Chapitre 58
Leerian, Mishi et Danayelle avaient rejoint leur bateau. Danayelle avait insisté pour être aux rames, ressentant toujours ce surplus d'énergie grâce à la pierre d'Omins. Malgré leur prise de tête, pourtant, plus personne n'avait envie d'en parler, du moins pour l'instant. L'adrénaline avait redescendu, et en à peine une minute, Leerian s'était endormi comme une masse. Mishi s'était blotti contre lui, les yeux rivés au ciel nuageux. Ils avaient quitté l'île, mais la cendre les surplombait encore.
— Je suis désolé.
Mishi inclina la tête vers Danayelle. Il n'y a pas si longtemps, elle était animée par une joie qui semblait totalement injustifiée, alors qu'ils étaient confrontés à un énorme dragon ancien et monstrueux. Maintenant qu'ils étaient hors de danger, elle avait toutes les raisons de se réjouir ; pourtant, elle était triste et mélancolique. Elle ramait lentement, en automatisme, les yeux rivés sur ses genoux.
— À quel propos ? demanda Mishi en reprenant sa contemplation du ciel. D'avoir failli tuer Leerian, peut-être ?
— Précisément...
— Tu devrais attendre qu'il se réveille pour lui faire ses excuses.
— Je le répèterais à ce moment-là. Mais j'ai besoin de le dire tout de suite... Ce n'était pas moi, Mishi. C'était la pierre ! Elle m'avait complètement monté à la tête. Maintenant que j'y repense, je comprends à quel point c'était stupide de faire ce que j'ai fait. Si le dragon avait tué Leerian, ç'aurait réellement été ma faute... et je ne crois pas que j'aurais pu le supporter. Nous avons nos différents, lui et moi, mais il reste mon ami... l'un des meilleurs que je n'ai jamais eus. S'il lui était arrivé quoi que ce soit...
Danayelle marqua une pause, le regard perdu vers la mer tout autour d'eux. Mishi l'observait en silence, un bras autour des épaules de Leerian qui dormait toujours à poing fermé. Même dans son sommeil, sa main droite continuait de trembler par tous les coups qu'il avait envoyés dans la pierre. Ses doigts étaient recouverts de son propre sang séché.
— Tout ça pour dire que je ne pense pas que nous devrions terminer cette aventure maintenant. Plutôt retourner sur Nocksor et prendre quelques jours de repos. J'ai besoin de temps pour apprivoiser cette nouvelle source de magie.
— C'est une bonne idée, approuva Mishi. En plus, j'adore Nocksor. Tout le monde y est tellement gentil. Et tu y trouveras peut-être quelqu'un pour faire de ta pierre un joli bijou !
— Mais comment on va faire ? On ne peut plus compter sur leur hospitalité ; ils vont penser qu'on abuse de leur système ! fit Danayelle en riant.
Mishi esquissa un sourire espiègle en plongeant la main dans une poche latérale de sa robe. Elle en ressortit une poignée pleine de pierre précieuse de toutes les couleurs.
— Je crois qu'on a de quoi payer, cette fois.
*
Danayelle rama un long moment, mais la majorité de la route jusqu'à Nocksor se fit grâce au courant qui les poussait dans la bonne direction. Leerian ne s'était réveillé que le lendemain matin, un peu groggy d'avoir dormi recroquevillé dans du petit radeau. Un peu de bave séchée au coin des lèvres, les paupières collées et les cheveux en épis, ce fut d'un pas hésitant qu'il se leva et quitta le bateau pour mettre pied-à-terre, sur l'île Nocksor. Danayelle était à ses côtés. Et Mishi ne manqua pas de les rejoindre, le corps trempé.
Leerian se frotta les yeux de ses poings comme un enfant, puis releva la tête vers le paysage. Il avait eu espoir de se réveiller au large de Nyirdall, dire adieux et bon vent à Danayelle, et s'enfuir au plus vite vers Celeyste. Mais il reconnaissait parfaitement cette plage de galets, ce champ de fleur rose un peu plus loin, et le chemin de terre entre les collines. C'était Nocksor. Encore une île.
— Qu'est-ce qu'on fiche ici, maintenant ? marmonna-t-il de sa voix endormie.
— J'ai besoin de vacances, dit Danayelle. Rien que quelques jours, et ensuite, on rentre. D'accord ?
— D'accord...
Danayelle lui fit un grand sourire, puis s'avança la première vers la route de terre. Mishi s'approcha pour serrer un bras de Leerian.
— C'est génial de revenir ici, non ? Enfin, cette fois, ce sera un vrai bon moment de relaxation.
Leerian approuva d'un petit grognement. Il se sentait encore un peu fatigué, même étourdi. Une drôle de sensation qui lui faisait tourner la tête. Pris de doute, il leva les yeux vers la lune ; à peine visible dans le bleu du ciel, en partie cachée derrière un gros nuage. Elle était presque pleine. Quelques jours, c'était tout ce qui manquait.
— Quand tu dis « quelques jours »... c'est combien de temps, exactement ?
— Oh, je ne sais pas. Ça va surtout dépendre de Danayelle. Peut-être un ou deux... peut-être trois ou quatre...
— Ce n'est pas très précis.
— Et pourquoi tu demandes, de toute façon ? Tu es attendu quelque part ?
Leerian ne répondit rien, rivant son regard droit devant lui. Il craignait que Mishi, toujours serré contre lui, puisse entendre ses battements de cœur qui s'étaient emballés. Mais celle-ci se contenta de pouffer de rire et d'envoyer une petite claque contre son torse.
— Tu vas rester planté sur cette plage encore longtemps ? Viens, on va aller en ville. Je paris que tu es affamé !
Son ventre gronda aussitôt à ses mots. Il était pire qu'affamé ; il avait une faim de loup. Et ce constat ne fit que le désespérer un peu plus.
*
Danayelle arriva au centre de la ville de Nocksor la première, un large sourire au visage. Elle disait bonjour à tous les passants, elfes, hommes ou nains, se récoltant toutes sortes de regards étranges sur son chemin. Elle suivait la route de terre bordée de magasins, cherchant un restaurant pour calmer les tensions dans son ventre, mais surtout et avant tout un bijoutier. Il en avait forcément un quelque part sur l'île ; elle voyait bien ses gens avec des colliers au cou ou des bagues aux doigts.
Danayelle s'arrêta soudain devant une petite boutique d'un style très rustique. Sur la vitrine était peinturé un dessin de diamant. En travers, elle aperçut une tête de mannequin arborer des boucles d'oreilles et un collier. Sans réfléchir plus longtemps, Danayelle s'y précipita, poussant la porte avec tant de force qu'elle s'encastra dans le mur avec un puissant bang ! À l'intérieur, plusieurs clients, presque toutes des sirènes qui s'extasiaient devant un présentoir de bagues en or, se retournèrent pour la dévisager d'un air perplexe. Derrière la caisse, un nain et une femme l'observèrent également, la jaugeant de leur regard hautain.
— Euh, désolé... c'était une entrée fracassante !
Danayelle pouffa de sa propre blague, mais personne ne la rejoignit dans son rire. Elle s'arrêta en rougissant, comprenant à quel point elles devaient la prendre pour une idiote, et s'avança vers le comptoir pour s'approcher des deux employés.
— Désolé encore, euh... est-ce que vous faites du sur-mesure ?
— Oui, répondit le nain. Mais ça coute cher.
Il avait ajouté ce commentaire avec un petit sourire en coin, partiellement caché derrière sa barbe rousse et touffue. Il regardait Danayelle de haut en bas sans dissimuler son dégout. Elle avait le visage couvert de cendre, les cheveux ébouriffés comme ce devrait être interdit, et ses vêtements étaient troués de marque de brûlure un peu partout. Il était clair qu'elle ne ressemblait pas à quelqu'un ayant les moyens de payer, peu importe quel prix il allait annoncer !
Danayelle décida donc de commencer par ça. Elle plongea la main dans sa poche et en ressortit une pleine poignée de pierre précieuse ; des blanches, des bleus et des vertes. Le sourire moqueur du nain disparu aussitôt, le laissant bouche bée et les yeux écarquillés.
— Où as-tu trouvé tout ça, petite ?!
— Sur Ashgar.
Cette fois, elle avait bien capté toutes leurs attentions. Elle sentait dans son dos les sirènes qui l'observaient à la dérober. La femme au comptoir se pencha pour s'approcher un peu de Danayelle.
— Tu étais sur Ashgar ? Tu arrives de là ?!
— Ouais.
— Et... tu as survécu.
— Visiblement.
— Ouah...
Danayelle lui fit un grand sourire plein de fierté, puis se tourna à nouveau vers le nain. Elle lui présenta cette fois l'Omins, toujours dans le creux de sa main gauche.
— Est-ce que ce serait possible d'en faire un bijou ? Une bague, par exemple ?
Le nain demeura muet un long moment, observant la pierre avec des yeux ronds et brillants. Danayelle prit peur qu'il essaye de la voler et referma son poing pour le cacher derrière son dos. Son interlocuteur soupira, secoua vigoureusement sa tête de cheveux roux, puis reporta son attention à Danayelle.
— Oui, je peux. Aucun problème, même. Si tu choisis un modèle déjà existant, je pourrais le faire en une seule journée.
Il termina sa phrase en pointant derrière elle, vers la boutique. Danayelle se retourna, observant la pièce qui n'était pas très grande. Elle avait la taille d'un salon toute à faire ordinaire, si ce n'était toutes ses étagères recouvertes de bijoux de toutes sortes. La petite troupe de sirènes était toujours agglutinée devant une table protégée d'une vitrine, mais leurs regards étaient sur Danayelle, l'air de la jauger avec dédain. Nonchalante, Danayelle s'en approcha pour voir ce qui s'y cachait. Des bagues, semblant assez simple. Un anneau, sans fioriture d'aucune sorte, et une minuscule pierre précieuse en son centre, se vendait au bas mot cinq-cents pièces d'or. Elle repensa à celle de Leerian, magnifiquement ouvragé et ponctué d'une émeraude au moins trois fois plus grosse que celle-là.
— C'est plus cher que je l'imaginais ! fit-elle d'un petit rire nerveux.
— Ne regarde pas les prix, dit le nain derrière elle. Tu auras l'anneau, mais je retirerais la pierre pour y mettre la tienne. Oh, bien sûr, d'autres frais vont s'y ajouter, puisque j'en aurais pour plusieurs heures de travail.
— Donc... j'ai un rabais, mais je devrais aussi payer un extra ?
— Oui, exactement !
Danayelle soupira. Mais avec sa poche pleine de pierre précieuse, elle avait de quoi en prendre une dizaine. Elle se refusa de regarder les prix et se pencha un peu plus pour observer les choix. À ses côtés, les sirènes s'étaient approchées.
— C'est vrai que tu étais sur Ashgar ? demanda l'une.
— C'est comment, là-bas ? fit une autre. Est-ce que c'est vrai qu'il y vit un énorme dragon ?
— Oui et oui, répondit Danayelle. Et j'ai tué le dragon.
Les sirènes s'échangèrent un regard perplexe. Étaient-elles tombé sur une mythomane, ou était-il seulement possible qu'elle dise la vérité ?
— Du coup, est-ce que c'est toi qui, trois jours plus tôt, as quitté l'île en y laissant un cadavre sur son chemin ?
Danayelle sentit son cœur s'arrêter de battre pendant une seconde. Elle délaissa sa contemplation des bagues pour relever le regard sur l'une des trois sirènes qui avait parlé. Celle-ci avait des yeux d'un magnifique bleu cyan, des écailles de la même couleur parcourant son visage.
— Ne t'inquiète pas, fit celle-ci en riant de l'expression de Danayelle. Sur Nocksor, tout est permis pour protéger ses habitants et rescapés.
— Oui... Nestor me l'a déjà dit, répondit Danayelle en rougissant. Tout de même, je n'avais jamais eu l'intention de la tuer ! Je l'ai seulement poussé, et... elle s'est...
— Fendu le crâne.
Danayelle grimaça tout en hochant la tête. Comment avait-elle pu oublier cet épisode ? Il avait vraiment fallu que cette sirène en parle pour que le souvenir lui revienne !
Elle serra la pierre d'Omins dans son poing, s'efforçant de réguler sa respiration. Elle sentait sa télékinésie qui tentait de s'échapper, comme d'habitude avec ce genre d'émotion qui la comprimait de l'intérieur. Pourtant, elle arriva sans problème à la contenir.
— Je te conseille tout de même de faire attention, continua la sirène en se penchant légèrement vers elle. Tu as déjà eu ta chance la dernière fois ; on ne te protègera plus. Les deux mecs qui avaient accompagné l'elfe que tu as tué, ils sont toujours sur l'île. Ils ont bien essayé de soutirer des informations aux habitants, mais ils n'ont rien eu... sauf du maire qui a dit que vous alliez sur Ashgar. On croyait tous qu'il se moquait d'eux, parce que... enfin ! Ashgar, sérieux ?! Ils n'ont pas voulu vous suivre et ont préféré rester ici. Ils semblaient convaincus que vous alliez revenir.
À ses côtés, ses deux amies hochaient la tête à tout ce qu'elle racontait. Danayelle baissa la sienne en soupirant.
— Je n'étais revenu que pour décompresser un peu, avant de rentrer chez moi...
— Oh, ne t'inquiète pas ! Après plusieurs jours à glander des infos partout sans rien recevoir de personne, ils ont abandonné leur quête et passent le plus gros de leur journée enfermée dans leur chambre d'hôtel. Les risques sont minimes !
— C'est vrai ! ajoutèrent les deux autres sirènes d'une même voix.
— Oh, dans ce cas... fit Danayelle avec un mince sourire.
Elle tourna la tête vers les bagues, sa bonne humeur remontant d'un cran. Après tout, elle avait promis à Sin que, dès qu'elle aurait trouvé ce qu'elle cherchait, elle se rendrait à la justice et assumerait la responsabilité de ses actes. En réalité, la présence de ses deux hommes était parfaite ! Quand elle en aurait marre de ses vacances, elle n'aurait qu'à se présenter à eux et ils la mèneront directement à Stanmore. Qu'allait-il se passer là-bas ? Envisager le pire l'angoissait un peu, mais pas autant qu'elle l'avait imaginé. Elle en était consciente ; avec tout ce qu'elle avait fait en cours de route, elle aurait mérité son châtiment, peu importe ce que ce serait.
D'ici là, il suffisait de ne pas le dire à Mishi et Leerian.
Enfin, son regard capta une bague en particulier. L'anneau était argenté, des gravures discrètes, mais élégantes sur les côtés. Et au centre, une grosse pierre jaune orangé, peut-être une topaze, prenait toute la place. De sa couleur sensiblement similaire à l'Omins, elle pouvait facilement imaginer à quoi elle ressemblerait.
— Je veux celle-là !
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