Chapitre 7
En arrivant chez lui après un sprint intense d'un quart d'heure, Leerian s'élança tête première dans son lit, hurla dans son oreiller, gémit, donna deux ou trois coups de pied dans le vide, puis se tourna sur le dos pour observer le plafond d'un air absent.
Ça y est, je vais mourir, pensa Leerian avec désespoir. Ou je vais tuer quelqu'un. L'un ou l'autre.
— Elle a dit que ce n'était que pour quelques jours, marmonna Leerian pour lui-même. La pleine lune est dans trois semaines. Et si elle doit retourner à l'Institut après, Mishi ne pourra pas la suivre là ! Elle reviendra alors à Celeyste, non ? Et moi aussi ? Rien que quelques jours... OK, je ne vais pas mourir, mais, bon sang, il y a tellement de risque...
Des battements d'ailes attirèrent le regard de Leerian. Dans sa précipitation, il avait laissé la porte grande ouverte. Des pixies en avaient profité pour entrer, venant se poser sur la tête de lit. Elles étaient toute une bande, mais Leerian remarqua rapidement celle qui s'était perchée près de son visage, emplissant une bonne partie de sa vision. Elle avait des cheveux bruns et était vêtue d'un pétale de lys rose.
Leerian fronça les sourcils.
— Eh, c'est toi qui m'avais dit d'aller au sud, il y a une semaine !
La pixie inclina la tête. Ses petites créatures n'avaient pas la moindre consciente du temps. « Il y a une semaine » ne voulait strictement rien dire pour elle.
— C'était toi, insista Leerian. Tu m'avais dit que je ne le regretterais pas.
— Et tu as regretté ?
— Sur le coup, non, grogna Leerian. Maintenant, oui. Il faut croire que tu n'es pas de celles qui ont toujours raison.
La pixie perdit son sourire, l'air profondément insulté. Elle s'envola pour se poser à plat ventre sur le front de l'elfe, son visage tombant devant l'œil droit de Leerian.
— J'ai toujours raison ! grommela la pixie. Et toi, tu mens. Tu ne regrettes pas du tout d'être allé au sud. Ce que tu ressens en ce moment, c'est quelque chose de complètement différent.
Frustré, Leerian dégagea la pixie d'une petite claque et se redressa, se mettant assis sur le rebord de son lit. Il ne voulait pas l'admettre, mais la pixie avait, encore une fois, parfaitement raison.
— Qu'est-ce que ta grande sagesse me dicte de faire, alors ? fit Leerian d'un ton sarcastique.
— De suivre tes envies.
Leerian leva un regard noir vers la pixie. Elle volait en faisant du surplace devant lui, alors que ses frères et sœurs, plus loin, s'amusaient à fouiller dans les affaires de l'elfe.
— C'est quoi, tes envies ? insista-t-elle.
— De suivre Mishi, fit Leerian en baissant à nouveau les yeux.
— Alors il faut que tu le fasses.
— Je vais le regretter, tu crois ?
— Peut-être, un peu, parfois. Beaucoup. Et pour finir, pas du tout.
Leerian fit la grimace, essayant de décortiquer ce qu'il venait d'entendre. Elle avait nommé toutes les réponses possibles, allant des négatives à une positive. Qu'est-ce qui comptait le plus ? La route ou l'arrivée ? C'était bien ça, toute la question. À ce qu'il arrivait à comprendre, l'aventure sera pénible, il va regretter d'être venu, parfois beaucoup. Mais... pour finir, pas du tout.
— Va vers le sud, insista la pixie.
Leerian eut un petit sourire en coin. Ça lui rappelait, il y a une semaine, quand elle lui avait dit la même chose. Il avait été bien content de l'avoir écoutée.
En soupirant, Leerian se leva enfin de son lit et s'avança vers le mur du fond de sa cabane. Accroché à l'aide de deux clous, il y avait là, suspendu comme une vieille relique, l'épée à la lame d'argent qui avait jadis transpercé en plein cœur le méchant loup-garou. Celui qui avait tué sa mère et son père, et qui l'avait contaminé. Après la mort du paternel, à la suite d'une longue agonie de plusieurs jours, Leerian l'avait mise sur le mur. C'était après la souffrance terrible qu'il avait ressenti, rien qu'en effleurant la lame, qu'il avait compris que quelque chose avant changé en lui. Il ne l'avait plus touchée depuis.
— Je ne peux quand même pas la laisser ici...
— Non, tu ne peux pas, renchérit la pixie.
Leerian alla chercher un vêtement dans son tiroir, l'enroula entour de sa main droite, et prit précautionneusement l'épée par la garde pour la poser sur son lit. Il n'y avait pas d'argent sur la garde ; elle était faite, comme sa bague, en or, parsemé de quelques petites émeraudes. Mais il n'avait pas voulu se risquer. Il attacha alors le linge autour de la poignée, cachant autant que possible les pierres précieuses, et mit la lame dans son fourreau de cuir noir, qui était accroché au même mur par un autre clou. Et enfin, il passa la ceinture à sa taille. Il posa l'index près de l'espace restant entre la garde et le fourreau ; rien qu'un petit millimètre, et ce fut suffisant pour lui envoyer une onde de douleur. Leerian grimaça en portant son doigt à sa bouche.
— Fichu argent...
— Sans cette épée, tu serais autant mort que tes parents.
Leerian lança un regard noir à la pixie. Celle-ci, sans attendre une seconde de plus, s'envola hors de la cabane, disparaissant dans les bois.
Leerian passa les dix prochaines minutes à emplir un sac de quelques provisions, de vêtements et de couvertures. Il n'emporta pas grand-chose ; après tout, ce n'était que pour quelques jours... du moins, il l'espérait du plus profond de son cœur.
En sortant enfin de sa maison, Leerian aperçut du coin de l'œil la pixie, perchée sur une branche, l'observant d'un drôle d'air. Il eut envie de lui poser quelques questions sur son futur proche, mais préféra s'abstenir. Trop en savoir sur son propre destin pouvait être très dangereux pour sa santé mentale, et il jugeait la sienne trop fragile pour prendre le risque.
*
Au même moment, Danayelle faisait la rencontre d'Adan, le père de Mishi, pendant que celle-ci était allée dans sa chambre pour préparer un sac. Contrairement à Leerian, elle était heureuse de faire la connaissance d'un homme pour la première fois de sa vie. Elle avait envie de rire de ses oreilles si courtes, ses yeux si ronds, et son visage... si poilu. Mais Danayelle savait faire preuve de tact et jugeait préférable de ne rien dire.
— Alors comme ça, ma fille a trouvé un autre elfe en moins d'une semaine... et cette fois, elle va la suivre hors de la forêt. Moi qui croyais qu'avec Leerian, elle ne risquait pas d'aller bien loin...
— Je vous jure que je ne l'ai pas incitée à venir avec moi, ou quoi que ce soit, s'exclama Danayelle.
Adan pouffa d'un rire léger. Dans le fond, ça lui faisait mal de voir Mishi partir, mais il était aussi heureux pour elle. Une sirène ne pouvait pas vivre éternellement dans des petits lacs.
— Je suis content qu'elle t'ait trouvée... Et tu m'as l'air moins nerveuse que Leerian, ajouta-t-il à mi-voix.
Danayelle eu un sourire poli, se repassant la scène des licornes en tête. Leerian n'avait pas eu peur d'elles, au moins. Leerian ne voulait peut-être pas quitter la forêt, mais il savait sans conteste mieux se débrouiller qu'elle.
— Il vient avec nous.
Adan en fut bouche bée. Il revoyait l'elfe qui avait failli faire une crise de panique, la première fois qu'ils s'étaient rencontrés.
Adan voulut ajouter quelque chose, mais au même moment, Mishi fit son entrée dans la cuisine, s'installant avec eux à la table. Elle avait un grand sourire démesuré au visage alors qu'elle brandissait un petit arc devant elle, pleine de fierté.
— Je vais apporter ça pour chasser, dit Mishi d'un ton joyeux. Je peux te voler quelques flèches, papa ?
— Prends-les toutes, répondit Adan. Je m'en ferai d'autres.
Mishi se leva à nouveau pour aller fouiller dans l'un des tiroirs le long du mur. L'un d'entre eux, fait tout en hauteur, cachait l'arc de son père, beaucoup plus grand que celui de Mishi. En ouvrant les doubles portes, Mishi découvrit deux carquois, contenant chacun une vingtaine de flèches. Elle les transféra toutes dans un seul, qu'elle passa ensuite sur ses épaules, le laissant tomber sur son dos.
— Tu sais te servir de ça ? demanda Danayelle, inquiète.
— Bien sûr.
— Elle est très douée, ajouta Adan avec fierté. Les écureuils n'ont aucune chance contre Mishi !
Danayelle grimaça, mais préféra ne pas faire de commentaire.
Soudain, la porte d'entrée grinça sur ses gonds. Tous se retournèrent pour remarquer Leerian entrer dans la maison. En voyant tous les regards sur lui, il baissa la tête, soupira avec l'air d'une profonde tristesse, puis s'avança jusqu'à la cuisine pour s'appuyer contre l'embrasure.
— Je suis prêt, fit-il dans un marmonnement contrit.
Tous les yeux se posèrent sur l'épée qui pendait à sa hanche.
— Qu'est-ce que tu fais avec ça ? s'étonna Mishi.
— Ne me fais pas la morale ; tu as un arc dans les mains ! s'exclama Leerian.
— Pour chasser le diner. Ne me dis pas que tu vas attaquer les pommiers !
— Ça fera peut-être tomber les pommes plus vite, fit Leerian avec une grimace.
Danayelle pouffa de rire, allégeant la pression qui commençait à monter. Leerian fit la moue en croisant les bras.
— Je peux te parler un instant, Leerian ?
Celui-ci leva les yeux vers Adan. Il était sérieux, même un peu trop à son goût. Comprenant qu'ils allaient avoir ce qu'on pouvait appeler une conversation entre hommes – ou en circonstance, entre homme et elfe -, les deux filles quittèrent la table et allèrent dehors, s'installant sur les rockingchairs.
Leerian avait la désagréable impression qu'Adan allait continuer ce qu'il avait tenté de fuir ce matin. Il n'avait plus le choix. Il s'avança pour s'assoir à la chaise autrefois occupée par Danayelle.
— Quoi ? fit-il dans un grognement.
— J'ai plusieurs choses à te dire. Et tu n'as pas intérêt à t'enfuir avant d'avoir tout entendu.
Leerian se contenta de le fixer d'un air torve. Il n'était vraiment pas d'humeur pour tout ce cirque.
— J'espère que tu vas faire attention. Ma fille est sous ta protection, maintenant.
— C'est tout ?
— Non, ce n'est pas tout ! Tu as une très bonne raison de faire attention, Leerian... ta bague.
Leerian cacha ses mains sous la table. Ce fut au tour d'Adan de lui lancer un regard noir.
— Ta bague, Leerian. Montre-la moi.
Leerian grogna comme un chien enragé en s'exécutant. Il la retira de son doigt et la fit glisser jusqu'à Adan. Il la prit, l'examina quelques secondes, puis la rendit à l'elfe en soupirant.
— Je le savais. C'est toi. Tu t'appelles Leerian Celeyste, n'est-ce pas ?
— Peut-être, marmonna Leerian.
— Tes parents ?
— Morts.
— Tu es le seul de ta famille ?
— Oui.
Adan posa une main sur sa bouche en réfléchissant. Ses doutes étaient donc vrais ; Leerian était de descendance royale... si seulement cette royauté existait encore. Mais c'était ce qui faisait de Leerian un tel phénomène ; elle n'existait plus parce que la famille Celeyste avait disparu. Et pendant tout ce temps... ils se cachaient ici même, dans la forêt qui portait leur nom. Comme des lâches.
— Ne le dis à personne, Leerian. Ou ta petite vie tranquille va prendre un drôle de tournant. Et j'ai comme l'impression que ce n'est pas ce que tu souhaites.
Leerian baissa les yeux tout en secouant la tête de gauche à droite. Il l'aurait peut-être voulu s'il n'avait pas été un tel monstre.
— Ne mets plus ta bague. Cache-là, ou n'importe qui risquerait de comprendre. Et maintenant, montre-moi ton épée.
Se sentant obligé, Leerian mit le bijou dans sa poche et prit l'épée par le fourreau, inclinant la poignée dans sa direction. Adan la sortit de son étui et Leerian grimaça en ressentant la chaleur de l'argent passer si près de sa peau.
Adan retira le vêtement enroulé autour de la garde, découvrant l'or et les pierres d'émeraudes. Ses yeux s'écarquillèrent et sa bouche s'entrouvrit devant la beauté de l'arme.
— Bon sang, Leerian... Tu ne peux pas te promener n'importe où avec ça. Ça vaut une fortune, c'est certain.
— Elle vient avec moi. Il est hors de question que je la laisse sans surveillance.
— Alors j'espère que tu sais t'en servir.
— Évidemment, fit Leerian, insulté. Mon père m'a tout appris. Bon, je ne me suis jamais battu avec celle-là, je m'entrainais avec une épée en bois... mais le principe est le même.
Adan soupira. Le principe, oui... Il avait de plus en plus envie de lui interdire de quitter la forêt. Mais il n'était pas son père, ils n'étaient même pas de sa race, et l'autre était d'ascendance royale ! Comment pouvait-il seulement envisager de lui faire ne serait-ce qu'une suggestion ?
— Je pourrais au moins la camoufler ? se risqua-t-il tout de même. Recouvrir la garde d'une bande de cuir.
— Ça ne va pas l'abimer ? dit Leerian en faisant la moue.
Adan secoua la tête de gauche à droite, puis alla fouiller dans ses tiroirs à la recherche du matériel. Il revint une minute plus tard avec un long morceau de cuir faisant apparemment office de ceinture, et un bol d'eau. Il trempa le cuir et entreprit de l'enrouler minutieusement autour de la garde, s'efforçant de recouvrir chaque parcelle d'or, chaque pierre d'émeraude, tenant l'épée entre ses cuisses par la lame. Leerian observait son travail en faisant la moue ; tout ce que l'homme réussissait à faire, c'était de l'enlaidir.
— Voilà, dit Adan une fois terminé. Quand ce sera sec, il ne risquera plus de tomber. En attendant, évite au maximum de le toucher.
Il accentua la phrase en tendant l'épée à Leerian, la lame d'argent pointée vers lui. Leerian déglutit, s'efforçant de cacher sa nervosité, et se leva pour attraper la garde, faisant fit des recommandations d'Adan. Il la glissa ensuite dans son fourreau avec l'intention de ne plus la sortir avant un moment.
— C'est bon, maintenant ? Les filles vont s'impatienter.
— Oui, c'est bon... mais je te le répète, Leerian ; fais attention. Vraiment.
Leerian inclina la tête, baissa les yeux, puis quitta la pièce sans un au revoir. Il s'arrêta sur le balcon, où les filles étaient en pleine discussion enjouée. Elles se turent en voyant Leerian, toutes deux souriantes. Elles étaient heureuses ; l'une avait hâte de commencer l'aventure, l'autre hâte d'arriver à sa conclusion.
Et il y avait Leerian qui voulait simplement s'en débarrasser.
— Allez, en route vers le sud, mesdames, fit Leerian en s'efforçant de cacher sa morosité.
Mishi et Danayelle échangèrent un regard. Il n'avait berné personne avec son ton dur.
— Tu sais que tu n'es pas obligé de nous suivre, dit Mishi. On pourra se débrouiller.
Et perdre une amie ? Plutôt crever !
— J'ai envie de venir.
En s'efforçant de cacher sa honte, Leerian se rendit compte que c'était déjà le deuxième mensonge qu'il racontait à Mishi. Évidemment, il était encore loin du dernier.
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