méchant, avant de soupirer et de se remettre à marcher. Tout ce que voulait Egrim était le soutien de sa meilleure amie. Si Danayelle était contre lui, il valait mieux abandonner.
— Leerian, l'appela Danayelle. Toi aussi, tu te calmes.
— Oui, ma reine, fit Leerian d'un ton sarcastique.
Tous s'arrêtèrent dans leur mouvement pour dévisager Leerian avec de gros yeux ronds. Celui-ci eut un moment d'hésitation, avant de réaliser le malaise.
— Oh, mais... non, y'a rien à comprendre ! s'exclama-t-il soudain. J'ai juste renvoyé la blague que vous me faites tout le temps !
Trop tard. Tout le monde avait déjà sa petite idée en tête. Surtout Mishi, qui serrait les poings tout en s'efforçant de se calmer. Elle s'imaginait Danayelle et Leerian ensemble, à s'embrasser, et elle n'aimait pas du tout ça !
Mais quand Leerian leva les yeux vers elle, la sirène se détourna pour continuer la route, la tête haute. Tous se précipitèrent à sa suite, et Leerian s'avança à son tour, un peu derrière. Il baissa la tête et soupira, ayant la forte impression que peu importe ce qu'il faisait ou disait, il ne faisait que tomber de plus en plus bas dans l'estime de Mishi.
Vivement que je quitte ce stupide pays, pensa-t-il gravement. Puis il leva à nouveau les yeux vers le ciel nuageux. Loin au-dessus, une fée et un dragon volaient lentement. J'emmerde Nyirdall.
*
De nombreuses heures passèrent dans le silence. Ou du moins, Leerian, lui, ne disait rien, trainant à l'arrière du groupe. Danayelle, Mishi et Egrim, régulièrement visité par Narsa directement descendu du ciel, discutaient joyeusement, se lançaient des blagues, rigolaient. Ressassaient des anecdotes de leur dernière aventure. Tout ce qu'ils faisaient, en ce moment, était pour Leerian, mais tous semblaient avoir oublié son existence, le laissant seul dans son coin.
La journée entière passa ainsi. Le soleil déclinait et la température hivernale diminuait davantage. De gros flocons s'étaient mis à descendre lentement du ciel, forçant Danayelle et Mishi à marcher coller l'une contre l'autre pour tenter de se réchauffer, et Egrim lançait la même formule à répétition, toutes les minutes. Surement un sortilège de feu, car à chaque fois, Narsa s'approchait de lui en le suppliant « fais-le sur moi aussi ! J'ai froid ! »
Et Leerian, bien sûr, ne ressentait aucun problème. Les bras nus, vêtus d'un simple teeshirt, il continuait de grommeler, à quelques mètres de distance.
Quand le soleil fut disparu pour de bon, ils aperçurent le relief de la ville qui se dessinait au loin. Les lumières des torches, les bruits de carriole et de conversation. Le vent soufflant emportait avec lui l'odeur iodée de la mer à proximité.
Leerian sortit de son coin pour s'approcher de ses amis, qui s'étaient tous arrêtés au milieu de la route. Si tous ressentirent un peu de nervosité sur ce qui se préparait, Leerian souriait d'une oreille à l'autre.
— Enfin, fit-il dans un soupir, parlant autant à ses compagnons qu'à lui-même. Je vais bientôt quitter ce pays de chiotte.
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