Chapitre 59

Danayelle avait obtenu sa bague vers la fin de la même journée, qu'elle avait dû payer d'une poignée pleine de pierres précieuses. Elle l'avait mise à l'annulaire de la main droite, pour faire comme Leerian, et s'était extasiée un long moment de sa beauté. Enfin, elle avait l'Omins, et enfin, elle n'avait plus à la tenir constatant, ce qui devenait vite lassant.

Enfin, elle pouvait faire ce qu'elle était vraiment venue faire ici : relaxer. Respirer. Et même méditer. C'était quelque chose qu'elle avait appris à l'Institut. Méditer pour se concentrer sur soi-même et sur son don. Pour reprendre les mots de son psychopathe de professeur, « entrer en communication » avec son pouvoir de télékinésie.

Tous deux en avaient long à se dire. Danayelle se dégota un coin tranquille sur l'île, caché dans la plus grande forêt qu'elle contenait. Les arbres étaient très espacés les uns des autres et c'était principalement occupé par des moutons et des chèvres. Danayelle entendait aussi le chant des coqs et le meuglement des vaches au loin. Et tout au bout, il y avait une grange. Des agriculteurs hommes et femmes prenaient soin des animaux. Elle trouvait cette atmosphère très relaxante.

Danayelle s'assit au pied d'un chêne, croisa ses jambes et ferma les yeux. Elle resta dans cette possession pendant un très long moment.

*

Pendant ce temps, Mishi avait retrouvé ses amies sirènes et avait passé la journée avec elles. Leerian, lui, était resté seul, à marcher au hasard sur l'île Nocksor. Il avait fini par trouver Danayelle en pleine méditation, mais avait préféré la laisser à ses affaires et continuer son chemin.

Sa tête bouillonnait à force de penser. Il ne savait plus quoi faire. Il n'avait pas envie de quitter ses amies, pourtant, il était conscient que ce serait plus sage. Danayelle allait lui manquer, Mishi encore plus. Mais rester serait dangereux, pour elles autant que pour tous les habitants de l'île. Avait-il le courage de partir ? Seul sur un radeau, en pleine mer, lui qui avait une phobie de l'eau ? Cette simple idée lui refilait des sueurs froides. Peut-être pourrait-il trouver quelqu'un avec un plus gros bateau qui accepterait de le conduire jusqu'au continent.

Nestor, le petit garçon, avait dit quelque chose de très pertinent à propos de cet endroit. Des rescapés, il y en avait presque tous les jours qui débarquaient. Au deuxième matin, Leerian avait remarqué un nain évanoui sur les galets de la plage. Il n'avait même pas eu besoin de s'en occuper que, déjà, des gens s'étaient précipité à sa rescousse. Pourtant, de gros bateaux, il n'y en avait pas des masses. Il y avait bien un petit trois-mâts amarré au large, il arrivait à voir les marins sur le pont. Et de la façon qu'ils étaient habillés, ce n'étaient pas des pirates. Ils semblaient attendre quelque chose ou quelqu'un... mais quoi, exactement ? Leerian passait donc le plus clair de son temps sur la plage, guettant cette fameuse personne qui voudrait embarquer sur le navire. Au troisième matin, il ne s'était toujours pas pointé.

Et la pleine lune était ce soir.

*

Depuis leurs arrivées sur Nocksor, Leerian n'avait pas eu beaucoup d'occasions d'être avec les filles. Mishi passait le plus clair de son temps avec ses amies sirènes, parfois sur l'île à faire les boutiques, et plus souvent à côté, dans la mer qui les entouraient. Et Danayelle, du matin au soir, partait seule dans un petit coin de forêt pour pratiquer son don en paix. Mais de ce que Leerian avait pu voir, elle se débrouillait à merveille. Il était déjà plus de seize heures quand il la retrouva ; assise au sol, jambes croisées et le dos bien droit, elle jonglait avec trois grosses pierres faisant la taille de sa tête. Elle montait et redescendait devant elle, sans jamais toucher ses mains.

— Qui est là ? dit-elle soudain sans arrêter son manège. Je me sens observé.

— C'est moi.

Danayelle ouvrit un œil pour le braquer sur Leerian. Il était appuyé contre un autre arbre, à une dizaine de mètres de distance. Elle reposa les pierres au sol et fit un large sourire à son ami.

— Tu as vu ce que j'arrive à faire ? C'est génial !

— Tu es vraiment doué. On peut rentrer à Nyirdall, maintenant ?

Danayelle ne répondit pas immédiatement, inclinant légèrement la tête de côté. Elle fut d'abord insultée de son manque d'entrain, mais un détail étrange lui fit ravaler la réplique qui lui brûlait la langue. Leerian semblait fatigué. Il avait des cernes sous les yeux et le teint cendreux. Elle remarqua même que ses doigts tremblaient, alors qu'il essayait de camoufler le phénomène en serrant ses bras contre son corps.

— Est-ce que tu vas bien ?

Leerian hocha la tête, mais il n'était pas suffisamment convaincant pour Danayelle. Elle se leva et fit un pas vers son ami, comme dans l'espoir de toucher son front et prendre sa température, mais celui-ci eu un mouvement de recul et se cogna l'arrière du crâne contre l'arbre sur lequel il était appuyé.

— Tu n'as pas encore mangé du sanglier, rassure-moi ?

Leerian se força à rire, même s'il avait l'âme trop à plat pour trouver quoi que ce soit de drôle. En fait, il avait passé la journée à bouffer des fruits, et peut-être qu'il en avait mangé au point de se rendre malade. Tout ce qu'il voulait était de couper sa faim, qui était axée sur tout autre chose en ce moment. Cette fois, si un troll lui avait tendu un gros steak de sanglier, il l'aurait avalé tout entier.

— Bien sûr que non. C'est que... j'ai hâte de rentrer chez moi.

— Là, tout de suite ?

— Oui... s'il te plait.

Danayelle eut un mouvement de sourcils incrédule. Il devait vraiment être sérieux pour ajouter un « s'il te plait ». Mais il en fallait plus que ça pour la convaincre.

— Demain matin, alors.

— Pourquoi attendre ? On pourrait partir maintenant ! On arriverait surement avant la nuit !

— Oui, mais à quoi bon ? Je préfère partir demain.

— Et moi, je préfère partir tout de suite.

— Et puis quoi ? fit Danayelle, commençant à s'énerver. Si tu trouves Mishi, on y va ! À moins que tu veuilles l'abandonner ici ?

Leerian grommela en détournant le regard. Elle avait raison ; Mishi était probablement entrain de nager dans l'océan, à l'heure qu'il était. Il avait traversé la ville avant de retrouver Danayelle et il ne l'avait pas vu.

— Pourquoi tiens-tu tant à partir immédiatement, Leerian ? Je te le promets, cette aventure se terminera bientôt, OK ? C'est mon dernier jour de vacances... Demain dès l'aube, on retourne sur Nyirdall, et... je ne sais pas ce qu'il adviendra de la suite. Et je dois t'admettre que ça me fait un peu peur. Alors pitié, pitié, Leerian... laisse-moi profiter de cette soirée tranquille !

Leerian hocha la tête, les yeux aux sols. Il était clair qu'elle serait impossible à convaincre. Que pouvait-il faire ou dire pour avoir une dernière chance ? Lui expliquer pourquoi il fallait partir maintenant ? Peut-être qu'il devrait parler. Avouer ce secret qu'il cachait depuis trop longtemps. C'était même le moment ou jamais ; soit il avoue ce qu'il est, soit elle le découvrira par elle-même d'ici quelques heures.

Il ouvrit la bouche, mais tout ce qui en sortit fut un souffle d'angoisse. Le grand discours qu'il s'efforçait de lui délivrer se résuma en un simple « OK » qui ne voulait absolument rien dire. Danayelle l'observait dans l'attente qu'il dise ou fasse quelque chose. Quand, au bout d'une longue minute dans le silence, Leerian fit enfin un mouvement, ce fut pour détacher sa ceinture. Le fourreau et l'épée d'argent entre ses mains tremblantes, le regard évitant celui de Danayelle, il les tendit dans sa direction, comme une offrande.

— Tu peux... surveiller ça pour moi ?

— La... surveiller ? fit Danayelle, estomaquée. Tu détestes quand je la touche, et maintenant, tu veux que je la prenne ?

— Oui.

Il leva les bras un peu plus haut, incitant Danayelle à s'en emparer. Elle était perplexe. Elle avait bien remarqué que Leerian était bizarre en ce moment, mais là, on aurait dit qu'il faisait ses adieux.

— Leerian...

— Est-ce que tu savais que la lame est en argent ?

— Euh... Non...

— Essaie de t'en souvenir.

Sur ces mots, il tourna les talons, laissant Danayelle en plan. La blonde observait son ami s'éloigner, les mains serrées contre lui et le corps vouté, tremblant comme s'il couvrait une grippe. Son regard faisait des vas-et-viens entre lui et son épée. Elle tenta de l'appeler, mais il ne se retourna pas, jusqu'à disparaitre derrière les arbres.

C'est quoi, son problème ?! pensa-t-elle, incapable de réfléchir correctement tant cette scène avait été étrange. Il a toujours eu ses petites cachotteries, mais là, vraiment... il est pire que bizarre.

*

Trois heures plus tard, Mishi émergea de la plage. Accompagnée de ses trois amies sirènes, elle avait un large sourire au visage. Elles leur avaient fait visiter la région sous-marine, elles avaient rencontré des baleines et des dauphins, des tortues de mers et toutes sortes de magnifiques poissons colorés. Elles avaient cheminé dans un réseau de tunnels et même découvert un cimetière de bateaux plutôt glauque. Enfin, ça, c'était ce qu'elle appelait des vacances. Pas une seule fois de cette journée, elle ne s'était inquiétée pour quoi que ce soit.

— C'était génial ! s'extasia Mishi alors qu'elle faisait disparaitre sa queue et remettait le bouton de sa robe en place. On recommence demain ? S'il vous plait !

Ses amies rirent de concert devant l'enthousiasme de Mishi. Elle leur faisait un peu pitié, mais dans le bon sens. Cette pauvre sirène qui ne connaissait pas, ou trop peu, la vie dans l'océan le découvrait enfin et ne pouvait plus s'en passer.

— Bien sûr, c'est quand tu veux.

— Merci !

Elle sautilla comme une enfant. Elle était déjà excitée pour la journée de demain. Mais pour le moment, autre chose s'empara de son esprit, la calmant légèrement. Elle fit un sourire à ses trois amies, qui l'observaient toutes en s'efforçant de s'empêcher de rire. Mishi en avait conscience ; elle était complètement idiote.

— Je vais y aller, maintenant. J'ai été absente toute la journée ! Leerian et Dana doivent se demander ce que je deviens. À plus tard, hein !

Puis, sans attendre, elle courut en direction de la ville, remontant le chemin de terre sur la colline. Elle avait hâte de raconter son expérience à ses amis, même si elle était sensiblement identique à celle d'hier et d'avant-hier. Elle imaginait déjà les grimaces de Leerian qui, comme à chaque fois, s'efforçait d'être heureux pour elle, mais qui était simplement dégouté à l'idée de plonger.

Mishi arriva en ville. Trempé de la tête aux pieds et rependant des gouttelettes sur son chemin, personne ne lui accordait vraiment d'importance. Elle arrêta la course pour marcher, son regard filant de gauche à droite tout en cherchant ses amis. À cette heure, elle les trouvait généralement aussi à une table extérieure d'un restaurant qui comportait un menu exclusivement végétarien, payant leur commande avec une pierre précieuse qui trainait encore dans le fond de leurs poches. Grâce à ses petits diamants, tous trois étaient traités comme des rois.

Danayelle était là, à l'endroit prévu. Une salade à peine entamée devant elle, les coudes appuyés de chaque côté et le menton dans ses mains, elle avait le regard fixé dans le vide. Et personne n'était assis à la place d'en face.

— Salut !

Danayelle sursauta en levant les yeux vers Mishi. Celle-ci en perdit son sourire, présageant que quelque chose n'allait pas. Car pour surprendre un elfe, il fallait vraiment que le sujet qui la préoccupait fût très grave.

— Salut...

— Tout va bien ?

Danayelle secoua lentement la tête de gauche à droite. Mishi s'assit à la place restante.

— Où est Leerian ?

— C'est justement ce qui me m'inquiète. La dernière fois que je l'ai vu, c'était il y a environ trois heures. Il était super bizarre. Il essayait de me convaincre de quitter l'île immédiatement. J'ai dit non... et regarde.

Elle souleva l'objet qui reposait auparavant sur ses genoux. Mishi la reconnut au premier coup d'œil ; c'était son épée.

— Tu sais qu'il déteste quand tu la lui prends, fit Mishi en fronçant les sourcils.

— Non, tu ne comprends pas. C'est lui qui me l'a donné. Il veut que je la surveille.

Cette fois, Mishi ne répondit rien. Elle devait admettre que c'était très étrange. Son cœur se mit à battre plus vite, en rythme avec la peur qui montait. Était-il arrivé quelque chose à son petit elfe ?

Mishi se pencha au-dessus de la table pour lui prendre l'épée. Elle était beaucoup plus lourde qu'elle ne l'avait d'abord cru et dut utiliser ses deux mains pour ne pas l'échapper dans la salade de Danayelle. Elle la sortit de cinq centimètres de son fourreau, juste assez pour remarquer des gravures en elfique sur la lame. Elle n'avait aucune idée de ce que cela signifiait.

— Tu sais, Dana... j'aime Leerian. Mais... j'en suis consciente. Il a énormément de secrets. Je sais qu'il y a quelque chose qu'il nous cache. Il y a toujours eu ses petits indices un peu partout. Le Kraken était le plus flagrant. C'est passé à deux doigts de le tuer, et est-ce qu'il s'est expliqué quand Egrim s'était énervé contre lui ensuite ? Non. Il avait seulement dit désoler, sans plus.

— Ouais, même moi, j'avais trouvé ça super bizarre... Et les trolls, aussi. Je n'ai jamais compris.

Mishi approuva d'un hochement de tête, les yeux rivés sur l'épée. Elle ne l'avait jamais vu d'aussi proche ; à cette distance, elle pouvait admirer toutes les gravures, l'éclat des pierres d'émeraudes... et l'étrange couleur de la lame. Ce n'était pas du fer ; celle-ci était plus claire et plus brillante.

— Il ne peut pas être bien loin. Nous sommes sur une île et il déteste l'eau. Viens, il faut qu'on le retrouve.

— Ou on peut le laisser tranquille. Il m'a demandé de surveiller son épée, il ne me l'a pas donné. Il va revenir. Si ça se trouve, il est malade et il n'avait pas envie qu'on le voie dégueuler partout. Il avait vraiment l'air de couver quelque chose.

— Eh bien, justement ! À quoi ça lui aurait servi que tu prennes son épée, si ce n'était que ça ? Il faut qu'on le retrouve, Dana. Je ne sais pas ce qu'il se passe pour lui, mais c'est terriblement louche.

Danayelle soupira, mais hocha la tête. Mishi avait raison, elle en avait conscience. Elle avala rapidement quelques bouchés de sa salade, puis se leva de table, prête pour les investigations. Mishi lança un dernier regard à la lame de l'épée, mais Danayelle la lui reprit et noua la ceinture autour de sa taille.

— C'est de l'argent, si c'est ce que tu te demandes. Viens, on va aller voir dans la forêt en premier. Quel meilleur endroit pour chercher un elfe des bois ?

Mishi approuva d'un léger sourire, mais celui-ci figea aussi rapidement qu'il était apparu. Tout un tas de pensée complètement saugrenu s'était imposé dans son esprit.

Lentement, elle leva les yeux vers le ciel. À l'ouest, il était encore bleu. Mais à l'est, on commençait déjà à voir des couleurs de plus en plus sombres. Et quelque part derrière les nuages épais, elle le savait, se cachait une pleine lune.

Non. C'est impossible. C'est totalement impossible...

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