Chapitre 10

Mishi et Narsa étaient toujours sur leur banc, à attendre. Narsa n'étant pas bavarde de nature, elles avaient rapidement fait le tour de tout sujet de conversation, et un long silence les accompagnait depuis un moment. Mishi était mal à l'aise ; elle aimait bien la fée, mais elle la trouvait légèrement bizarre. Elle commençait à avoir hâte que Danayelle ou Egrim se pointent. Peu importe qui viendra le premier.

Tout autour d'elles, des piétons passaient sans leur accorder la moindre attention. Il y avait beaucoup de voitures, aussi. Beaucoup trop. Cette ville était tellement différente de tout ce que Mishi avait connu, elle en ressentait un véritable malaise.

En soupirant subtilement, Mishi leva les yeux vers l'établissement qui leur faisait face, de l'autre côté de la route. Des gens s'étaient mis à en sortir. Elle apercevait beaucoup de lutins et de nains. Des fées s'étaient envolées au-dessus d'eux. Ensuite vinrent des hommes et des elfes. Et dans le lot... Danayelle était présente. La tête basse et un bonnet rouge qui laissait dépasser ses oreilles, et un livre de note serré contre sa poitrine.

Mishi se leva d'un bond, sautillant et secouant les bras en l'air comme une pom pom girl.

— Danayelle ! Danayelle !

Celle-ci s'arrêta de marcher pour apercevoir Mishi. Ses yeux verts s'écarquillèrent quand elle reconnut son amie, avec ses cheveux en pétard et ses vêtements en loques.

— Mishi ?!

Celle-ci ne l'avait pas entendu prononcer son nom, par tout le bruit des moteurs et des piétons, mais elle avait vu sa bouche bouger. Elle hocha la tête et, accompagné de larges mouvements de mains, l'incita à la rejoindre de leur côté. Danayelle observa longuement de gauche à droite, toutes les voitures qui passaient sans jamais s'arrêter. Puis, d'un air tout à fait naturel, elle se mit à l'éviter au-dessus de la route pour s'avancer jusqu'à eux, le corps bien droit comme si elle était retenue par des cordes invisibles. Mishi était bouche bée, ne sachant quoi penser de la scène qui venait de se dérouler sous ses yeux.

— Danayelle ?! Tu voles !

Celle-ci éclata de rire en se posant devant la sirène. Elle la prit dans ses bras pour une longue accolade avant de s'éloigner à nouveau pour la regarder de haut en bas, un petit sourire malicieux aux lèvres.

— Tu m'as manqué, Mishi ! Mais je dois dire que je ne m'attendais pas à te revoir de sitôt... et encore moins que tu ressemblerais à ça !

Mishi baissa les yeux pour observer ses vêtements. Il était vrai que ce n'était pas les plus jolis de sa garde-robe. Sans parler du mélange de terre et de neige qui la recouvrait, lui donnant des allures de sauvageonnes.

— Euh, je suis un peu parti sur un coup de tête, fit Mishi dans un rire nerveux. C'est Egrim qui m'a trouvé ! Et nous sommes venus pour te retrouver, mais... lui, je ne sais plus où il est passé.

Mishi se tourna vers Narsa, qui haussa innocemment les épaules. Danayelle observa la fée à son tour et reconnut rapidement Jean, le petit dragon, qui sommeillait sur la tête de Narsa.

— Alors Egrim est ici aussi ? Oh, génial ! J'ai hâte de le voir. Quand est-ce qu'il va revenir ?

— Eh bien, c'est toute la question ! Il n'a même pas dit où il était allé.

— Il a dit qu'il n'en avait que pour quelques minutes, ajouta Narsa. Mais ça fait déjà un moment.

Danayelle soupira platement, regardant de tout côté sur le trottoir à la recherche d'un elfe aux cheveux aussi blancs que la neige. Elle n'en voyait aucun ; la grande majorité des elfes avaient plutôt des cheveux blonds ou châtain, voire gris.

— Je vous conduis chez moi, alors ? Au lieu d'attendre ici...

— Mais Egrim ne nous retrouvera pas, répliqua aussitôt Narsa. J'ai été chargé par Sin de le surveiller pour qu'il ne fasse pas de connerie, et j'ai déjà l'impression d'avoir failli à ma tâche !

Il y eut un moment de silence, alors que toutes réfléchissaient à ce qu'il convenait de faire. Attendre encore un peu, ou aller chez Danayelle, au chaud ? Mais elles n'eurent pas à prendre de décision, puisqu'un appel d'air refila des frissons à Mishi qui se retourna en sursautant. Derrière elle, Egrim venait tout juste d'apparaître. Un sourire incertain au visage, et les bras nus malgré la température proche du négatif.

— Eh ! Salut, Barjo !

— Outré ! s'exclama Danayelle.

Elle fit un pas pour le serrer contre elle, mais s'arrêta au milieu de son geste. Alors qu'Egrim avait levé les mains pour l'accueillir, toutes eurent un hoquet de stupéfaction en remarquant ses paumes rouges de sang. Egrim demeura bête devant leur réaction, avant de réaliser le problème et de cacher ses mains derrière son dos avec un sourire timide.

— Euh, ouais, j'ai... j'ai rencontré une petite péripétie. Désolé si j'ai pris un peu plus de temps que prévu. Vous me suivez ?

Les filles s'échangèrent un long regard perplexe. Toutes pensaient à la même chose ; qu'est-ce qui avait bien pu se passer pour qu'il ait les mains couvertes de sang ? Alors qu'Egrim s'éloignait déjà à grande enjambée sur le trottoir, Danayelle, Mishi et Narsa se précipitèrent derrière lui. Il les entraina sur plusieurs centaines de mètres, avant de bifurquer dans une ruelle sombre entre deux immeubles. Il n'y avait rien d'autre ici que des bennes à ordures et des sacs poubelles, agrémentés d'une forte odeur de chiottes.

— Où est-ce que tu nous emmènes, Egrim ? s'impatienta Mishi.

Sans répondre, celui-ci continua d'avancer. Ils étaient presque arrivés. C'est avec des émotions partagées qu'il s'approcha de l'une des bennes, où quelqu'un était caché au coin, contre le mur. Il s'éloigna ensuite d'un pas de côté pour le désigner, plein de fierté.

— Voilà ! voyez qui j'ai trouvé !

Tous les regards se posèrent alors sur Leerian, assis au sol les jambes dans les bras. Celui-ci, tout aussi couvert de sang qu'Egrim, fut stupéfait en apercevant les filles. Danayelle, Mishi et Leerian se dévisageaient l'un l'autre, un silence malaisant s'introduisant dans le groupe.

— Eh, vous êtes censé être heureux ! s'impatienta Egrim. Prenez-vous dans vos bras, et tout !

Sur ses paroles, Mishi eut un mouvement de recul, se plaçant derrière Danayelle comme pour s'en faire un bouclier. Leerian n'en fut même pas insulté ; il ne savait plus du tout quoi penser.

— Alors ? Ça commence à être un peu long, fit Egrim. Vous êtes tous amis, oui ou non ? Saluez-vous, merde !

Son ton agressif fut suffisant pour extirper les trois de leur contemplation. Leerian, toujours aussi confus dans son esprit, se leva enfin de son coin. Il observa une encore une fois Danayelle, puis Mishi partiellement caché derrière, toutes deux nerveuses au point d'en trembler.

— Tu ne m'avais pas dit qu'elles seraient là ! s'exclama Leerian en se tournant vers Egrim.

— Mais... je croyais que vous étiez amis, fit Egrim sur le ton de l'excuse. Il s'est passé un truc pendant que je n'étais pas là, hein ?

Il s'était bien passé que Leerian avait failli tuer Danayelle et Mishi à leur dernière rencontre. Le souvenir était cuisant dans la mémoire des filles, où la peur et le sang se mêlaient à l'image de l'horrible loup-garou qu'était devenu Leerian au cours d'une pleine lune. Lui, pourtant, n'en gardait aucune trace dans son esprit. Mais il savait ce qu'il avait fait, et c'était amplement suffisant pour se mériter la honte pour le restant de ses jours.

Mishi fit un petit marmonnement, s'attirant tous les regards sur elle. Elle avait essayer de parler, mais avait changé d'idée à la dernière seconde. Que pouvait-elle dire ? Tant de pensées contradictoires se mêlaient dans son esprit. Autant elle voulait répondre à Egrim et dire tout ce qui s'était produit au court de cette nuit de pleine lune, six mois plus tôt, autant elle répugnait de prononcer ses mots. Elle avait honte de s'être enfuie cette même soirée, et en même temps, elle doutait qu'elle recommencerait à la première occasion.

— Et si on allait tous chez moi ? dit soudain Danayelle.

— Tous ?

Leerian avait répété ce mot avec surprise. Il s'était imaginé les filles l'attaquer à coup de gifle si leur chemin se recroisait un jour, pas que Danayelle l'inviterait chez elle !

— Oui, tous, insista-t-elle en braquant son regard dans celui de Leerian. Pour ce que j'en sais, je suis toujours ton amie.

Leerian en fut bouche bée. Danayelle se considérait encore son amie ! L'amie de celui qui avait failli la tuer ! Et qui s'était pourtant bien acharné à cette tâche, avant de se prendre tout un tas de balles d'argent dans le corps !

Leerian s'avança alors, attrapa Danayelle par les épaules et l'entraina à lui pour la serrer dans ses bras. Puis il éclata en sanglot et en gémissement incontrôlables. Danayelle figea de surprise, puis se mit à lui tapoter le dos lentement, sans trop savoir quoi faire. Mishi, toujours derrière Danayelle, était totalement choqué du spectacle.

— Merci ! fit Leerian dans un couinement. Merci, merci, merci...

Danayelle, coincée dans l'accolade, tourna les yeux vers Egrim qui s'était éloigné de quelques pas tant il était perturbé par la scène. Narsa était près de lui, et Jean le dragon s'amusait à se promener entre leurs épaules malgré la différence de taille impressionnante.

— Peut-être que j'aurais dû le laisser où je l'ai trouvé.

— Non ! s'exclama aussitôt Leerian, sursautant comme sur le coup d'une puissante décharge électrique. Non, non... Je suis désolé, j'arrête... Je suis vraiment désolé...

— Ça va, dit Danayelle, profitant du moment pour reculer d'un pas. Seulement... prends le temps de respirer, d'accord ? On en reparlera chez moi. Je crois que... (Elle se tourna brièvement pour échanger un regard lourd de sous-entendus avec Mishi, avant de revenir à Leerian.) Je crois que nous avons tous beaucoup de choses à nous dire.

Tous hochèrent la tête d'un même mouvement. Leerian, lui, baissa la sienne en essuyant son visage souillé de larme avec la manche du manteau d'Egrim.

— Mon appartement n'est pas très loin, dit Danayelle. Tout juste cinq minutes à pied. On y sera tranquille ; mes parents sont encore au boulot, à cette heure.

Leerian fit un petit grommellement, attirant encore une fois l'attention sur lui. Mais sans rien dire, Danayelle avait un doute de quel était le problème. D'abord du fait qu'il y avait du sang sur son manteau, ensuite qu'il était maintenant, plus ou moins, une célébrité. Tout le monde allait le reconnaitre avant qu'ils n'arrivent à destination. Alors elle retira le bonnet qu'elle portait et le mit sur la tête de Leerian, qui se laissa faire en grimaçant. Elle prit même soin d'y entrer tous ses cheveux et ses longues oreilles, et de l'abaisser jusqu'à ses yeux. Puis elle remonta la fermeture éclair du manteau d'Egrim, lui couvrant le menton et la bouche.

— Là, il n'y a plus de problème ?

Leerian secoua lentement la tête de gauche à droite. Avec un sourire satisfait, Danayelle se retourna pour faire face à Mishi, Egrim et Narsa.

— Suivez-moi, maintenant.

Puis Danayelle se dirigea vers la sortie de la ruelle. Mishi courut pour la rattraper, posant une main sur son bras. Collé à elle comme une ventouse. Leerian les regarda s'éloigner, son cœur meurtri prenant un nouveau coup.

— Elle a peur de moi, fit-il dans un murmure.

— C'est l'impression que j'ai, dit Egrim d'un ton neutre. Et j'ai hâte de savoir pourquoi.

Puis il courut pour rattraper les filles. Leerian se tourna vers Narsa comme d'un dernier ressort.

— Dis, tu as le don de voyance, toi ?

— Un peu.

— Alors tu peux me dire si Mishi va me pardonner ?

Narsa haussa les épaules avec un sourire malicieux. Elle avait une petite idée de la suite, mais pourquoi se donnerait-elle la peine de le dire ? La tête haute, elle abaissa son manteau, déploya ses ailes et s'envola pour rejoindre les autres, abandonnant Leerian à son sort. Celui-ci leva les yeux au ciel nuageux, lâcha un long soupire de désespoir, puis courut à son tour derrière ses amis. 

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