Chapitre 53 (2/2)

Nestor hocha solennellement la tête, un large sourire aux lèvres, et couru vers la ville. Danayelle, Leerian et Mishi s'enfoncèrent légèrement dans les arbres, suffisamment pour ne pas être vue, et continuèrent vers les magasins. Il ne leur fallut pas longtemps avant de sortir de la petite forêt, débouchant sur la partie urbaine de l'île. Ils se précipitèrent au coin de la première boutique en vue, un bistro qui dégageait une délicieuse odeur de pain frais et de chocolat. Ils s'avancèrent jusqu'au bord du mur, ne laissant que leur tête dépasser au bout, l'une au-dessus de l'autre. D'où ils étaient, ils avaient une vue parfaite de Nestor qui courrait encore parmi les passants. Il s'arrêta enfin devant un groupe de trois personnes ; deux hommes et une elfe. Danayelle remarqua tout de suite que cette dernière portait un badge de l'Institut.

— Cette elfe a un don, fit-elle dans un murmure pour que seul Leerian et Mishi l'entendent. Elle contrôle l'eau.

— Comment tu le sais ? s'étonna Leerian.

— Le symbole sur son badge. Il est différent pour tous les dons.

— Ah bon. Je ne connais que celui d'Egrim...

Mishi leur fit signe de se taire. Avec ses simples oreilles de sirènes, elle avait besoin de toute sa concentration pour comprendre la conversation qui semblait prendre de l'ampleur entre ces intrus et Nestor.

— Ceux que vous cherchez, je les ai vus ! s'exclama le gamin avec son éternel sourire. J'ai rapporté le journal à mon grand-père, comme vous avez demandé. Et ils étaient tous là, dans sa propre maison ! Ils y sont encore, venez ! Je vais vous y conduire.

Nestor se retourna, mais l'un de ses hommes, qui avait les cheveux coupés carrés au point qu'on aurait pu se servir de sa tête pour faire de la géométrie, posa une main lourde sur l'épaule de l'enfant, l'arrêtant dans son geste. Leerian se crispa, comme s'il voulait bondir à sa rescousse, mais Mishi et Danayelle l'attrapèrent chacune par un bras.

— S'ils sont chez ton grand-père, alors tu les connais déjà, pas vrai ? dit l'homme d'une voix étrangement grave. Peut-être que tu essaies de les aider.

— Oh ! Peut-être ! dit Nestor en éclatant de rire. Mais pourquoi je ferais ça ?

— Nous savons quelle est la réputation de Nocksor, petit.

Nestor était à court de mots. Bien sûr, il avait lui-même vanté cette réputation à plusieurs reprises, celle qui disait que les habitants protégeaient les naufragés. C'était précisément ce qu'il était en train de faire.

— Il fait diversion, dit cette fois l'elfe. Ils sont tous près. Je te paris qu'ils sont même en train de nous observer.

Les yeux gris et verticaux de l'elfe balayèrent l'horizon. Leerian et Danayelle se cachèrent aussitôt derrière le magasin, entrainant Mishi avec eux. Celle-ci poussa un petit couinement de surprise et Leerian plaqua une main sur sa bouche.

— Prend le garçon en otage, ils se montreront rapidement.

Leerian risqua un regard en direction de la rue. Au centre précis, il aperçut l'un des hommes, celui aux cheveux carrés, passer un bras autour de Nestor et le hisser sur ses épaules comme un sac à patates. Derrière eux, les piétons qui faisaient simplement leurs affaires s'arrêtèrent pour voir la scène. Plus personne ne bougeait, jusqu'à ce que...

— À l'aide !

À peine le dernier mot prononcé que l'ambiance changea complètement. Des hommes, des sirènes, des elfes, des fées et des nains, au moins une trentaine de badauds assez proche pour avoir entendu l'appelle de Nestor, se précipitèrent à sa rescousse. La petite rue tranquille s'était transformée, en l'espace de quelques secondes, en un véritable champ de bataille. Nestor n'avait pas exagéré ; tout le monde était venu pour l'aider. Les habitants s'efforçaient de reprendre Nestor des bras de son ravisseur, certains envoyant des coups de poing alors que les fées, survolant la scène, lâchaient leurs étincelles magiques sous la forme de puissant rayon laser.

— Je crois qu'ils gèrent, dit Danayelle. On devrait y aller. Venez !

Mishi et Leerian approuvèrent d'un signe de tête. Même si ce dernier était plutôt répugné de lui-même à l'idée de laisser cet enfant dans ce calvaire, il savait que son aide n'y changerait rien à celle qu'il avait déjà. Alors il se précipita vers Mishi et Danayelle qui courraient vers la plage tout en restant toujours caché par les magasins. Derrière lui, il entendait les bruits de la bataille. Des gens hurlaient, grognaient, des coups et des explosions faisait vibrer le sol sous ses pieds. Leerian n'avait jamais assisté à quelque chose de semblable, et il devait admettre qu'il était impressionné. Il y avait une de ces solidarités entre les habitants de Nocksor, c'était fascinant !

Leerian, Mishi et Danayelle arrivèrent sur la plage au bout d'une seule minute. Mishi était plié en deux, le visage complètement rouge d'avoir couru aussi vite ; Danayelle regardait nerveusement au-dessus de son épaule, s'assurant qu'ils n'avaient pas été suivis, et Leerian continuait jusqu'au bord de l'eau, où était aligné tout un tas de bateaux. Ce n'étaient pour la plupart que des radeaux de pêche ; un modeste trois-mâts, par contre, était encré à quelques centaines de mètres de la côte. Leerian retrouva rapidement leur barque ; c'était la plus petite. Il y balança les ananas qu'il trainait toujours dans ses bras et se tourna vers Danayelle.

— Sais-tu quelle direction on doit prendre, maintenant ?

Celle-ci ferma les yeux, s'efforçant de visualiser la carte de Nyirdall qu'ils avaient perdu en cours de route. Elle avait passé tellement de temps à regarder le pays, mais si peu à s'intéresser aux îles tous autour...

— À l'est ! dit-elle enfin. Oui, c'est précisément à l'est de Nocksor.

Leerian hocha la tête, prit le radeau sous son bras comme s'il ne paissait rien, et courut en direction de la côte est, puisque celle-ci pointait le sud. Danayelle s'élança derrière lui, mais Mishi poussa un cri strident et bref. Leerian n'avait pas fait deux pas qu'il s'arrêtait déjà pour se retourner vers sa sirène. Son cœur fit un bond douloureux dans sa poitrine quand il comprit ce qui se passait. Une elfe, celle qui accompagnait les deux hommes, avait profité des trois secondes pendant lequel Danayelle avait fermé les yeux pour s'approcher. Et à l'aide de son pouvoir sur l'eau, elle avait créé une bulle pour encercler Mishi, la coinçant comme dans une cage. Leerian savait qu'elle pouvait retenir sa respiration pendant près d'une heure et que c'était loin de lui faire le moindre mal, mais il sentit tout de même la colère l'envahir. Il laissa tomber le bateau, sortit son épée de son fourreau et fit un pas vers l'intruse.

— Lâchez là tout de suite ! hurla-t-il à plein poumon.

L'elfe eut un sourire béat pour seule réaction, le ton menaçant de Leerian lui passant au-dessus de la tête. Danayelle s'avança à son tour, même si elle n'avait aucune arme pour cette bataille.

— Bon matin, d'abord ! Commençons par discuter, vous voulez bien ? Je m'appelle Jhanas. Et vous êtes bien Mishi, Danayelle et Leerian ? Leerian Celeyste ? ajouta-t-elle, son sourire s'élargissant encore un peu plus.

— Lâchez là, dit à nouveau Leerian dans un grognement.

— Je suis désolé, mais je crains que si je libère la sirène, vous allez tout de suite vous enfuir... or, je suis là pour vous demander gentiment de me suivre jusqu'à Stanmore. Ou, si vous refusez, de vous y mener de force. (Elle posa une main sur son cœur tout en inclinant sa tête aux longs cheveux châtain de côté, prenant une allure drôlement polie qui contrastait totalement avec ses paroles.) Je ne doute pas que vous êtes habiles de votre épée, monsieur Celeyste, mais avez-vous déjà combattu quelqu'un ayant un don sur l'eau, au bord d'une plage ? Je ne vous conseille pas d'essayer.

— Et je ne vous conseille pas de jouer avec mes nerfs ! répliqua Leerian. Lâchez là, vous avez trois secondes.

— Ou sinon quoi ?

Leerian resserra ses deux mains sur le pommeau en or de son épée, ses yeux dégageant une lueur sanglante. Jhanas releva le menton, étonné de cette couleur emplissant les iris de son interlocuteur. Ou était-ce un reflet de lumière du soleil levant ?

Les trois secondes d'avertissement étaient passées, et la patience de Leerian, disparut depuis longtemps. Le visage déformé par la colère, tenant fermement son arme à deux mains, il s'élança vers Jhanas en criant sa rage. Mais celle-ci resta calme, bien campée sur ses pieds, et fit un simple mouvement de main dans sa direction. Une gerbe d'eau décolla du bord de mer et frappa Leerian, avec tant de force qu'il en tomba à la renverse après avoir fait seulement deux pas. Il avait l'impression d'avoir reçu un coup de poing par un troll !

— Arrête, l'averti Jhanas. Tu es ridicule.

Leerian se relevait déjà pour foncer à nouveau sur elle. Il voyait du coin de l'œil Mishi coincé dans sa bulle, les deux mains à plat sur la paroi qui s'était solidifiée par de la glace. Elle secouait la tête de droite à gauche, comme pour lui sommer de se rendre. Mais pour Leerian, il en était hors de question. S'avouer vaincu signifiait d'aller à Stanmore et d'abandonner la quête de Danayelle. Si près du but ? Certainement pas ! Il était de tout cœur à ses côtés, car il comprenait que trop bien son problème. À quelques détails près, ils avaient le même. Et le sien, au moins, avait une solution.

Jhanas secoua à nouveau la main, produisant de nouvelles gerbes d'eau. Leerian bondit à droite, puis à gauche, slalomant entre les projectiles liquides avec l'agilité d'un félin. Mais à un seul mètre de sa proie, il fut touché, et la puissance le projeta encore une fois au sol, son épée lui glissant des doigts pour tinter contre les pierres.

Jhanas en avait assez de jouer. Elle ne voulait pas se montrer cruelle, encore moins envers le supposé descendant des Celeyste, mais elle avait une mission à accomplir et ne comptait par repartir bredouille. Elle lança donc sa dernière carte ; elle fit apparaitre une bulle d'eau autour de la tête de Leerian. Celui-ci, toujours assis, écarquilla les yeux en réalisant soudain qu'il ne pouvait plus respirer, et sa vision semblait s'onduler étrangement, comme quand il regardait son reflet dans un lac. Est-ce qu'elle tentait de le noyer ? Encore ?! Leerian se mit aussitôt à paniquer, secouant les mains devant lui comme s'il chassait un nuage de mouche. Ses doigts passaient à travers l'eau, mais celle-ci restait en place, sans jamais quitter son visage.

Depuis sa prison, Mishi s'agita. Elle frappa contre la paroi, essaya de crier, mais à peine un murmure semblait traverser la glace. Elle savait parfaitement la terreur que son petit elfe devait ressentir en ce moment.

Et Danayelle, légèrement en retrait, regardait successivement Mishi et Leerian, son cœur battant à toute vitesse. Tous deux étaient sous le contrôle de cette Jhanas, et il ne restait plus qu'elle.

— Danayelle, l'appela celle-ci d'une voix douce. Tu vas venir avec moi ? Je vais libérer tes amis, si tu le fais. Promis !

Leerian essaya de parler, mais l'eau lui entra dans la bouche et il se mit aussitôt à s'étouffer, les deux mains sur sa gorge. Mishi pleurait en frappant la glace. Que pouvait-elle faire ? Les larmes menaçant de couler de ses yeux, Danayelle s'imaginait à quoi ressemblerait sa vie si elle suivait Jhanas. Certes, elle libèrerait ses amis, mais ce serait pour les conduire à Stanmore, où Leerian deviendrait une bête de foire pour son nom de famille – lui qui détestait avoir de l'attention, ce serait carrément de la torture pour lui -, en plus d'être jugé pour quarante meurtres ! Et elle... Danayelle se ferait enfermer à Werisor, comme avait dit le professeur Muglow, la ville-prison des dotés. Car, sans la pierre magique qu'ils étaient si près de trouver, elle n'arriverait jamais à se contrôler et serait à jamais un danger public.

— Danayelle, fit à nouveau Jhanas d'un ton plus pressant. Dis vite oui. Ton ami s'étouffe.

Nouveau coup d'œil à Leerian. À genoux sur les galets, son visage était devenu aussi rouge qu'une cerise, incapable de respirer depuis trop longtemps. Il allait perdre conscience d'une seconde à l'autre. Et Mishi, observant le spectacle avec impuissance, pleurait toujours en frappant la glace qui l'emprisonnait.

Danayelle sera les poings. Elle ne pouvait pas laisser passer ça ! La colère lui montait à la tête, la télékinésie s'échappant de son corps faisait flotter ses cheveux blonds sur ses épaules. Jhanas fronça les sourcils.

— Danayelle...

Sans la laisser parler, celle-ci renvoya sa magie contre Jhanas. Elle ne voulait que la déséquilibrer. À la rigueur, la mettre K.O. assez longtemps pour leur permettre de s'enfuir. Elle aurait pourtant dû se douter que, comme toujours, ça ne se passerait pas comme prévu.

Une onde s'échappa de son corps, si puissante qu'elle fit évaporer l'eau autour de Leerian qui tomba aussitôt à plat ventre en toussant et crachant. La télékinésie passa au-dessus de lui sans lui faire le moindre mal. Mais elle frappa Jhanas de plein fouet, qui fit une vole planée de plusieurs mètres avant d'atterrir sur les pierres. L'impact de sa tête contre les galets fut si bruyant qu'il en vrilla les oreilles de Danayelle, qui se figea alors complètement.

Mishi aussi avait été atteinte par l'onde, mais étant légèrement en biais, elle avait été expulsée dans les fleurs roses aux abords de la plage, amortissant le choc. Leerian, toussant toujours comme un perdu, se précipita vers sa sirène, alors que Danayelle, étonnée de son acte, s'approchait lentement de l'elfe.

— Oh, Mishi ! Ça va, tu n'as rien ?!

— Oui, ça va, dit-elle en se redressant, un peu sonné.

Leerian la prit dans ses bras, posant un bisou sur ses cheveux. Il avait vraiment eu peur pour elle. Mishi rigolait de nervosité, en plein stress.

Derrière eux, Danayelle avait atteinte Jhanas, étendue sur les pierres. Elle eut alors un haut-le-cœur, la bile lui montant à la gorge. Des larmes tombèrent de ses yeux et elle se détourna de la vision d'horreur qu'elle avait créée, un sanglot lui échappant. Leerian se tourna à demi dans sa direction, serrant toujours Mishi contre lui.

— Danayelle ? demanda-t-il avec crainte. Tu pleures ?

Danayelle secoua la tête et se précipita vers le bateau, entreprenant de le tirer vers la côte est par elle-même. Elle voulait s'éloigner au plus vite de cet endroit. Leerian se redressa, trop intrigué pour laisser planer le mystère, et s'avança à son tour vers cette Jhanas. Un seul regard lui fut pourtant suffisant pour comprendre. Jhanas était au sol, les membres bien droits. Ses yeux gris étaient immobiles, fixés sur le vide. Sa bouche était entrouverte. Et sur les pierres tout autour de sa tête, un liquide rouge et poisseux s'étendait ; Leerian dut reculer précipitamment avant d'en avoir sur les orteils.

Leerian détourna le regard, la chair de poule envahissant sa peau. Son cœur lui sembla même arrêter de battre pendant une seconde. C'était dégelasse.

— Dana... fit-il dans un murmure rauque.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Mishi en faisant un pas dans sa direction.

Leerian la stoppa d'un signe de tête. Elle n'avait pas besoin de voir ça. Il risqua un coup d'œil vers le chemin de terre qui menait vers la ville ; des bruits se faisaient entendre de ce côté. Est-ce que Nestor avait enfin échappé à ses ravisseurs ? Leerian préféra ne pas s'attarder. Il s'avança vers Mishi, lui prit la main et, sans un mot, continua sa route vers Danayelle qui trainait toujours le bateau derrière elle, de grosse larme coulant silencieusement de ses yeux.

— Ça y est, fit-elle d'une voix vibrante de tristesse. J'ai encore tué quelqu'un, à cause de ce foutu don.

— Tu m'as sauvé la vie.

— Bien sûr que non ! s'énerva-t-elle soudain en se tournant vers Leerian. Jhanas n'a jamais eu l'intention de te tuer. Elle voulait nous mener à Stanmore.

Leerian ne sut quoi ajouter. Il baissa la tête, se sentant mal de toute sorte de façon. Mishi posa une main sur son bras, puis enserra le poignet de Danayelle pour attirer l'attention sur elle.

— C'est tragique, c'est vrai. Mais la situation deviendra pire encore si on ne quitte pas cette plage au plus vite ! On en reparlera plus tard, d'accord ?

Même elle entendait les bruits qui venaient du chemin de terre, maintenant. Des gens allaient bientôt se pointer.

D'un commun accord, ils attrapèrent tous le bateau par un coin et coururent en direction de la côte est, qu'ils trouvèrent au bout de plusieurs minutes. Et enfin, ils reprirent la mer, vers leur dernière destination.

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