Chapitre 54

Le trio était de retour sur leur petit radeau, en direction de l'est, en plein centre des îles Maras. Ils apercevaient des bouts de terre partout, et Mishi et Leerian avaient du mal à comprendre comment Danayelle pouvait savoir sur laquelle exactement se trouverait sa pierre magique. Elle, pourtant, savait parfaitement comment la reconnaitre quand ils la verront. Elle ne sera pas faite de sable et de quelques palmiers, comme la plupart qu'ils croisaient. Et si elle se souvenait bien de sa carte de Nyirdall disparue, Ashgar était plus grande encore que Nocksor. Il serait impossible de la manquer.

Mishi n'était pas dans le bateau. Sans surprendre personne, elle avait préféré nager et pousser le radeau pour les faire avancer plus vite. Elle craignait que les deux hommes restants, ceux qui avaient essayé de prendre Nestor en otage, tentent de les suivre. Et peut-être, pourquoi pas, venger leur camarade assassinée. Mishi était totalement d'accord qu'ils devront faire face à leurs actes... mais aujourd'hui n'était pas le moment.

— Nous sommes encore loin, vous croyez ? demanda-t-elle après deux heures à pousser le bateau. Je commence à manquer de force...

Danayelle avait les yeux rivés vers l'est. Pour une fois, elle savait sans l'ombre d'un doute où était cette direction ; le soleil l'avait longtemps guidé, même si, maintenant, il était droit au-dessus de leurs têtes. À l'horizon, elle apercevait des nuages plus gris que les autres, blancs et cotonneux, dispersés dans le ciel. Était-ce seulement un banal nuage, ou plutôt de la cendre ?

— On s'approche, dit-elle simplement.

Mishi n'était pas satisfaite de cette réponse évasive. Avec un soupire frustré, elle abandonna son poste et grimpa dans le bateau avec le peu de force qu'il lui restait dans les bras. Elle s'effondra alors contre l'épaule de Leerian, qui esquissa un sourire.

— Si vous voulez avancer, maintenant, il va vous falloir pagayer. Moi, j'ai donné tout ce que je pouvais.

— Tu nous as beaucoup aidés, dit Leerian. Tu as le droit de te reposer.

— « Le droit ! » répliqua Mishi en se redressant pour croiser le regard jaune de son petit elfe. Tu te prends pour qui ? Mon père ?

Leerian demeura bête devant sa question, étonné du ton rude de la sirène. Puis elle lui enfonça un léger coup de poing contre l'épaule.

— Je te fais marcher, idiot.

— Oh... je croyais que tu voulais me faire pagayer, dit-il innocemment.

Danayelle pouffa de rire, impressionné par leur niveau de stupidité. Comment s'était-elle retrouvée avec ces deux bouffons à parcourir un pays entier dans une quête qui ne les regardait absolument pas ? Elle l'ignorait, mais elle adorait sa chance. Jamais elle n'aurait eu le courage de faire ne serait-ce que le quart de ce qu'ils avaient vécu, en étant complètement seule. Si la chance lui avait souri qu'une fois tout au long de cette aventure, c'était bien le jour où ils s'étaient rencontrés... quand elle avait passé à deux doigts de tuer une jeune licorne. Tout ça semblait lui remonter à tellement loin... alors que ce n'était qu'à deux semaines de là !

Pendant que Danayelle s'égarait dans sa nostalgie, Leerian attrapa les pagaies et se mit à ramer, faisant dos à leur destination. Mishi était derrière lui, regardant avec passion ses muscles rouler sous ses vêtements. Et Danayelle était devant, ses yeux verts perdus dans les vagues qui les entouraient. Le silence s'éternisa alors qu'au loin, le nuage de cendre s'approchait dangereusement. Ashgar était tout près, maintenant. Même l'air semblait de plus en plus chaud. À un moment, Leerian dut prendre une pause pour retirer sa chemise, au plus grand plaisir de Mishi.

— À quoi tu penses ? demanda Leerian à Danayelle.

Celle-ci n'avait rien dit depuis trop longtemps à son gout. Elle n'était pas la plus bavarde du lot, mais tout de même, il avait envie de parler.

— Je pense que l'heure est venue de vous avouer un truc...

Leerian s'arrêta de pagayer, étonné de son ton sérieux. Mishi décrocha à regret son regard des omoplates de son elfe pour se pencher vers Danayelle. Celle-ci soupira, leva les yeux au ciel de plus en plus nuageux, et dit enfin :

— Je ne vous avais pas révélé où exactement Sin m'avait dit de chercher la pierre d'Omins.

— Tu avais dit que c'était sur une île de Maras, sans préciser laquelle, fit Leerian en inclinant la tête.

— Ouais. En fait, c'est sur Ashgar.

Danayelle s'attendait à l'explosion. À la panique. Ashgar était l'endroit le plus dangereux de Nyirdall. Ils allaient forcément s'énerver, vouloir faire demi-tour... et pourquoi demanderait-il la permission ? Mishi était une sirène, et Leerian avait les pagaies. S'ils souhaitaient partir, rien ne les empêcherait !

Et pourtant, ni Leerian ni Mishi n'eurent la moindre réaction. Ils regardaient encore Danayelle, comme s'ils attendaient autre chose.

— Et ? fit Leerian alors que le silence s'éternisait. C'est quoi, Ashgar ?

— Et ?! répéta Danayelle, incrédule. Ashgar est une île de cendre ! De feu et de volcan ! Tu devrais être en colère contre moi parce que je vous mène tout droit vers un endroit dangereux...

À ses mots, Leerian et Mishi pouffèrent instantanément de rire. Danayelle fronça les sourcils, de plus en plus perplexes.

— Tu penses qu'on va s'énerver contre toi pour ça ? dit Mishi, étendu dans son coin du radeau. Ça fait des semaines qu'on vit toute sorte de trucs dangereux juste pour toi. Pourquoi, d'un coup qu'on arrive vers la fin, tu crois qu'on ne pourrait plus le supporter ?

— Ç'aurait été bien que tu le dises plus tôt, continua Leerian. Mais vraiment, ce n'est pas plus mal comme ça.

Danayelle les observa tour à tour, complètement bouche bée. Elle s'était attendue à des cris et des accusations. Pas à ce genre de réaction ! Qui, techniquement, n'était même pas une réaction du tout.

Sans en faire plus de cas, Leerian s'était remis à ramer, un petit sourire arrogant aux lèvres. Danayelle en fut insultée, sans savoir que ce qui lui passait par la tête ne la concernait pas vraiment. Elle préféra reporter son attention aux paysages avant de s'énerver.

Leerian continua de pagayer pendant une heure entière avant de faire une pause. Mishi décida, au contraire, qu'elle était assise dans le fond de la barque depuis trop longtemps. Elle sauta à l'eau et poussa le radeau à son tour. Ensuite, ce fut Danayelle qui prit le relais. Ils alternèrent ainsi pendant une bonne partie de la journée touten grignotant leurs ananas. Ashgar s'approchait dangereusement, les nuages de cendre se faisaient de plus en plus gros dans le ciel, mais ils avançaient si lentement que le voyage semblait s'éterniser inlassablement. Danayelle se disait que c'était le destin qui ajoutait du suspense. Parce qu'elle le savait ; sa pierre d'Omins était juste là !

Il devait bien être près de seize heures quand Mishi abandonna une nouvelle fois son poste pour grimper dans le bateau. Contrairement à d'habitude où elle poussait pendant plus d'une heure avant de se fatiguer, elle n'était restée dans l'eau qu'une dizaine de minutes. Leerian l'aida d'une main à s'installer et reprit les pagaies, s'efforçant de ne pas faire de commentaire. Il savait que les sirènes avaient beaucoup moins d'endurance que les elfes, ce n'était pas la peine de mettre le sujet sur le tapis avec le seul résultat d'énerver Mishi. Pourtant, il était incapable de ne pas remarquer, du coin de l'œil, à quel point sa peau semblait rouge.

— Ça va ? demanda-t-il avec inquiétude.

— L'eau est brulante. Je n'y arrive plus...

Danayelle, somnolant à moitié dans son coin, plongea la main dans la mer. Elle n'avait que ses longs doigts d'immergés, mais elle se releva d'un bond en lâchant un petit cri incrédule.

— Oh, par les djinns ! C'est bouillant ! Comment tu as pu nager là-dedans ?!

Mishi haussa innocemment les épaules. Elle était très tolérante pour tout ce qui concernait l'eau. Glacé ou brulante, il fallait vraiment que ce soit d'un extrême pour la rebuter.

Leerian, de son côté, était penché au bord du bateau pour regarder la mer. Habituellement d'une couleur bleu très foncé, elle était maintenant presque turquoise. Si clair qu'il arrivait à voir des poissons plusieurs mètres en dessous d'eux. Leurs écailles étaient d'un rouge sanglant, et leur queue semblaient anormalement longue comparé au reste de leur corps. Ils ressemblaient un peu à un mélange entre un requin Mako et un poisson chat.

— Si l'eau est si chaude, pourquoi y a-t-il encore des poissons ?

Danayelle se pencha à son tour pour observer les étranges bêtes qui nageaient autour d'eux.

— Ils se sont adaptés, je suppose.

— Comme les salamandres, ajouta Mishi.

Leerian fit la grimace en se retournant vers elle. Il n'avait jamais rencontré de salamandre, mais il savait à quoi ça ressemblait. De minuscules reptiles à la peau rouge, orange ou noir, gluante et dépourvue d'écaille, et qui crache du feu sur leurs ennemies. Et puisqu'ils ne faisaient que cinq centimètres, ils crachaient sur absolument tout ce qui bougeait.

— Il y a des salamandres, sur Ashgar ?

— Non, dit aussitôt Danayelle.

— Ne mens pas en mer, s'il te plait.

— Euh... désolé. Ouais, l'île en est pleine.

Leerian gémit en se redressant sur le bateau. Puis, après un moment de silence embarrassant, il se retourna pour regarder droit devant. Vers leur destination, à l'est. Il remarqua alors pour la première fois Ashgar qui s'approchait. Ils étaient encore à plusieurs kilomètres, mais il était clairement visible qu'elle était beaucoup plus grande que Nocksor. Deux montagnes la surmontaient ; l'une assez petite, partiellement caché derrière l'autre. Et une grande, la plus grande qu'il n'avait jamais vue. Ce qui n'était pas rien, puisque Celeyste était tout près de la chaine de montagnes d'Emyskan où vivaient les géants. Quand il était plus jeune, il allait régulièrement les observer, sans jamais tenter de les escalader. Ses longues oreilles d'elfes étaient trop sensible à l'altitude pour s'y risquer.

Au sommet de cette montagne, des nuages de cendre semblaient voler bas, tourbillonnant lentement autour de l'île et plongeant le paysage dans une teinte sinistre et angoissante. Partout, Leerian apercevait d'étranges reflets rouge orangé, et il ne lui fallut pas de réflexions complexes pour comprendre que c'était de la lave, s'écoulant de ce qu'il ne croyait plus être des montagnes, mais bien des volcans.

Leerian s'assit droit sur le bateau, faisant maintenant face à Danayelle. Elle était étendue dans son coin, le coude sur le bord et la joue appuyé sur son poing. Malgré ses airs décontractés, ses yeux étaient fixés sur Ashgar.

— Je vais mourir sur cette île pour toi.

— Merci de ta dévotion, fit Danayelle d'un mouvement de sourcils.

— Ce n'est pas de la dévotion. C'est un avertissement. Si je meurs, c'est ta faute.

Danayelle pouffa d'un rire incrédule en reportant enfin son regard sur son ami. Son amusement s'évapora quand elle remarqua qu'il tremblait. Malgré la chaleur de plus en plus étouffante, il était couvert de chair de poule.

— Personne ne va mourir ! s'exclama Mishi. Nous n'avons pas traversé tout ce chemin pour crever bêtement en bout de ligne !

— Oui, merci ! Écoute ta copine ! dit Danayelle en désignant Mishi du plat de la main.

Mishi et Leerian rougirent de concert au surnom.

— OK, peut-être que j'exagère, fit Leerian dans un soupire.

— Comme souvent, ajouta Mishi.

Leerian lui lança un regard de travers, avant de continuer pour Danayelle :

— Mais peut-être que non. Peut-être que je vais vraiment mourir. Cette fois, ce n'est pas une blague, je le dis sincèrement ; je suis heureux d'avoir participé à cette aventure. Et je souhaite de tout cœur que tout se termine bien pour toi. Et toi aussi ! ajouta-t-il en se tournant vers Mishi. Ta quête est juste, malgré tous les dérouillés qu'on a eus en chemin. Pour toi, au moins, il y a de l'espoir pour que ta vie devienne meilleure.

Un moment de flottement accompagna son discours, alors que Mishi et Danayelle s'échangeaient un regard incrédule. Leerian, sans rien ajouter, s'était à nouveau penché au-dessus du bateau pour observer ses drôles de poissons rouges.

— Pourquoi tu as dit « pour toi, au moins » ? demanda Danayelle.

— Oh, j'ai dit ça ? Ça m'a échappé ! fit Leerian d'un banal mouvement d'épaule.

Danayelle ne le croyait pas du tout. Mais à quoi bon insister alors qu'ils étaient en mer ? Des plans qu'il ment et qu'il attire encore une fois le Kraken sur eux. Voir ce monstre une seule fois dans sa vie était amplement suffisant.

Ne sachant plus quoi dire devant le silence qui s'installait, Danayelle prit les pagaies et se remit à ramer. En direction de l'île d'Ashgar, où ils étaient presque arrivés.

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