Chapitre 11

Il n'avait fallu que quelques minutes à pied pour atteindre l'appartement de Danayelle. Leerian avait parcouru la distance la tête basse et les poings serrés dans les poches du manteau d'Egrim. À chaque fois qu'il avait levé les yeux, il avait remarqué des regards posés sur lui et des chuchotements. Le bonnet de Danayelle n'était pas des meilleurs déguisements. Heureusement, ils arrivèrent vite chez elle, où tous avaient pris place au salon. Danayelle et Mishi sur le divan beige, Egrim dans le fauteuil assorti, Narsa à même le sol dans son coin. Et pour Leerian, il obtint une chaise de la salle à manger qui, guidée par les gestes de Danayelle, avait lévité jusqu'à lui.

— Ah ! Ça y est ! s'exclama Egrim en tapant dans ses mains, faisant sursauter tout le monde. Le moment de vérité est enfin arrivé ! (Il abaissa un doigt pour le pointer sur Leerian, prenant un air sévère.) Tu m'avais promis, mon pote. Si tu gardes le silence une minute de plus, je te balance par la fenêtre.

Leerian hocha la tête, pourtant, aucun mot ne franchit ses lèvres. En prenant enfin place sur la chaise, il leva un regard de chien battu sur Mishi, qui détourna les yeux au même moment.

— Première question. Qu'est-ce que tu foutais chez les djinns ?

Leerian prit une grande inspiration. Ses doigts, toujours serrés sur la bouteille brune qu'il trimbalait avec lui depuis la tour, étaient agités de tic nerveux. Egrim, pas le moins du monde apitoyé par son petit jeu, s'était mis à faire le décompte.

— Cinquante, quarante-neuf, quarante-huit, quarante-sept...

— Egrim, intervint Danayelle. Je vais te le dire, moi. Leerian est un loup-garou.

Egrim cligna bêtement à cette déclaration, puis se tourna dans le fauteuil pour se mettre face à la blonde. Il la dévisagea pendant quelques secondes, avant de pouffer d'un rire haut perché.

— Un loup-garou ?! Ah ! Ouais, bien sûr ! Y'a que les hommes qui peuvent le devenir.

— Elle a raison.

Egrim se tourna à nouveau vers Leerian. Par son regard qui brillait tant les larmes menaçaient de tomber, Egrim comprit que, peut-être, il n'était pas en train de se foutre de lui.

— C'est juste un mythe. Les elfes aussi peuvent être loup-garou... (Leerian soupira, ferma les yeux, puis continua :) J'avais douze ans quand mes parents ont été tués et que j'ai été transformé. La seule raison pourquoi certains croient que c'est impossible pour un elfe de ce faire contaminer, c'est parce que nous sommes plus agiles et rapides pour éviter leurs attaques. Mais j'avais douze ans... et j'étais du genre plutôt maladroit, en plus. Je n'avais aucune chance... Et sans mon père, je serais mort. (Il ouvrit à nouveau les yeux pour observer chacun de ses amis. Il resta un peu plus longtemps sur Mishi, avant de terminer sur Egrim.) Il lui a planté l'épée en plein cœur... juste après que le monstre m'a fait ça.

Il tapota sa joue du doigt, celle balafrée de deux cicatrices en forme de griffe. Puis, lentement, il sortit son épée de son fourreau et la pointa vers Egrim. Celui-ci eut un mouvement de recul, croyant qu'il avait l'intention de l'embrocher.

— Tu vois la lame ? C'est de l'argent.

— De l'argent, répéta Egrim, abasourdit de l'histoire qu'il venait d'entendre, mais toujours septique malgré lui. Un... un loup-garou qui se balade avec une arme en argent ?

Egrim pouffa de rire, puis dévisagea Danayelle et Mishi comme s'il cherchait du soutien. Mais elles avaient simplement la tête baissée.

— C'est... c'est dur à croire. Enfin... Bon sang, Leerian... Tu es un Celeyste ! Tu ne peux pas être, en plus, un loup-garou ! Ce serait too much !

Leerian eut un sourire las. Si seulement je pouvais choisir l'un ou l'autre, pensa-t-il avec amertume.

— Tu veux une preuve, peut-être ?

— Ouais !

Leerian ramena son épée vers lui et, lentement, posa sa paume à plat sur la lame. Une expression de douleur traversa son visage, puis une étrange fumée sembla s'élever du point d'impact, dégageant une odeur âcre dans la pièce. Il retira sa main cinq secondes plus tard, puis la présenta à Egrim. Celui-ci, à la fois dégouté et impressionné, s'approcha pour voir de plus près. Une grosse brûlure était apparue dans sa paume, du bas du pouce jusqu'au bout du petit doigt. On pouvait même apercevoir les gravures en elfique qui s'y était imprimé. Alors qu'Egrim regardait toujours avec fascination, il remarqua que la plait rétrécissait déjà, qu'elle passait du rouge vif aux roses et qu'une peau nouvelle se reconstruisait.

— Ouah, c'est... OK... Je ne peux plus contester.

Leerian remit son épée dans son fourreau, puis baissa la tête, subissant ce moment de honte intense. Quand il leva à nouveau un œil sur Egrim, trop curieux de sa réaction, il vit que celui-ci était totalement bouche bée. Puis, après quelques secondes supplémentaires, il se mit à rire comme un fou et à hurler des obscénités. Danayelle et Mishi le dévisagèrent à leur tour, étonnées de ses paroles.

— Egrim ! gronda Narsa. Sin ne serait pas fier de toi !

— Oh, ça va ! Il n'est pas ici ! Et puis... ah, ah ! Leerian est un loup-garou ! C'est trop dément ! Et c'est vachement cool, en fait !

— Quoi ?! s'exclama Leerian. Cool ?! J'ai failli tuer Danayelle et Mishi !

Egrim demeura muet à cette répartie. Il s'installa à nouveau dans son fauteuil, flattant lentement Jean sur son épaule qui regardait la scène sans réagir.

— À ce propos, intervint Danayelle. Je t'ai pardonné.

Ce fut au tour de Leerian d'être bouche bée, alors qu'il dévisageait Danayelle. Même Mishi la dévisageait, l'air de la prendre pour une traitresse. Danayelle s'avança sur le bout de son divan et se pencha légèrement vers lui.

— Tu te souviens, quand j'ai fait effondrer un immeuble à Wondor ? Et ensuite, quand on était sur la plage et que tu essayais de me remonter le moral. Sur le moment, je n'avais pas saisi pourquoi tu te donnais tant d'effort à me faire comprendre que ce n'était pas ma faute. Ce l'était, pourtant. Entièrement ! Mais depuis que je sais... je repense à cette scène d'une façon toute différente. En fait, toi et moi, nous sommes pareils, Leerian. Enfin... nous l'étions, ajouta-t-elle dans un léger rire tout en présentant la bague à son doigt. Grâce à ce bijou, je n'ai plus aucune difficulté à contrôler mon don. Aussi facile que de cligner des yeux. Mais, tu le sais, ça n'a pas toujours été le cas, et je comprends parfaitement ce que tu peux ressentir. Tu m'as aidé à résoudre mon petit problème... et ce serait particulièrement égoïste de ma part de ne pas te soutenir, maintenant que je sais que tu en as un similaire. C'est pourquoi j'avais décidé que si... quand on allait se revoir, j'allais te pardonner entièrement d'avoir essayé de me tuer. Mais je te pardonne un peu moins d'avoir gardé le secret aussi longtemps.

Danayelle écarta les mains et s'inclina en une légère révérence, concluant ainsi la fin de son discourt. Puis elle se tourna vers Mishi, l'incitant d'un mouvement de menton à prendre la parole à son tour. Mishi rougit sévèrement, leva les yeux vers Leerian qui était toujours abasourdi par la déclaration de Danayelle, puis baissa à nouveau la tête.

— Moi, euh... je suis désolé.

Leerian ne le crut pas une seule seconde. Au contraire, il pensait plutôt qu'elle s'excusait pour faire comme Danayelle, alors qu'elle n'en avait plus rien à faire de lui. Il prit une grande inspiration, s'efforçant de contenir l'émotion qui montait.

Mishi s'était rendu compte du malaise. Elle n'était peut-être pas sincère à cent pour cent, mais c'était encore moins un mensonge. Disons qu'elle était désolée aux trois quarts de sa capacité.

— C'est vrai, dit-elle avec plus de force dans la voix. Je n'aurais pas dû partir sans t'avoir laissé la possibilité de t'expliquer. Je suis même désolé pour tout ce que j'ai pu penser de toi par la suite. Je crois, pour ma part, que tu as bien fait de garder le secret, car peu importe à quel moment je l'aurais découvert, je me serais enfui sur le champ. (Mishi lança un regard triste sur Danayelle et Leerian, avant de le baisser à nouveau sur ses genoux.) Et, Leerian... Je ne regrette aucune seconde passée avec toi.

Leerian en eut encore une fois les larmes aux yeux. Il ouvrit la bouche pour parler, mais Mishi leva une main pour l'interrompre.

— Vous le savez sans doute déjà... Ma mère a été tuée par un loup-garou, il y a quatre ans. J'ai cru que c'était toi, le responsable. Quand tu as essayé de nous dévorer, il se trouve que mon père était de prise avec un problème similaire. Et celui-là a avoué que c'était lui qui avait tué ma mère.

Tout le monde était sous le choc de la déclaration. Leerian le premier. Il se leva même de sa chaise pour l'occasion. Il en fut d'abord heureux ; il n'avait pas tué la mère de Mishi ! Ça, ce n'était pas rien ! Mais un problème de logistique lui apparut rapidement, et il ne put s'empêcher de poser une question.

— Comment a-t-il fait pour le dire ?

— Dire quoi ? s'étonna Mishi.

— Eh bien... Dire qu'il était celui qui avait tué ta mère. Et comment l'a-t-il su, aussi ? Je veux dire... En tout cas, moi, je ne me souviens de pratiquement rien, quand je me transforme. Alors, reconnaitre qui j'aurais tué, et même parler... Enfin. Un loup-garou, c'est un animal ! Avec d'énormes crocs dans la gueule !

— Je ne vois pas du tout où tu veux en venir ! s'exclama Jean.

Leerian rougit en tournant la tête vers le dragon, qui s'était redressé sur les épaules d'Egrim.

— Il y a quelques exceptions, je le concède... mais les loups-garous n'en font pas partie. Ils ne peuvent pas parler.

Tous les regards se posèrent sur Mishi, attendant ses clarifications. Mais la sirène était perplexe.

— Est-ce que tu l'as vu ? insista Leerian.

— Mort, oui. C'était absolument dégueulasse.

— Et il ressemblait à quoi ?

— Eh bien... il devait bien faire dans les deux mètres. Une fourrure noire et poisseuse de sangs...

— Donc il a été tué sous sa forme de loup-garou. Sinon, c'est plutôt un homme que tu aurais aperçu. Il n'a eu aucune occasion de parler, ni même d'avouer être le responsable de la mort de ta mère.

Leerian écarquilla les yeux, puis se laissa lourdement tomber sur sa chaise pour se prendre la tête à deux mains.

— Ça veut dire que c'est peut-être encore moi qui l'ai tué ! s'exclama-t-il dans un gémissement.

Ce fut au tour de Mishi de se lever furieusement de son coin de divan.

— Et ça veut aussi dire que tu traites mon père de menteur ! C'est lui qui m'a révélé tout ça !

— Quoi ? Mais non ! fit Leerian d'une voix aigüe. J'ai du respect pour ton père, tu le sais bien ! Durement acquis, en plus !

Mishi fut incapable de s'empêcher de pouffer. Durement acquis, c'était peu dire ! Elle se rassit alors, soupirant pour retrouver son calme. Leerian l'observait toujours avec son regard de chien battu.

— Tu as raison, je suis désolé.

— C'est un mystère, intervint Egrim. Qu'il faudra élucider plus tard ! Mais j'ai encore d'autres questions qui peuvent être répondues tout de suite. Mon moment d'adaptation à cette nouvelle déclaration vous a bien permis de blablater un peu, mais tout ce qui m'importe, c'est de savoir, une bonne fois pour toutes, ce que tu fichais chez les djinns !

Leerian soupira en levant les yeux au ciel. Merci, Egrim, de dédramatiser la situation.

— C'est ma prison pour avoir tué les quarante trolls à Nashintill. La seule raison pourquoi je ne suis pas à Werisor – la vraie prison – est grâce à mon nom de famille.

— Werisor est une ville-prison pour les dotés, intervint Danayelle. Ce n'est pas là que tu aurais été.

Leerian fronça bêtement les sourcils.

— Ah bon ? (Puis il haussa les épaules, se reprenant :) Oh, je n'en sais rien. En tout cas, j'aurais dû aller ailleurs, mais j'ai eu... de la chance, fit-il d'un air dédaigneux. Ces djinns et leurs lutins de service sont vraiment impossibles à supporter. J'ai souvent dû me raisonner avant de faire un meurtre de plus ! Ils m'appelaient tout le temps « mon roi » ! Et vous savez comment ça me fait chier !...

Egrim, Danayelle et Mishi hochèrent tous gravement la tête.

— ... J'ai dû les menacer sauvagement pour qu'ils arrêtent. Mais maintenant, ils ont tous peur de moi ! C'est tellement étouffant, là-bas... Oh, Egrim, je te dois une dette énorme pour m'avoir aidé à m'échapper. Énorme ! Seulement... et toi, qu'est-ce que tu faisais dans la tour ?

Egrim demeura silencieux à la question qui semblait venir de nulle part. Ce qu'il faisait dans la tour ? Il essayait de découvrir si son paternel ne s'était pas foutu de sa gueule dans la stupide lettre qu'il avait trouvée dans ces affaires ! Celle qui affirmait qu'il était le descendant d'un dieu ! Il avait beau se demander quelle révélation était la plus surprenante, entre ça et celle de Leerian, il n'arrivait absolument pas à se décider.

Puis il eut un petit sourire incertain, avant de répliquer :

— Il m'a fallu six mois pour que tu me dises enfin ce que tu es. Tu crois sérieusement que je vais te donner la moindre information aussi facilement ?

Leerian dévisagea Egrim, perplexe. Il était évident que cela cachait quelque chose de gros. Mais comment lui en vouloir ? Il avait parfaitement raison ! Leerian ne lui devait rien ! Il haussa alors les épaules, puis sourit pour Egrim.

— C'est vrai. J'ai bien mérité que tu me laisses mijoter.

Leerian se leva et s'approcha d'Egrim dans l'intention de lui donner une tape amicale dans le dos, mais Jean se mit aussitôt à grogner, de la fumer sortant de ses naseaux. Leerian présenta les mains en signe de soumission et retourna s'installer à sa chaise.

— Alors, fit Danayelle, tu es donc un évadé de prison.

— Ouais... On peut le dire comme ça.

— C'est l'histoire qui recommence, dit Egrim. Comme quand tu t'étais évadée de l'Institut. En plus, c'était encore moi qui t'avais aidé à sortir ! Appelez-moi... l'évadeur, dit-il d'un ton plein de mystère.

— C'est nul à chier, comme nom, intervint Narsa depuis son coin.

— On t'a pas sonné, toi !

— Je suis d'accord, ajouta Danayelle. Outré te va bien mieux.

Egrim tira la langue à Danayelle, qui répliqua avec une grimace. Leerian les observa à tour de rôle, souriant de sa chance. Ses amis lui avaient tellement manqué ! Surtout maintenant, à savoir qu'ils étaient réellement encore ses amis !

Soudain, la télévision à écran plat, au fond de la pièce, s'alluma en grésillant. Tous sursautèrent alors qu'une sirène en chemisier et jupette gris et blanc, un micro dans les mains, apparaissait sur les images.

— Quelqu'un s'est assis sur la télécommande ? demanda Egrim.

Mais celle-ci était sur la table basse, bien à la vue. Danayelle et Egrim, les seuls à comprendre le fonctionnement d'une télé, se dévisagèrent en faisant la moue.

« Nous interrompons votre émission pour vous faire part d'une annonce importante. Leerian Celeyste s'est échappé. Il est présentement quelque part dans notre ville de Stanmore. Il est dangereux ! C'est un meurtrier ! Si vous le voyez, ne tentez pas de l'approcher et composer ce numéro, ou avertissez un troll policier. Pour l'heure, nous vous recommandons de ne pas flâner dans les rues. Nos djinns sont sur le coup. Restez à l'abri ! Nous vous recontacterons dès qu'il sera retrouvé. »

La sirène laissa place à une photo peu flatteuse de Leerian, où il faisait la moue avec un regard noir. En dessous, en gros chiffres rouges, apparaissait un numéro de téléphone à composer. Les images demeurèrent une dizaine de secondes supplémentaire avant que l'écran ne s'éteigne, laissant derrière lui un lourd silence.

Leerian, abasourdit, tourna les yeux vers ses amis. Tous le dévisageaient avec un mélange de méfiance et de pitié.

— J'ai fait de mon mieux, dit lentement Egrim. Mais l'évadeur n'aura pas été longtemps efficace.

— Alors il faut faire vite ! s'exclama Danayelle en se levant d'un bond. Tu veux retourner à Celeyste, c'est ça ? On va t'y aider !

— Ouais ! Un peu d'action ! fit Egrim en se levant à son tour.

Mishi se leva lentement, avec plus de calme cette fois.

— Celeyste est le premier endroit où ils vont regarder, si tu réussis à quitter Stanmore.

— Elle a raison, dit Narsa qui se prêtait rarement aux conversations. Tu n'as aucune chance.

Leerian hocha la tête. Il savait que Celeyste serait une destination stupide. Et honnêtement, en dehors de la nostalgie, qu'est-ce qui le retenait vraiment à cet endroit ? Non, il avait une idée différente à l'esprit. Une idée un peu plus téméraire. Mais au cours de ses six mois chez les djinns, il y avait longtemps pensé. C'est avec un sourire malicieux au coin des lèvres qu'il dit enfin :

— Je ne veux pas aller à Celeyste. Je veux quitter le pays.

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