Chapitre 56
Leerian, Mishi et Danayelle avaient couru à travers les champs de roches des heures durant. Le volcan n'était pas tant éloigné de la côte qu'il leur avait fallu sept longues heures pour l'atteindre, mais les salamandres étaient si nombreuses par endroit qu'ils n'avaient eu d'autre choix que de les contourner, prenant toute sorte de détours. À la fin, ils étaient tous parcourus de brûlures plus ou moins douloureuses, mais recouvrant presque leur corps entier. Même Leerian n'arrivait plus à guérir correctement, et il était à bout de force.
Ils avaient monté sur environs deux-cents mètres au flan du volcan. La chaleur ici était atroce, et au besoin de trouver une dernière cachette où ils pourraient s'échapper des salamandres, ils en étaient réduits à ramper vers une grotte qu'ils apercevaient au loin. Leerian avait envie de se la ramener en disant « je vous avais dit que le dragon aurait été mieux ! », mais il n'en avait pas l'énergie.
Il leur fallut dix minutes supplémentaires pour l'atteindre. Elle était étroite ; ils avaient tout juste assez d'espace pour s'asseoir, l'un contre l'autre. Au moins, elle faisait un toit, et ils pouvaient surveiller l'entrée pour empêcher les salamandres de s'y aventurer. Un passage continuait vers le fond, éclairé par une minuscule rivière de lave.
Mishi, assisse en sandwich entre les elfes, se laissa tomber de côté, la tête contre l'épaule de Leerian. Celui-ci serra les dents pour ne pas hurler ; elle appuyait sur une brûlure à vif.
— On en a assez fait pour aujourd'hui, dit Danayelle.
— Oh, tu crois ? répliqua Leerian. J'ai l'impression d'être en enfer...
— Est-ce qu'il va falloir monter encore plus haut ? demanda Mishi.
Danayelle garda le silence, réfléchissant à la question. Était-il vraiment nécessaire de monter ? Elle s'était imaginé que la pierre d'Omins serait sur le volcan, mais en réalité, elle n'en avait aucune preuve. Ils auraient aussi bien pu rester sur la plage et creuser, comme pour chercher un trésor pirate.
— Non, je ne crois pas... Ce n'est plus la peine de monter.
— En fait, tu ne sais pas où elle se trouve, dit Leerian.
— Aucune idée, renchérit Danayelle.
— J'ai tellement soif, ajouta Mishi. Je pourrais boire la lave.
— Si nous sommes à l'intérieur du volcan, techniquement, c'est plutôt du magma.
Mishi et Leerian levèrent les yeux vers Danayelle, qui haussa innocemment les épaules. Elle appuya sa tête contre la paroi de la grotte et lâcha un gros soupire, qui la fit aussitôt tousser. Elle aussi avait soif et sa gorge était anormalement sèche.
— On en a assez fait pour aujourd'hui... dormons et reprenons demain, OK ?
Seul le silence lui répondit ; Mishi et Leerian, penché l'un contre l'autre, somnolaient déjà. La douleur de leur plais et brûlures les maintenaient éveillés, même s'ils étaient épuisés.
— On peut au moins essayer, soupira Danayelle.
Elle tourna la tête dans la direction opposée, vers le fond de la grotte. La petite rivière de lave – ou de magma – s'étendait à perte de vue. Ce tunnel s'enfonçait jusqu'au centre de la Terre, peut-être. L'air chaud qui s'en échappait était difficile à supporter. Mais Danayelle ferma les yeux, se forçant à dormir un peu. Ils avaient encore beaucoup de travail à faire demain, elle le sentait.
*
Il n'y avait aucun moyen de savoir si une nuit entière avait passé, ou deux, ou rien que quelques heures. Les nuages de cendres bloquaient la quasi-totalité des rayons du soleil, et l'unique source de lumière venait de la lave qui s'écoulait lentement de sa rivière. Étaient-ils parvenu à se reposer ne serait-ce qu'un peu ? Ils avaient au moins pu fermer les yeux, c'était déjà bien. Tous en avaient conscience ; personne ne réussira à dormir proprement tant qu'ils seront toujours sur cette île. Et s'il y avait une seule chose à faire pour enfin pouvoir quitter cet endroit de malheur, c'était de trouver la pierre d'Omins dont Danayelle avait si désespérément besoin.
— Bon, on reprend la fouille archéologique ?
Leerian et Mishi sursautèrent à la voix de Danayelle, qui claqua dans le silence aussi surement qu'une éruption volcanique. Le temps de se reprendre de la surprise, Leerian se leva, du moins il essaya, car le plafond de la grotte était trop bas pour lui, l'obligeant à rester accroupi comme dans une révérence.
— Oui ! s'exclama-t-il malgré les poches qu'il avait sous les yeux, témoignant de sa pitoyable nuit de sommeil. Allez... plus vite on s'y remet, plus vite on pourra partir d'ici.
Il s'élança pour quitter leur abri de fortune, mais Danayelle l'interrompit d'une petite toux forcée.
— Oui, mais non. On ne sort pas de la grotte. On va s'y enfoncer plus profondément.
Leerian se retourna vers elle pour la voir pointer du doigt le tunnel qui s'étendait vers les entrailles de la Terre. Il demeura bouche bée, intérieurement paniqué à l'idée de prendre cette direction. Mishi profita de son silence pour intervenir :
— Quoi ? Tu veux qu'on... hein, sérieux ?!
— Oui, sérieux ! fit Danayelle, qui luttait pour ne pas montrer sa propre angoisse. Je sens que c'est par là qu'on va trouver les pierres d'Omins. Et puisqu'en dehors de ma simple impression, nous n'avons aucune piste... à quoi bon l'ignorer ?
— Ça m'a l'air... un peu dangereux, dit Leerian, incertain.
— Plus que tout ce qu'on a déjà fait ?
— Oui.
Danayelle garda le silence, s'efforçant de trouver une bonne répartie. Puis elle soupira en levant les bras vers le ciel.
— OK, j'avoue, c'est super dangereux. Mais je ne partirais pas d'ici sans cette pierre ! Allez m'attendre sur la plage, si vous préférez. Je ne vous force en rien.
Leerian et Mishi s'échangèrent un regard perplexe. Tous deux ne voulaient, en aucun cas, emprunter ce chemin. Mais plus fort encore, ils voulaient aider Danayelle. Et s'ils refusaient de l'accompagner et qu'elle mourait dans le volcan ? Alors qu'ils auraient peut-être pu la sauver par leur présence ? Se sentaient-ils prêts à l'abandonner à son sort ?
— D'accord ! fit Leerian à regret. Je te suis.
— Moi aussi, dit Mishi. Nous sommes là pour toi !
Danayelle afficha un large sourire, ému par la dévotion de ses amis. Elle s'élança pour les prendre dans ses bras, partageant un long câlin à trois. En dehors de Leerian qui avait, encore une fois, guéri de presque toutes ses brûlures, ce fut une torture silencieuse pour les filles qui s'efforçaient de paraître plus forte qu'elles ne l'étaient.
— Très bien, dit Danayelle en mettant fin à l'accolade. Suivez-moi.
Puis elle se retourna et s'élança vers le tunnel qui s'enfonçait vers l'intérieur du volcan. Le passage était si étroit qu'ils devaient progresser à la queue leu leu, dans une démarche à demi-accroupi de gorille. Sur leur droite, la mince rivière de lave éclairait leur route d'une lueur orangée. Plus ils avançaient, plus la chaleur était torride. C'était une véritable torture de faire un pas devant l'autre, pourtant personne ne fit le moindre commentaire sur ce sujet.
Le voyage ne dura que quelques longues minutes, qui sembla s'étirer sur des heures. Danayelle déboucha la première sur le fond du tunnel. Impossible d'aller plus loin ; ici, le plafond de la grotte s'élevait légèrement, juste assez pour leur permettre de se redresser. Les parois sur les côtés étaient aussi plus espacées, mais tout au fond, au bout de cinq mètres seulement, le passage ne laissait plus de place que pour la petite rivière de lave. À moins de mettre les pieds directement dedans, il valait mieux arrêter là leur périple.
Danayelle observa longuement l'endroit, détaillant la roche volcanique qui les entourait, puis se retourna vers Mishi et Leerian, côte à côte sans trop savoir quoi faire.
— Je crois que c'est un cul-de-sac, dit Mishi après un moment de silence.
Elle avait tellement chaud que sa peau était en sueur, aussi luisante que si elle sortait tout juste de l'eau. Même sa frange était visiblement mouillée.
— Je ne sais pas, fit Danayelle.
Elle se tourna à nouveau vers le mur de pierre noire. Elle tenta d'y poser la main, mais grimaça à la température extrême qui en irradiait.
— J'ai une drôle d'impression. C'est comme... oh, vous allez me prendre pour une conne. C'est comme si j'avais une boule dans mon ventre. Tu sais, quand tu as super hâte pour quelque chose à un point que tu ne tiens plus en place ? C'est à peu près ça. Sauf... que je ne ressens pas de « hâte ». Je suis juste...
— Eh bien, tu as hâte de trouver l'Omins, dit Mishi en inclinant la tête.
— Oui, mais non ! Ce n'est pas la même chose ! C'est deux sentiments différents...
— Désolé, Dana. Je ne saisis absolument rien à ce que tu racontes.
Danayelle soupira, puis leva les yeux vers Leerian qui n'avait toujours rien dit. Celui-ci se rongeait l'ongle du pouce tout en regardant le décor. Lui, il avait parfaitement compris de quel ressenti elle voulait parler. Il l'associait facilement à l'approche de la pleine lune. Quand il la sentait, qu'il savait qu'elle était juste là, tout près, mais encore caché par les nuages. Et quand, enfin, ils s'écartaient, et...
— L'Omins est ici, dit-il simplement. Il faut creuser. Elle doit être dans les murs.
— Ah ? Et qu'est-ce qu'elle foutrait dans les murs ? s'exclama Mishi, septique.
— Où veux-tu qu'elle soit d'autres ? Tu n'as jamais visité de mine, toi, hein ?
— Et toi non plus, pour ce que j'en sais !
— Où tu crois que mes ancêtres ont trouvé ça ?
Il leva la main droite, lui présentant sa bague d'or serti d'une émeraude. Mishi fit la moue, à court d'arguments. Leerian lui fit un sourire sournois.
— C'est au nord-ouest de Celeyste, parmi les premières montagnes de la chaine d'Emyskan que, des siècles auparavant, il y avait une mine de bronze. À chaque fois qu'ils trouvaient autre chose que du bronze, comme parfois de l'or et de l'émeraude, justement, elles étaient données au roi. Voilà !
— Emyskan appartient aux géants, répliqua Mishi en plissant les yeux.
— En grande partie. Mais la frontière était, en réalité, un tout petit peu plus loin. Il y avait deux montagnes sur notre territoire, et la mine était là. C'était un tunnel qui ressemblait un peu à celui-ci, à la seule différence qu'il n'y avait pas de rivière de lave à nos pieds et que le plafond était soutenu par des poutres tous pourrie. Et...
— Belle histoire, intervint Danayelle qui s'impatientait. Tu aurais pu dire simplement qu'il nous faut des pioches. Frappe les murs avec ton épée.
— Quoi ? Non ! s'exclama Leerian en écarquillant les yeux, posant une main sur la garde de son arme comme pour la protéger. Je ne réussirais qu'à abimer la lame !
— OK, alors vas-y avec tes poings.
Leerian ouvrit bêtement la bouche, indigné. Elle souhaitait sérieusement qu'il s'explose les jointures sur les murs de cette grotte ? Tu parles d'une amitié ! Il tourna la tête vers Mishi, s'imaginant qu'elle le défendrait, mais elle restait muette, se contentant de l'observer en silence.
— Mishi ? fit-il en désespoir.
— Tu guéris super vite, en plus d'être super fort, dit-elle d'un mouvement d'épaule. Je ne vois pas ce qui te fait peur.
Leerian était à court de répartie. C'était la triste vérité ; si quelqu'un devait s'y coller, c'était lui. Il aurait tant préféré être tranquille chez lui, à Celeyste, à parler de tout et de rien avec les pixies ! Mais non, il fallait qu'il se retrouve à l'intérieur du volcan, dans une chaleur insoutenable, à s'exploser les mains sur la roche volcanique.
Il grogna, puis s'avança vers Danayelle, s'arrêtant tout juste devant elle. Le sourire crispé qu'il affichait réussit presque à lui faire peur, alors qu'elle reculait d'un pas.
— Dis-moi où.
Danayelle hocha la tête, déglutit, et se tourna face au mur. Elle ferma les paupières, accueillant cette sensation étrange qui ne la quittait plus depuis plusieurs minutes et, à l'aveuglette, se laissa guider à travers la petite grotte. Leerian la suivait de près, effrayé à l'idée qu'elle pose le pied dans la rivière de lave par inadvertance. Elle s'arrêta devant le mur du fond, comme soudain immobilisé dans ses mouvements, puis ouvrit à nouveau les yeux. C'était une paroi identique à toutes les autres ; en pierre noire, sans plus. Elle était accidentée, comme hérissé de bout pointu. Leerian grimaça, appréhendant la douleur qu'il allait ressentir bientôt.
— C'est ici.
— On aurait vraiment dû apporter des pioches, grommela Leerian.
Danayelle fit un sourire d'excuse, puis s'éloigna pour lui laisser tout l'espace nécessaire. Elle se posta près de Mishi qui, malgré qu'elle n'avait rien dit contre l'idée, angoissait de voir son petit elfe souffrir.
Leerian retira sa bague et la mit en sécurité dans la poche de son pantalon, puis se plaça en position ; légèrement de côté, un pied devant l'autre, un poing près du menton et le deuxième un peu plus bas. Une position de boxe qui le répugnait. Son père l'avait appris à se battre d'une façon plus « aérienne », comme il disait lui-même. En gros, elle consistait à ne pas serrer les poings, sauf au dernier moment. Elle donnait plutôt l'impression de danser. Leerian soupira au souvenir qui remontait à des années, ferma les yeux et envoya un direct de toutes ses forces contre la paroi tout en expirant bruyamment. Une secousse traversa la caverne tout entière, Mishi et Danayelle s'appuyèrent l'une contre l'autre pour se soutenir, et Leerian s'éloigna d'un pas en hurlant, plaquant sa main contre sa poitrine.
Mishi se dégagea de Danayelle et courut vers Leerian, dont une grosse larme avait glissé d'entre ses cils par la douleur. Ses jointures étaient en sang et il tremblait violemment. Mais sous le regard écarquillé de la sirène, les plait semblaient déjà se refermer lentement.
— Ça va ? demanda Mishi doucement.
— Ouais... ça fait foutrement mal pendant une seconde... mais c'est mieux.
D'un même mouvement, ils tournèrent la tête vers la paroi. Un grand trou s'était créé, prenant la forme exacte du poing de Leerian. Au centre, ils apercevaient déjà un minuscule éclat de lumière blanche. Qu'est-ce que c'était ? Un diamant, peut-être ? Ce qui était certain est que ce n'était pas une Omins. Leerian s'en approcha lentement, les doigts encore gourds, et gratta la paroi tout autour pour la déloger. Elle n'était pas plus grosse que l'ongle de son auriculaire.
Il se tourna ensuite vers Mishi et posa la pierre précieuse au creux de sa main.
— Cadeau, dit-il simplement.
Mishi rougit instantanément, un sourire niait au bout des lèvres. Elle l'embrassa en guise de remerciement, mais une toux discrète les arrêta. Mishi et Leerian se retournèrent vers Danayelle, les bras croisés sur sa poitrine.
— Jalouse, fit Mishi en lui tirant la langue.
Quand même un peu honteuse, elle recula pour rendre la place à Leerian. Celui-ci soupira, comprenant que la pause était finie. Il se remit en position, puis envoya un nouveau coup de poing contre la paroi, faisant trembler la grotte encore une fois. Il s'arrêta une minute, le temps de laisser sa main guérir, et frappa encore.
Il continua ainsi pendant d'interminables heures.
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