Chapitre 63

Quand Leerian ouvrit les yeux, il eut l'impression qu'à peine deux secondes s'étaient écoulées. Pourtant, à son réveille, il étendu dans un lit, dans une petite pièce au mur blanc. Des plantes en pots étaient posées dans chaque coin, ainsi que des fleurs dans des vases au-dessus des meubles. Elles dégageaient une odeur apaisante qui réussit presque à le replonger dans le sommeil, mais il s'en empêcha à temps ; ses derniers souvenirs lui revenaient en mémoire.

Il retira les couvertures et s'assit sur le lit. Puis baissa les yeux vers son propre corps, étonné de ce qu'il ressentait. Il n'avait plus mal, il se sentait léger et bien reposé. La douleur oppressante des balles d'argent ne l'atteignait plus, et il n'y avait qu'une seule raison possible ; quelqu'un les lui avait retirés. Mais qui, et pourquoi ? Et où était-il, au juste ?

Leerian sauta à terre et s'approcha de la fenêtre. Un mauvais pressentiment lui tordait les tripes, mais il devait vérifier. Il n'avait pas le choix.

Lentement, il prit le rideau beige d'une main et tira pour découvrir le paysage qu'elle cachait. Le choc le fit lâcher le tissu et il recula d'un pas, mais il se ressaisit rapidement et regarda à nouveau.

Il l'avait compris au premier coup d'œil ; il était toujours dans la Tour, au beau milieu de Stanmore. Au moins une centaine de mètres l'éloignait de la terre ferme, où des voitures allaient de droite à gauche sur le goudron sans que Leerian ne saisisse vraiment pourquoi. Les rues étaient pleines de gens qui marchaient et de fées qui volaient. C'était d'une telle agitation que Leerian en eut le tournis. Il recula d'un pas, regardant à nouveau tout autour de lui. Cette chambre dans laquelle il était lui semblait tout aussi irréaliste que la ville de Stanmore tout entière.

J'ai manqué un bout, pensa-t-il, confus. Où est cette grande pièce avec tous ses gens qui m'observaient ? Et Danayelle ? Et...

Leerian se redressa soudain, se souvenant d'un détail quand même assez important. Le djinn. Il m'a fait quelque chose !

Il se précipita vers la porte dans l'idée de s'enfuir en courant, mais il eut à peine le temps de faire un pas que celle-ci s'ouvrait d'elle-même. Leerian figea, ne sachant plus quoi faire. Et c'est dans cette seconde d'indécision qu'un djinn entra dans la chambre en refermant derrière lui.

Leerian déglutit en reculant, son cœur s'emballant dans sa poitrine. Il était seul, dans une pièce minuscule, avec un djinn ! Cet être aux proportions d'un homme, si ce n'était sa peau bleue qui détonnait complètement. Il était habillé avec classe, pourtant, en costume sobre, les chaussures cirées et le mouchoir blanc dans la poche de devant.

— Bonjour, dit-il avec un sourire éclatant, je m'appelle Chris.

Leerian détourna la tête. Même son ton, en apparence bienveillant, l'intimidait.

— Drôle de nom, fit-il tout de même.

— Dans l'autre monde, c'est très commun. Bon, assieds-toi, Leerian. J'ai à te parler.

Leerian frissonna, mais s'exécuta. Il s'installa sur le lit, les yeux rivés sur ses genoux. Il se sentait comme quand il était petit et que son père se préparait à le gronder.

Devant lui, Chris tira une chaise et croisa les bras. Il observait Leerian comme un spécimen dans un zoo. Le silence dura quelques secondes supplémentaires.

— Tu te poses toutes sortes de questions, pas vraies ? Je vais y répondre dans l'ordre. Tu es, comme tu l'as deviné, dans la Tour. Au quarante-cinquième étage, précisément. Il y a deux jours, tu t'es évanoui pendant le procès, et il avait été impossible de te réveiller. Il se trouve que les balles d'argents qui étaient dans ton corps — il y en avait cinq — étaient en train de te tuer. Quelques heures de plus et on t'aurait perdu. Après les avoir retirés, nous t'avons apporté ici, dans cette chambre... Entre-temps, ton amie Danayelle est repartie à l'Institut.

Leerian se redressa à l'entente du prénom. Son regard croisa celui de Chris, rien qu'une seconde, avant qu'il ne baisse la tête à nouveau.

— Alors... elle ne va pas aller en prison ?

Chris pouffa d'un rire léger, qui réussit presque à retirer une petite couche de stress sur les épaules de Leerian.

— J'ignore encore si j'ai pris la bonne décision... mais je ne crois pas qu'elle mérite de se retrouver à Werisor. Ça n'a jamais été ses intentions de tuer qui que ce soit, c'étaient son don qui agissait à sa place. Tu sais, en tant que djinn, j'ai énormément de pouvoir moi-même... et ironiquement, s'il y a bien une chose que je suis incapable de faire avec, c'est de tuer quelqu'un ! Pas directement, du moins... en tout cas, je comprends ce que ça fait, quand il échappe à ton contrôle, rien qu'une seconde, et bam !... Une catastrophe planétaire. Bref, tout ça pour dire que j'ai eu pitié de Danayelle. Sa seule sentence est de retourner à l'Institut.

Leerian hocha lentement la tête. D'où il était question de catastrophe planétaire, maintenant ?! Il préféra encore oublier ce détail. Danayelle n'irait pas en prison, c'était tout ce qui importait.

— En ce qui te concerne, continua Chris, c'est un peu plus délicat. Tu n'as pas d'excuses pour avoir tué quarante-trois trolls, précisément. Oui, je sais ! fit-il en levant un doigt en l'air, je sais que tu as réussi cet exploit parce que tu es un loup-garou. Mais ce n'était pas la pleine lune, alors ça ne compte pas. Tu es totalement coupable.

La sentence frappa Leerian de plein fouet, mais il ne bougea pas d'un pouce, les yeux toujours rivés sur ses genoux. Chris ricana encore une fois.

— C'est un peu dommage que tu te sois évanoui avant de faire ce procès en public. Il y aurait eu un joli revirement de situation, quand Ashur aurait sorti des coulisses et t'aurait accusé haut et fort d'être un lycanthrope devant tout le monde... mais il aurait ensuite essayé de te tuer. Oui ; il n'est pas mort. Tu l'avais sérieusement amoché, mais des elfes l'ont soigné et conduit ici.

Il marqua une pause, laissant le temps à Leerian de digérer l'information. Son cerveau saturait par toutes ses révélations qui lui tombaient dessus.

Chris eut un petit sourire en coin. Il voyait bien que Leerian avait du mal à suivre, mais ça ne l'empêcha pas de continuer.

— Si tu avais été n'importe qui, tu serais bon pour la prison à vie. Ou peut-être même l'exécution. T'as de la chance ; tu es une figure historique par ton seul nom de famille ! Les elfes, les lutins et les fées se sont tous mis de ton côté. Et puisque les elfes, à vous tous, représentez plus de la moitié des habitants de ce pays... tu es sauvé. Tu ne seras pas exécuté ni envoyé en prison !

Leerian se risqua enfin à lever les yeux vers le djinn. Celui-ci souriait de toutes ses dents blanches. Mais il le sentait ; il y avait encore un détail.

— Dernier détail, fit Chris au même moment. Tu ne sortiras jamais plus d'ici. Le quarante-cinquième étage de la Tour est tout à toi.

— Plus jamais ? couina Leerian.

Chris pouffa de rire, comme si c'était la meilleure blague qu'il avait entendue depuis longtemps.

— Oui, oui. Jamais plus, ou plus jamais, c'est pareil.

Il se fiche complètement de ma gueule, réalisa alors Leerian. Mais que pouvait-il faire de plus, contre un djinn ? Élever la voix ne serait-ce que d'une octave pourrait suffire pour qu'il le tue.

Chris perdit enfin son sourire, prenant un air plus sérieux. Il se pencha légèrement vers Leerian.

— Je sais, ça craint. Je comprends ta situation... tu savais que, il y a plusieurs millénaires, un homme avait réussi à m'enfermer dans une lampe ? Ouais, une lampe ! J'avais été obligé de réaliser des vœux pour qu'il me libère... Ah, drôle d'époque. Bref ; toi, tu as tout un étage de la plus grande tour du pays, juste pour toi. Tu n'as pas à te plaindre, hein ? Tu seras traité comme le roi que tu aurais pu être. Tu auras même des serviteurs, et tout et tout. La classe, tu vas voir. Tu t'y accoutumeras rapidement. Voilà ; tu sais tout ce que j'avais à te dire. Je te laisse te reposer, maintenant.

Chris se leva de sa chaise, lissa sa chemise, puis tourna les talons. Il ouvrit la porte de la chambre et fit un pas à l'extérieur. Leerian réagit enfin ; il sauta sur ses pieds, son cœur pompant à toute vitesse.

— Attendez ! J'ai une question...

Le djinn lui lança un regard au-dessus de son épaule, un sourire au coin des lèvres. Il savait ce qui s'en venait.

— Oui ?

— Est-ce que... je pourrais avoir un vœu ?

Le sourire de Chris s'élargit encore un peu plus. Il se tourna complètement vers Leerian, cette fois.

— Ça dépend. Qu'est-ce que tu veux ?

— Je veux... que vous me soigniez.

— Te soigner ? De quoi ? J'ai déjà retiré toutes les balles que tu avais dans le corps.

Leerian sera les poings en s'efforçant de garder son calme. Il jouait avec lui ; il était évident qu'il savait de quoi il voulait parler.

— La lycanthropie.

Cette fois, Chris éclata de rire pour de bon.

— Ah, Leerian, j'ai presque pitié pour toi. Malgré la croyance populaire, la lycanthropie n'est pas une « maladie » à proprement parler. Oui, pour ceux qui le sont devenus par contact de sang, comme c'est ton cas, on peut dire que ça y ressemble beaucoup. La triste réalité, c'est qu'il s'agit plutôt d'une race à part entière, duquel on ne peut pas « guérir ».

— Mais vous pouvez faire quelque chose quand même, non ? Vous êtes un djinn... vous êtes tout puissant.

Le sourire de Chris diminua d'un cran. Cette fois, il était sérieux. Leerian sentit les larmes lui monter aux yeux, appréhendant sa réponse.

— Tu as raison... je suis tout puissant. Tu savais que c'était même nous, les djinns, qui avaient créé le premier loup-garou ? C'était une vengeance envers un homme cruel... Il tuait des gens, violait des femmes... Tu vois le personnage. Le problème, c'est que ce n'était pas un djinn qui l'avait fait, mais plutôt tout un groupe. La magie utilisée dépasse ce que je peux faire à moi seul. (Chris leva les bras au ciel, comme pour prendre le plafond en témoin.) Même si je voulais, je ne peux rien faire pour toi.

Avec un dernier sourire en coin, Chris quitta la chambre, fermant la porte derrière lui. Leerian était maintenant livré à lui-même au milieu de la pièce, l'âme complètement à plat. Les larmes qu'il avait aux bords des yeux depuis un moment coulèrent enfin, alors qu'il retournait s'asseoir sur le lit, sans savoir quoi faire d'autre de sa vie.

Il en avait conscience ; il était fichu.

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