Chapitre 1
Une fine neige tombait du ciel, couvrant la petite île au sud de la mer Gardas de poudre blanche. Il faisait tout juste assez froid pour qu'elle ne devienne pas instantanément de la pluie.
Egrim se fondait bien dans le décor. La peau pâle et les cheveux blancs, il grelottait, ses mains frictionnant à répétition ses bras nus. Il se sentait stupide. Bêtement debout à ne rien faire, coincé sous cette température glaciale, il fixait d'un regard noir son maitre qui, cinq mètres plus loin, semblait irradier de chaleur comme un mini soleil.
Sin, son maitre, était un mage. Pas conséquent, Egrim en était un aussi. À tout ce que Sin pouvait faire, il était logique de supposer qu'Egrim pouvait l'accomplir également. En six mois d'apprentissage, il avait réussi plusieurs petits trucs... mais justement, au plus grand désespoir d'Egrim, ce n'était que des petits trucs. La magie était plus difficile à contrôler que ce qu'il s'était d'abord imaginé, et elle drainait énormément son énergie, beaucoup plus que la téléportation qui était innée chez lui. Dès qu'il forçait un peu trop, il s'effondrait. Bien sûr, il pouvait compter sur Sin pour le soigner aussitôt. Mais c'était tout de même assez ennuyant. Il avait cru que devenir un mage lui procurerait la sensation d'être fort et puissant, au lieu de quoi, il se sentait plutôt comme un bon à rien.
Six mois d'apprentissage. C'était huit fois plus long que ce qu'il lui avait fallu pour maitriser la téléportation. Et qu'est-ce qu'il savait faire, maintenant ? Il pouvait soigner les blessures mineures. Il parvenait tout juste à faire de la télékinésie, quand il était question de faire léviter un caillou. Une fois, il avait réussi à manipuler l'eau d'une rivière... mais ça avait été si dur qu'il s'était instantanément évanoui et il était tombé dedans. Heureusement que Sin était là pour l'en sortir, ou il se serait probablement noyé sur le coup.
Aujourd'hui, c'était la première neige de l'hiver. Ou plutôt que c'était encore la fin de l'automne. Sin avait profité de l'occasion pour lui donner une cour sur la magie du feu. Quelque chose de tout simple, parait-il ; se réchauffer.
Ça, c'était facile, pour Sin. Le feu était son don. Il ne connaissait même pas les formules sur ce type de magie, puisqu'il n'en avait pas besoin, il avait dû regarder dans l'un de ses livres.
C'était tout de même la dixième tentative d'Egrim pour apprendre ce tour. Les quelques premières fois, il s'était évanoui sous l'effort. Et les quelques fois d'ensuite, il avait plutôt réussi à se foutre lui-même en feu, ou le gazon autour de lui.
Egrim prit une grande inspiration. Il était temps d'essayer une onzième fois, sous le regard bienveillant de son maitre. Il se concentra sur lui-même, sur le froid qui l'habitait. Sur la couche de neige qui s'était formée sur ses bras et tout autour de lui, à ses pieds.
— Cadium...
Et aussitôt, la neige fondit. Egrim remarqua, avec une pointe d'inquiétude, sa peau rougir, comme si un feu s'était créé à l'intérieur même de son corps. Il n'avait plus froid, tout à coup. Il se sentait bien. Enfin, il ne grelottait plus.
— J'ai réussi ? s'étonna Egrim.
Sin lui fit un sourire encourageant. Mais celui-ci s'estompa rapidement alors que, sous ses yeux, Egrim tombait à genou en serrant les dents.
— Merde, ça brûle !
— Dit la formule ! le pressa son maitre.
— Fale ! Fale, merde, fale !
Enfin, la douleur disparut. Egrim était en sueur, ses cheveux blancs plaqués sur son front et le souffle court. Lentement, il releva le regard vers Sin, qui s'était approché de son protégé.
— Merde, répéta Egrim.
— Je t'ai déjà dit d'arrêter de jurer autant.
— Oh, ça va. T'es pas mon père.
Sin n'osa rien répondre à ça. Il comprenait que son élève pouvait être énervé, et surtout, il savait quel genre de relation Egrim avait avec ses parents.
Six mois plus tôt, Egrim était venu cogner à sa porte pour débuter l'entrainement. Sin lui avait demandé une requête qu'il avait pensé simple ; il voulait l'autorisation des parents d'Egrim avant de commencer son apprentissage. Après tout, c'était la moindre des choses ; Egrim était un mineur. Mais Sin ne s'était pas attendu de retrouver le jeune elfe tremblant et en larme, sous la pluie au milieu de la nuit, avec le souvenir cuisant de sa mère qui lui pète le nez d'un coup de pied. Il en avait été tellement choqué qu'il avait lui-même lâché un gros « merde ! », ce qui avait fait pouffer Egrim de rire... avant qu'il ne se mette à pleurer et gémir encore plus fort. Sin avait eu pitié de lui, alors qu'il croyait avoir un cœur de pierre.
Une semaine plus tard, Sin terminait toutes ses affaires dans sa ville natale, Wondor. Ils étaient ensuite partis vers un petit coin tranquille de Nyirdall où commencer les cours de magie. Soit sur une île en forme de croissant dans la mer Gardas, si petite qu'elle n'avait pas de nom. Au sud du désert de Sarxar, où il n'y avait personne à blesser avec les pouvoirs inexpérimentés d'Egrim. Elle appartenait à Sin, il avait même sa maison et son champ de récolte tout au centre. C'était un petit coin de paradis.
Egrim avait repris son souffle. Lentement, il se remit debout, même s'il se sentait épuisé. Encore une fois, la magie avait drainé son énergie, alors qu'il n'avait pratiquement rien fait.
— Prêt à réessayer ? demanda Sin avec un sourire confiant.
Egrim répondit d'une grimace dégoutée, puis partie en abandonnant Sin. Tout ce qu'il voulait, c'était d'aller se coucher quelques heures.
— Egrim ! Ne me tourne pas le dos comme ça !
Egrim continua son chemin en trainant les pieds, creusant des sillons de ses pieds nus dans la neige fraiche.
Sin soupira en posant une main sur son front. Il aimait son élève, bien sûr, mais autant que Sin lui apprenait la magie, autant Egrim lui apprenait la patience. Il savait qu'il ne pouvait pas trop lui en demander, au risque qu'il craque et se mette à pleurer. Même s'il disait qu'il était passé au-dessus de l'abandon de ses parents, Sin n'était pas aveugle, et encore moins sourd. Dès qu'il donnait une minute au gamin, celui-ci allait se cacher dans un coin pour laisser couler les larmes, marmonnant des « pourquoi ?! » à répétition. Sin avait de la peine pour lui. Mais que pouvait-il faire de plus ? Il avait trop peu d'expérience avec les enfants, encore moins dans ce genre de situation. Il avait bien eu une fille avec une fée, il y a plus de cent-dix ans plus tôt, et celle-ci était morte de vieillesse alors que Sin lui-même avait toujours l'air de n'avoir pas plus de trente ans. C'était l'avantage des elfes, mais Sin le percevait surtout comme une malédiction. Ils vivaient des centaines d'années de plus que toutes les autres races humanoïdes. Sin s'était promis depuis que, s'il devait tomber amoureux à nouveau, ce serait d'une elfe. Il avait assez donné de voir sa fille, et même ses petits-enfants après elle, mourir par l'âge.
Au loin, Egrim avait atteint la maison. Elle tenait plutôt d'une cabane qu'autre chose. L'entrée menait directement au salon, où tout n'était que du bois. Sur l'un des murs, une grande cheminée abritait un feu qui crépitait. Il s'avança en trainant les pieds, puis se laissa tomber de côté sur le canapé. Il enfonça son visage dans un coussin, soupira, gémi, puis releva la tête pour fixer les flammes orange. Tout juste devant, à profiter de sa chaleur, le chaticorne de Sin était roulé comme une boule de neige poilue. Et à ses côtés, Jean, le dragon miniature, dormait sur le dos, les quatre pattes en l'air.
Egrim ne savait pas ce qui lui prenait, depuis un temps. Il se croyait être quelqu'un de patient. Mais depuis sa mère... il n'arrivait plus à rien. La moindre contrariété lui donnait envie de tout abandonner.
— Ça s'est mal passé, on dirait.
Egrim releva la tête pour remarquer Narsa, la petite petite petite fille de Sin. Elle était assise n'importe comment sur son fauteuil, les jambes sur l'accoudoir et ses ailes vertes de fée repliée sur ses épaules comme pour en faire une couverture. Elle avait le nez plongé dans un livre, mais il était évident pour Egrim qu'elle ne lisait pas.
Egrim soupira à nouveau, reportant son regard sur le feu.
— Je t'envie, Narsa. La magie des fées est tellement simple, comparée à celle des mages...
— Moi, c'est toi que j'envie. Tu peux faire bien plus de choses que moi.
Egrim pouffa d'un rire moqueur. Peut-être aurait-elle eu raison s'il arrivait au moins à faire quelque chose.
— Tu as commencé il y a six mois seulement, Egrim, fit Narsa sans relever les yeux de son livre. Même pour Sin, ça lui a pris de nombreuses années avant d'atteindre le niveau qu'il a aujourd'hui.
— Je sais... Mais...
— Tu es ridicule de désespérer pour si peu.
Egrim dévisagea la fée. Elle avait toujours ce petit commentaire inutile à faire pour rabaisser Egrim un peu plus. Au début, il avait osé croire qu'une amitié serait possible entre lui et Narsa. Mais six mois plus tard, il s'était rendu compte qu'elle était une asociale. En fait, plus il regardait Narsa, plus il s'ennuyait de Danayelle. Cette fille aux pouvoirs télékinétiques qu'il avait rencontrée à l'Institut, un endroit où tous les elfes dotés allaient pour apprendre à maitriser leur don. Elle avait su l'entrainer dans une aventure délirante et passionnante où il l'avait sauvé d'une bande de trolls assassins, ils s'étaient même fait kidnapper par des pirates et rescapés sur une île déserte. Et en chemin, bien sûr, il avait croisé la route de Sin, qui lui avait fait prendre conscience qu'il était un mage.
Pour lui, ça n'avait duré qu'à peine plus d'une semaine. Mais ça lui manquait. C'était la belle époque.
Egrim enfonça à nouveau sa tête dans le coussin, à plat ventre sur le divan. Il resta une minute entière dans cette position avant d'avoir la force de se relever. Avec un soupir blasé, il se dit qu'il était temps de retourner voir Sin au risque qu'il perde patience pour de bon. Mais alors qu'il s'avançait vers la porte d'entrée, celle-ci s'ouvrit d'elle-même pour laisser passer Sin, ses cheveux noirs recouverts de gros flocon de neige.
Egrim déglutit. Il avait énervé le magicien.
— Je faisais juste une pause et je revenais !
— Assieds-toi, Egrim.
Oh, merde, il est vraiment fâché. Egrim s'installa à nouveau sur le canapé, cette fois le corps bien droit. Narsa abaissa son livre pour lui lancer un coup d'œil amusé.
Sin enfonça ses poings dans ses poches tout en s'avançant à pas lent vers son fauteuil, mais préféra rester debout devant, surplombant Egrim de son deux mètres cinquante. Il avait le visage sérieux, et Egrim en était convaincu ; il allait se faire disputer. Il sentait son cœur battre anormalement fort contre ses côtes.
Quand sa mère le disparait, elle n'y allait jamais de main morte. La dernière fois, elle lui avait cassé le nez. Est-ce que Sin fera la même chose ?
— Egrim, j'ai beaucoup réfléchi, depuis quelques jours...
Sin fit une pause toute théâtrale. Il voulait prendre son temps et ne pas brusquer son élève, mais il s'aperçut rapidement qu'il avait l'effet contraire sur lui qui angoissait complètement. Sin pinça les lèvres, et s'avança pour poser une main sur l'épaule d'Egrim. Celui-ci se braqua aussitôt et ferma les yeux, attendant le coup de poing.
— Petit, tu as besoin de vacances... et moi aussi.
— Vous ne voulez plus de moi, c'est ça ?
Sin eu un mouvement de recul à la question, tant elle lui semblait saugrenue. Malgré ses sautes d'humeur, il aimait son apprenti. Et surtout, il avait pitié de lui.
— Oh, bien sûr que non ! Je parle de vacances, pas de te foutre à la rue. Ça nous ferait du bien à tous les deux. On pourrait retourner à Wondor et je reprendrais ma boutique pendant quelques jours... quelques semaines, tout au plus.
Enfin, Egrim sembla se détendre alors qu'il levait les yeux vers son maitre. Oui, des vacances étaient tout ce dont il avait besoin. Seulement...
— Je croyais que c'était dangereux pour moi d'être dans une ville... avec mon incapacité totale à faire de la magie.
Sin pouffa de rire tout en prenant place près de lui sur le canapé.
— Mais non... tu n'es pas incapable, Egrim. Tu en sais déjà suffisamment. Tu sais, par exemple, comment arrêter un sort ! Et comment soigner ! Et puis tu es quelqu'un d'intelligent, tu ne vas pas tenter n'importe quoi quand je ne serais pas là, non ?
— Non, bien sûr...
Cette mise en garde lui rappelait Danayelle, son amie télékinétique, qui avait plus ou moins foutu de bordel un peu partout au pays avec son don instable. Elle avait, entre autres, écroulé une boutique à Wondor et tué quatre personnes ce jour-là.
Elle me manque, pensa Egrim avec amertume. Ça faisait six mois qu'il ne l'avait pas revue, qu'il n'avait pas eu la moindre nouvelle. Il savait qu'elle avait réussi sa quête et qu'elle avait eu pour seule punition de retourner à l'Institut... mais il ne connaissait rien de la suite.
— Est-ce que je serais obligé d'aller à Wondor, moi ? J'ai plutôt envie d'aller à Stanmore.
Sin eu un moment d'hésitation. Il ne voulait pas dire oui pour Stanmore ; comme beaucoup de gens au pays, il détestait cette ville futuriste et technologique. Lui-même n'y avait jamais mis les pieds.
— Euh... fit-il lentement. Oui... bien sûr. Seulement... tu ne veux pas aller à Wondor, tu es sur ?
De son fauteuil, Narsa éclata d'un rire sarcastique tout en tournant la page de son livre.
— Sa copine lui manque !
— Ce n'est pas ma copine ! s'empourpra Egrim.
— Mais tu aimerais, dit Narsa avec un mouvement de sourcil explicite.
— Mais non ! Elle est plus vieille que moi...
— Si tu dis non, pourquoi tu ressors une excuse aussi minable ?
Les joues d'Egrim étaient rouges tant il avait honte. Sin pouffa de rire en passant une main dans les cheveux de son élève.
— Il est clair que je ne peux pas dire non pour que tu retrouves ta copine, dans ce cas, dit-il avec un sourire sournois. Mais si tu veux que je te laisse autant de liberté, il va falloir que je t'apprenne d'abord un dernier sort... La télépathie.
Egrim écarquilla les yeux en dévisageant son maitre. Il lui avait répété plusieurs fois que la télépathie était certainement la magie la plus compliquée à contrôler. Jusqu'à maintenant, son apprentissage avait surtout tourné autour des éléments, et un peu la télékinésie. Et déjà qu'il avait de la difficulté avec rien que ça, il le sentait, c'était tout un défi qui se présentait devant lui.
— Vous voulez que je fasse de la télépathie... avant les vacances ? Eh bien merde... en fait, vous ne voulez pas que je parte. Je suis prisonnier, c'est ça ?
Sin pouffa de rire en secouant la tête.
— Bien sûr que non. Je ne te demande pas d'apprendre tous les sortilèges de télépathie ! Juste un seul ! Quelque chose pour qu'on puisse rester en communication quand nous ne serons plus dans la même ville.
— Un téléphone portable ferait le boulot...
— Un quoi ?
— Rien, je déconne...
— Hmm... bref. Nous avons fini pour aujourd'hui, mais demain, je vais t'enseigner un sort qui te permettra de transmettre tes pensées. Il ne fonctionnera qu'avec les gens que tu connais étroitement ; ceux avec qui tu as déjà un lien. Moi, Narsa, tes amis, tes... enfin. Tu vois. Peu importe où ils sont, tu pourras leur transmettre des informations.
— Mais eux ne pourront pas m'en transmettre ?
— À moins que ton correspondant soit télépathe aussi ; non. Il entendra ce que tu dis, mais l'autre ne pourra pas répondre. Mais bon. Tout ce qui m'intéresse à t'apprendre ça, c'est que moi, je puisse communiquer avec toi. Donc il n'y aura pas de problème. On commence demain, d'accord ?
Egrim soupira platement tout en hochant la tête. Ça s'annonçait compliquer. En plus, il aurait bien aimé que lui puisse entendre les pensées de ses amis, et pas l'inverse. Mais c'était déjà mieux que rien.
Sin lui fit un sourire bienveillant, donna une légère claque sur sa cuisse, puis se leva pour aller vers la cuisine. Egrim profita de son absence pour s'écrouler sur le canapé, le regard fixé sur le feu dans la cheminée et Jean le dragon qui dormait toujours à poing fermé.
Heureusement que j'ai un ami télépathe, pensa-t-il soudain, le visage de Tys emplissant son esprit. Il ne l'avait connu que pendant trois semaines, mais il était tout de même, selon lui, son meilleur ami. Et il lui manquait. Au moins, malgré la distance, il pourra peut-être le retrouver.
— C'est bizarre, marmonna-t-il pour lui-même. Je sens que ça va être drôlement chiant. Et pourtant, là, j'ai hâte à demain.
Narsa lui lança un regard amusé, un sourire aux coins des lèvres. De son don de voyance propre à la race des fées, elle savait qu'il allait en baver.
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