Chapitre 52 (1/2)
Plus loin à l'ouest de l'île Nocksor, sur le continent, Egrim s'efforçait de reprendre une vie normale, entouré de sa famille. La colère de sa mère était retombée, son père s'amusait même à lui poser des questions sur ses aventures auquel il semblait presque jaloux par moment. Sa sœur lui faisait des câlins dès qu'ils se croisaient, ce qui arrivait souvent dans leur petit appartement.
Depuis sa confrontation avec sa mère quatre jours plus tôt, il n'avait pas osé remettre sur le tapis son besoin d'apprendre la magie. Si Karimeyn n'avait plus essayé de le gifler, il était parfaitement visible dans ses yeux pâles que l'envie était toujours présente. Elle l'avait privé de sortie pour très, très longtemps. Ça se comptait sur des années. Mais aujourd'hui, il allait reprendre l'école là où il l'avait abandonné il y avait déjà un mois. Il allait revoir ses amis d'enfance, ses professeurs. Il serait accueilli en héros. Jeune doté accompli, fraichement débarqué d'une aventure délirante ; tous les éléments étaient en place pour devenir populaire, de jouer dans la cour des grands !
Mais tout ce qu'il voulait, c'était d'aller à Wondor sur le champ.
Ce matin-là, sa mère avait préparé un petit déjeuner de champignons. Les quatre membres de la famille Burlohq étaient réunis à la table de la salle à manger, alors que Jean le dragon était dehors, voltigeant quelque part dans le ciel de Stanmore. Tous s'étaient levés tôt ; les adultes pour aller travailler, et les ados pour aller en cours. C'était presque une scène normale, mais Egrim se sentait toujours aussi mal à l'aise. Sagement assis à sa place, il observait discrètement les assiettes des autres. Sa mère lui avait clairement donné la plus petite portion.
Egrim se colla un sourire poli et purement artificiel au visage avant de tourner vers son père, à sa droite. Avec lui, au moins, il ne risquait pas de se prendre une gifle. Même s'il n'avait pas spécialement envie de remettre le sujet sur le tapis, c'était le moment ou jamais. Les cours allaient commencer dans moins d'une heure.
— Papa... j'ai besoin d'aller à Wondor.
Seul un silence angoissant lui répondit. Devant lui, ses parents s'échangeaient des regards cachant une longue conversation.
— Nous t'avons déjà dit non, fit sa mère tout en mangeant ses champignons. Tu es privé de sortie.
Elle avait usé d'un ton doux, ne démontrant aucune colère ou impatience. Egrim sentait que ce n'était pas normal, mais il profita de sa chance pour pousser le bouchon un peu plus loin.
— Maman, tu es une télékinésiste. Tu sais autant que moi que c'est dangereux d'avoir un don quand on ne sait pas l'utiliser correctement. Il faut que j'apprenne !
— Mais tu le maitrises déjà parfaitement, ton don. Tu es téléporteur. Et rien de plus.
Egrim fronça les sourcils, perplexe. Il se tourna à nouveau vers son père, cherchant un peu de soutiens, mais il était clair qu'il n'en recevrait pas de lui. Son père, pas plus que sa sœur, n'avait de don. Il était donc forcément un peu plus difficile pour eux de comprendre l'enjeu de la situation.
— Je ne parle pas de la téléportation, maman. Ça, je gère. Mais j'ai tout le reste à apprendre, encore !
— Ne me prends pas pour une idiote, Egrim ! s'énerva enfin sa mère. Je sais que les mages doivent prononcer des formules en elfique, une langue que tu ne connais pas ! Alors vraiment, les risques sont minimes. Maintenant, assieds-toi et mange tes foutus champignons.
Il s'était levé sans même s'en rendre compte. Embarrassé, il s'installa à nouveau à sa chaise, la tête baissée. Au moins, j'ai essayé. Et que pouvait-il faire de plus sans se prendre des baffes ? Manger ses foutus champignons, peut-être.
Il se remit à avaler son petit déjeuner. Mais à l'intérieur, il bouillait de frustration. Pourquoi fallait-il que sa mère soit à ce point entêtée ? Il serrait tellement sa fourchette que ses jointures en étaient devenues blanches. Les champignons, qu'il adorait normalement, n'avaient plus aucun gout dans sa bouche. C'était aussi fade et pâteux que son humeur.
— Sin n'acceptera pas de m'enseigner la magie avec lui si tu ne donnes pas ton consentement, grommela Egrim.
— Dans ce cas, il n'y a pas de problème ! Tu restes ici, tu ne peux rien faire de plus. Termine ton déjeuner, allez ; tu n'as plus beaucoup de temps pour te préparer avant d'aller à l'école.
Et elle avait eu le toupet de dire tout ça sur un ton joyeux, avec ce petit sourire aimable aux lèvres. Egrim n'avait qu'une envie ; se lever, balancer la table à bout de bras et gifler sa mère bien fort. Ce n'était pas comme si elle, en cas contraire, se serait gênée ! Peut-être pourrait-il simplement se mettre à hurler sa frustration en gesticulant. Lancer des assiettes contre les murs en pleurant de rage. Ou encore, s'enfuir vers sa chambre en verrouillant la porte et refusant d'en sortir tout en faisant la grève de la faim.
Il était vraiment décidé sur sa première idée. Voir sa mère souffrir lui ferrait du bien. Il en avait mare d'être sa victime docile !
— Maman, s'essaya-t-il une dernière fois, la voix tremblante tant il s'efforçait de contrôler ses émotions. Pourquoi t'es aussi borné ? Arrête de faire la conne et accepte-donc que j'ai mieux à faire que de rester ici à t'endurer.
Cette fois, elle en avait assez entendu. En claquant la table du plat de sa main, Karimeyn se leva de sa chaise pour pointer son fils d'un doigt menaçant. Egrim, lui, demeura sagement assis, défiant sa mère d'un regard noir malgré ses iris trop pâles. De chaque côté, son père et sa sœur assistaient à la scène, aucun ne sachant comment calmer le jeu. Ils en étaient conscients ; le volcan allait exploser d'une seconde à l'autre.
Egrim n'avait jamais ressenti une telle colère en lui. Quand Leerian lui avait menti à plusieurs reprises en pleine face, au point d'attirer un monstre marin sur eux ? Quand son professeur avait refusé de lui faire passer la course d'obstacles ? Ou encore, à son retour, quand sa mère l'avait giflé jusqu'à lui casser une dent ? Non, ce n'était rien comparé à ce qu'il ressentait présentement.
Si un regard pouvait tuer, sa mère serait déjà partie en poussière.
Après un moment de silence stupéfait, Karimeyn leva un doigt menaçant, pointé droit sur la poitrine de son fils. Celui-ci ne broncha pas ; en s'efforçant de calmer sa colère, il imaginait sa mère souffrir. Suffoquant, peut-être, son visage virant au rouge tomate, ses mains sur sa gorge et les yeux écarquillés comme un poisson. Ça lui faisait vraiment du bien de penser à ça.
— Écoute-moi bien, Egrim...
Karimeyn s'interrompit, comme si elle cherchait ses mots. Incapable de trouver une insulte assez imaginative pour faire peur à son fils, peut-être ? Celui-ci pouffa de rire, provocateur. Il n'en pouvait plus de faire semblant. Mais le silence s'éternisait, alors que, lentement, le doigt de sa mère retombait.
— Maman ? fit Thrasy d'une petite voix timide.
— Ne te mêle pas de ça, ma fille.
Karimeyn porta une main contre sa tempe, les sourcils légèrement froncés.
— Maman, insista-t-elle tout de même, tu saignes !
Une mince goute de sang brillait au coin de sa narine. Thrasy se retourna vivement vers son frère, qui fixait toujours sa mère avec une visible envie de meurtre dans les yeux.
— Egrim, qu'est-ce que tu fais ?
Celui-ci ne répondit rien. Il était si concentré qu'il n'entendait même plus sa sœur l'appeler. Il ne voyait plus qu'une chose ; le sang qui coulait du nez de sa mère. Ce n'était plus une goutte, mais une vraie cascade qui s'était développée en l'espace de quelques secondes. Karimeyn retomba assise sur sa chaise, se prenant la tête à deux mains. Un gémissement déchirant s'échappa alors de ses lèvres pincées.
— Egrim ! s'exclama cette fois son père. Qu'est-ce que tu fiches ? Arrête tout de suite !
Il s'approcha de son épouse. Sa peau était devenue pâle, contrastant avec le liquide rouge et luisant qui lui sortait toujours du nez. Tous furent stupéfaits d'apercevoir des larmes de la même couleur couler de ses yeux.
Egrim se leva de sa chaise, s'appuyant de ses poings sur la table. Tous les regards convergèrent alors vers lui. Son teint était aussi cendreux que celui de Karimeyn, mais un sourire dément lui dévorait la moitié du visage.
— Wow, c'est moi qui fais ça ? C'est classe ! Ouais, j'espère que ça fait mal, vieille conne !
Un silence stupéfait accompagna ses paroles, alors qu'Egrim éclatait de rire. Mais sa colère bouillait toujours. Et sa mère gémissait de plus en plus fort, se prenant la tête à deux mains. Un nouveau jet de sang coula de son nez, glissant jusqu'à son cou pour disparaitre dans son décolleté.
— Ça, c'est pour toutes les fois où tu m'as giflé, dit Egrim en se penchant un peu plus au-dessus de la table. Et frappé. Et quand j'avais dix ans et que tu m'avais cassé le pied !... Je ne t'ai jamais aimé.
Aussitôt la dernière phrase prononcée, ses yeux se révulsèrent et il s'effondra sur les plats, glissa de la chaise et tomba au sol, entrainant les assiettes de champignons et les ustensiles avec lui, produisant un boucan d'enfer qui fit sursauter les membres de sa famille. La magie qu'il avait inconsciemment déployée avait drainé toute son énergie d'un seul coup, le laissant dans un état léthargique. Il était toujours lucide, mais tellement à bout de force qu'il n'arrivait même plus à bouger.
— Oh, bon sang, murmura Thrasy.
Elle se leva lentement, regardant à tour de rôle son frère et sa mère. Si l'un semblait à deux doigts de s'endormir là, à baver sur le plancher, l'autre s'était redressé, essuyant son visage ensanglanté avec un mouchoir de tissu. Karimeyn tremblait, son teint était encore plus pâle que ses cheveux. Tergiun se tenait près d'elle dans le but de l'aider, mais il était complètement paumé.
— Ça va, maman ?
Elle hocha lentement la tête pour seule réponse. À la seconde où Egrim s'était effondré, la douleur qui lui avait transpercé le cerveau s'était interrompue. Mais elle se sentait toujours mal, comme si les effets persistaient. Avec effort, elle se leva de sa chaise et contourna la table pour apercevoir son fils. Egrim reprenait à peine ses esprits ; les yeux dans le vague et la bouche bêtement entrouverte, il avait réussi à se redresser à quatre pattes. Il était si perplexe par ce qui venait de se produire que sa tête lui semblait complètement vide. Il posa un regard innocent sur sa mère.
— Désolé, dit-il dans un marmonnement.
— Je te crois, maintenant, dit Karimeyn d'une voix tremblante, toujours secoué par l'expérience. Il faut que tu apprennes à te contrôler. Je te donne la permission d'étudier la magie.
— C'est vrai... ?
— Bien sûr. Part à Wondor... et ne reviens plus jamais sous mon toit !
Un silence stupéfait accompagna ses paroles. Thrasy avait les deux mains devant sa bouche, les yeux écarquillés. Et son père, qui n'avait pratiquement rien dit depuis le début de l'altercation, ne fit qu'un simple « euh », comme s'il avait eu envie de parler, mais qu'il avait manqué de courage à la dernière seconde.
Et enfin, Karimeyn envoya un puissant coup de pied en pleine figure à son fils renié. C'était tout ce qu'il lui fallait pour qu'il tombe pour de bon dans l'inconscience.
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