Chapitre 52 (2/2)

Plusieurs heures s'écoulèrent avant qu'Egrim ne revienne à lui. Il était étendu dans son lit, sous les couvertures. Avait-il rêvé ? Où avait-il vraiment fait souffrir sa mère par la seule force de sa volonté ?

Une douleur sourde lui compressait le visage. Il avait l'impression d'avoir une énorme patate à la place du nez. Lentement, il leva la main pour tâter des dégâts. Non, il n'avait pas rêvé ; les résultats du coup de pied de sa mère étaient bien présents. Rien qu'effleurer son nez le faisait souffrir. Il était indéniablement cassé. Il voulut alors le réparer en prononçant la formule, le seul sort qu'il maitrisait, mais à la simple idée de faire de la magie, il sentit son esprit partir à la dérive et son bras retomba mollement sur le matelas. Il n'avait pas assez de force pour tenter quoi que ce soit.

— Tu es réveillé.

Egrim tourna la tête de côté. Son père était à son chevet, l'air inquiet. Il ne semblait pas en colère, pour une raison qui échappait complètement à Egrim. Il avait toujours connu son père d'un calme olympique, quand on le comparait à son épouse, mais cette fois, pourtant, il s'était attendu à bien pire qu'une paire de sourcils froncés.

— Ta mère est partie au travail, ce matin, après votre... dispute. Il ne lui reste que deux heures avant la fin de sa journée, et elle espère que tu ne seras plus là à son retour. Egrim... elle ne veut plus te voir. Plus jamais.

Sa mère l'avait déjà frappé des tonnes de fois, et il était bien rare que son père n'ait réagi. Le mieux qu'il n'avait jamais fait pour sa cause était simplement d'arrêter Karimeyn en disant « c'est assez », et ça, c'était toujours après qu'Egrim s'était cassé quelque chose. Mais la véritable peur qu'il vit dans les yeux de son père, cette fois, lui refila des sueurs froides. Ma mère veut me tuer. Elle le veut vraiment !

— Je vais t'aider à te préparer, d'accord ? Reste allonger, je m'en occupe... (Tergiun se leva de son banc, attrapa le sac d'école de son fils qui trainait près de la porte et le retourna, faisant tomber tous les livres de cours en un tas au sol. Puis il ouvrit sa penderie, présentant les vêtements un à un.) Est-ce que tu veux emporter ce teeshirt ? Ou celui-là ? Choisis-les bien, il n'y a pas beaucoup de place dans ton sac.

Egrim haussa une épaule pour toute réponse. Il n'en avait que faire de ses vêtements. Un sujet bien plus grave tournait en boucle dans sa tête ; sa mère voulait le tuer. Mais était-il vraiment passé à deux doigts de lui-même tuer sa mère, tout à l'heure ?

— Je n'ai pas fait exprès, dit-il d'une voix enrouée. Je ne sais même pas de quel type de magie j'ai usé contre elle. Je ne voulais pas faire ça...

Son père détourna son attention de sa penderie pour fixer son fils d'un air embêté. Il n'avait jamais été doué pour ce qui était de remonter le moral de ses enfants après les excès de Karimeyn. Quand Egrim se mit à pleurer en se cachant sous ses couvertures, il comprit que, pour cette fois, il n'aurait pas le choix de faire un effort. Mais il n'eut pas le temps de trouver ses premiers mots qu'Egrim se redressait déjà, le visage rougit par la colère et les joues humides.

— Je ne voulais pas faire ça, répéta-t-il d'une voix plus forte, mais je regrette encore moins !

— Oh, Egrim, fit son père en s'approchant d'un pas. Ne dis pas ça. Tu ne sais pas ce que ta mère a vécu.

Egrim essuya ses larmes, grimaçant en passant ses doigts trop près de son nez gonflé.

— Et qu'est-ce qu'elle a vécu pour justifier de me pourrir la vie, hein ?

Mais Tergiun s'était déjà replongé dans la penderie, choisissant lui-même les habits qu'il enfonçait sans ménagement dans le sac de son fils. Après les chandails et les chemises, il ajouta deux paires de jeans, un pyjama et une bonne poignée de sous-vêtements. Puis il quitta la pièce, claquant la porte derrière lui. Egrim demeura bête, maintenant assis dans son lit. L'étourdissement qu'il avait ressenti au début s'était un peu dissipé, il se sentait au moins capable de soigner son nez qui l'élançait douloureusement. Il le toucha du bout de ses doigts, prononça la formule, et le peu d'énergie qu'il avait réussi à emmagasiner depuis son réveil fut utilisé. Il s'effondra sur son oreiller, un nouveau sanglot le secouant. Il s'était toujours su trop impulsif, mais cette fois, vraiment... il était allé trop loin. Sa mère l'avait renié. Elle voulait me tuer !

Quand Tergiun revint dans la pièce, il trouva son fils pleurant sur le lit en position fœtus, le nez propre et la bouche déformée par une grimace de pure tristesse. Il soupira, s'avança pour s'agenouiller à son chevet, et posa doucement une main sur son épaule.

— Ça va aller, Egrim... c'est juste une mauvaise passe. Tout va s'arranger, tu vas voir.

— Comment veux-tu que ça s'arrange ?! s'étrangla Egrim, le visage enfoncé dans l'oreiller. C'est comme ça depuis des années ! (Il se retourna sur le dos, prenant plusieurs longues inspirations pour tenter de se calmer.) J'ai souvent craint que maman me tue. Elle a toujours cette rage dans les yeux, quand elle me regarde... Et toi ! Tu ne m'as jamais défendu ! Pourquoi ?! Toi non plus, dans le fond, tu ne m'aimes pas.

Son père demeura bête devant cette réplique. Il en était conscient ; Egrim avait raison. Il ne l'avait jamais, ou trop peu, défendu.

— Viens, ton sac est prêt. Je vais te conduire à la gare. Tout de suite, allez.

Egrim secoua la tête, mais consentit à se lever du lit. Aussitôt sur pied, il sentit ses jambes flancher, mais se rattrapa à temps contre son père qui passa un bras autour de ses épaules. Son petit tour de magie avait vraiment été puissant. Ou alors, plus logiquement, qu'il n'était simplement pas doué. Tergiun le conduisit jusqu'à l'entrée de leur appartement, aida Egrim à mettre ses souliers, et lui ouvrit la porte pour la verrouiller derrière eux. Egrim grimaça, mais réprima les larmes qui menaçaient encore de tomber. C'était la dernière fois qu'il voyait cet appartement, il le savait. Une toute nouvelle vie commençait pour lui.

Toujours dans les bras l'un de l'autre, le père et le fils allèrent jusqu'à l'ascenseur, descendirent au rez-de-chaussée et sortirent dehors. Egrim s'arrêta sur les premières marches de l'édifice, toussa pour reprendre une voix un peu plus normale, et siffla entre ses dents. Ils n'eurent pas à attendre plus d'une minute avant qu'une forme rouge et floue ne fonde droit sur lui, s'installant sur ses épaules comme un foulard.

— Alors, je t'ai manqué ? fit Jean en produisant un étrange son s'apparentant à un ronronnement. Ouh, tu es d'une drôle d'humeur ! J'ai loupé quelque chose d'intéressant ?

— Plus tard, Jean...

— Quoi ? C'est comme ça que tu m'accueilles, après trois jours seul dans la rue ?

— Plus tard, j'ai dit ! La ferme !

Tergiun, regardant la scène avec un air triste, abandonna son fils pour s'approcher des trottoirs et héler un taxi. Pendant les multiples minutes qu'il leur fallut attendre avant qu'un de ses véhicules jaunes s'arrête enfin, Egrim et Jean n'avaient plus échangé un mot.

— Viens, Egrim.

Celui-ci suivit docilement son père dans la voiture, Jean toujours perché sur ses épaules. La route dura une vingtaine de minutes à travers les embouteillages, alors qu'Egrim, bras croisés et regard fixé vers la fenêtre, lâchait de longs soupirs de désespoirs qui fendit presque le cœur de Tergiun. Presque seulement. Car celui-ci n'aurait jamais avoué à voix haute que voir son fils partir, peut-être pour toujours, était en fait un soulagement, et un problème en moins dans sa vie.

Ils arrivèrent enfin à la gare. Egrim était tellement à plat qu'il ne le réalisa même pas, restant assis sur la banquette du taxi. Ce fut son père qui lui ouvrit la porte, l'incitant à sortir.

Ils avaient quitté Stanmore. La ville était toujours là, juste derrière eux. À trois mètres précisément, où la pancarte « bienvenue à Stanmore, grande capitale de Nyirdall ! » surplombait la route qui, d'un côté, était en goudron, et de l'autre, en terre battue. Ici, il y avait tout un tas de voitures de location pour les nouveaux arrivants, et des taxis aussi. Et surtout, il y avait des calèches. Certaines étaient attelées à des chevaux, d'autres à des licornes. Tergiun prit Egrim par la main comme un petit enfant et l'entraina vers un cocher, fumant une grosse pipe en même temps de nourrir l'une de ses deux licornes avec une carotte.

— Excusez-moi ; est-ce que vous allez jusqu'à Wondor ?

— Wondor ? Ah non, c'est au moins trois jours de route ! Je vais à Mefghan ou Tooth, pas plus loin.

— Quel est votre prix ?

L'homme retira son képi et se gratta le crâne avec les feuilles de sa carotte, avant de la tendre à nouveau à la licorne.

— Trente pièces d'or ! dit-il alors, se sentant malin.

Tergiun sortit une bourse d'une poche antérieure de son manteau, tira sur le cordon et fouilla dedans, faisant tinter les pièces. Plusieurs têtes se tournèrent vers eux. Egrim voulait être seul et broyer du noir en silence, et voilà que tout le monde semblait le regarder.

Son père posa plusieurs poignées de pièces dans les mains en coupe du cocher. Celui-ci avait les yeux écarquillés, étonné de recevoir une telle somme. S'il avait su plus tôt être tombé sur un elfe plein aux as, il aurait donné un meilleur prix !

— Oh, d'accord, peut-être que je pourrais aller jusqu'à Wondor, dit-il modestement.

— Merci !

Le cocher répondit d'un grand sourire, éteignit son cigare et fourra les pièces dans ses poches. Puis il sortit d'autres carottes d'un sac qui trainait à ses pieds et continua de nourrir ses licornes.

Tergiun prit Egrim par les bras pour le faire pivoter vers lui. Egrim se laissa faire, l'âme complètement à plat.

— Egrim, je suis désolé pour tout. Garde au moins le souvenir qu'aujourd'hui, je t'ai aidé... tiens, dit-il en lui tendant son sac à dos, j'y aie mis quelques pommes, et une bourse aussi, il doit bien y avoir près de cent pièces d'or dedans. Tu n'en manqueras pas avant un bout.

Egrim hocha la tête, les yeux rivés à ses pieds. Son père soupira. Il voulut serrer son fils dans ses bras une dernière fois, mais le dragon sur ses épaules le jaugeait d'un regard perçant, comme s'il le défiait d'essayer. Il opta alors pour une main dans ses cheveux blancs, qu'il avait hérités de sa mère. Sa mère qui l'avait toujours détesté.

— Je suis désolé, répéta-t-il dans un murmure. Mais un jour, tu comprendras.

— Parce qu'il y a vraiment quelque chose à comprendre ? grommela Egrim.

Tergiun secoua la tête, posa un bisou sur son front, et tourna les talons. Egrim resta planté là, près de la calèche, à regarder son père s'éloigner. Il retint les larmes qui menaçaient de tomber, ne souhaitant se donner en spectacle devant une foule de touristes. Mais l'effort déployé le faisait trembler de la tête aux pieds.

— Oh, calme-toi, dit Jean d'une voix étrangement douce. Tu n'es pas très confortable quand tu bouges comme ça.

Ce qui ne réussit qu'à le faire trembler encore plus fort. Avec un sanglot étouffé, il grimpa dans la calèche, s'étendit de tout son long sur l'une des deux banquettes qui se faisaient face, et se laissa aller à pleurer toute sa peine et sa rage. Jean, qui ne comprenait plus rien, préféra ne pas lancer les questions qui se bousculaient dans sa tête. Il se posa sur la seconde banquette, allongea son corps de serpent, et observa, impuissant, son jeune maitre inonder le tissu rouge de larmes et de baves.

Le cocher, mal à l'aise en avisant l'état de son passager, n'avait pas dit un mot avant de se mettre en route. Quand Egrim réussit enfin à se reprendre, il remarqua par la fenêtre que le ciel était déjà noir et qu'ils étaient sur un chemin de terre surplombée par la forêt, de chaque côté. Devant lui, Jean l'observait en silence de ses iris rouge orangé, comme deux flammes de bougies.

— Je suis désolé, Jean. Tu dois te poser tout un tas de questions, là... je vais y répondre. (Il soupira en levant les yeux vers le plafond de la calèche. Même s'il ne pleurait plus, il se sentait toujours à plat.) Aujourd'hui... ma vie a pris un tournant définitif. Et tout ce qui va se produire, à partir de demain, eh bien... ce sera une nouvelle aventure. (Il pouffa d'un rire sec, secoua bêtement la tête, et ajouta :) Si j'étais dans un livre, ça marquerait la fin de mon tome un.

— C'est quoi, un livre ? demanda Jean en toute innocence.

— Je te montrerais, quand on sera chez Sin. Il en a plein. 

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