Chapitre 5
Leerian se réveilla d'une courte nuit de sommeil. En général, il était un lève-tôt, mais depuis qu'il trainait avec Mishi, il était devenu un couche-tard. Il était encore dans un genre d'entre-deux, ce qui lui procurait trop peu d'heures de repos. Les yeux demi-clos et les cheveux en épis, il tourna la tête vers la fenêtre, toujours étendu sur son lit de paille. Il ne devait pas être plus de sept ou huit heures, pour ce qu'il pouvait juger de l'angle des ombres des petites sculptures de bois sur le rebord de la vitre.
Il était partagé entre deux envies. Dormir ou aller voir Mishi ? La première option était tentante, mais il s'était déjà levé, se dirigeant à petits pas vers sa cuisine minuscule. Il se fit un thé aux baies, comme à chaque matin, et le but rapidement malgré l'eau chaude. Il prit des habits propres dans son tiroir et sortie dehors en trainant les pieds. À une vingtaine de mètres de sa petite maison, il y avait une rivière peu profonde. Il se dénuda et sauta dedans, nettoya ses vêtements de la veille et les suspendit à une branche basse d'un bouleau. Puis il se lava lui-même, frottant sa peau vigoureusement, son visage et ses cheveux.
Hors de son champ de vision, quelques pixies se rinçaient l'œil en rigolant. Elles l'observèrent attentivement alors qu'il sortait de la rivière pour prendre une serviette, accroché depuis hier sur une autre branche du même arbre. Un soupir ennuyé s'échappa des lèvres des pixies quand il s'en revêtit ; Leerian se retourna vers l'origine du bruit, intrigué. Les pixies s'envolèrent avant d'être repérées.
Leerian se sécha avec la serviette et s'habilla des linges qu'il s'était apportés. C'était un teeshirt de coton vert et un pantalon beige. Des vieux vêtements qui appartenaient à son père et cousus par sa mère.
Il détestait ses moments de nostalgie. Quand les évènements de cinq ans plus tôt revenaient sans prévenir à sa mémoire. Il se souvenait du loup-garou qui avait débarqué chez eux une nuit de pleine lune, avait tué sa mère en la mordant au cou, et s'était ensuite élancé sur lui. Il n'avait eu le temps que de le griffer au visage avant que son père n'intervienne, lui plantant une épée d'argent droit au cœur. Et dans un ultime mouvement, le monstre avait balancé un coup de patte vers son paternel, les yeux luisant de rage. Ses griffes avaient traversé le corps de son père. Ça ne l'avait pas tué, mais gravement blessé. Et il était mort après plusieurs jours d'agonie. Leerian avait fait de son mieux pour l'aider, mais ça n'avait pas été suffisant.
Leerian ferma les yeux, prit une grande inspiration, puis toucha du bout des doigts la bague en or serti d'une émeraude qui ne quittait jamais son annulaire droit ; le dernier cadeau de son père.
En ouvrant à nouveau les yeux, Leerian s'efforça de penser à autre chose. Le temps était beau, le ciel sans nuage et presque aucun vent. Je n'ai aucune raison de m'apitoyer. Il faut que j'aille voir Mishi !
Et sans plus de cérémonie, il s'élança au pas de course vers le sud, fonçant à pleine vitesse vers la maison de Mishi, ses cheveux mouillés répandant des gouttelettes sur son chemin.
Ce ne fut qu'une fois la moitié de la route parcourue que Leerian se souvint qu'il avait oublié de déjeuner.
*
Il ne lui fallait que trente minutes pour parvenir jusque chez Mishi. Mais à quoi bon être si rapide quand la petite sirène était une paresseuse ? C'était la troisième fois que Leerian se faisait avoir.
Tout en mangeant une pomme qu'il avait trouvée en cours de route, l'elfe avait pris la liberté de s'installer dans l'un des rockingchairs du balcon, regardant le paysage avec un air d'ennui. Les arbres, les buissons et les fleurs ; il y avait rarement quelque chose de nouveau à voir, dans une forêt.
— Ah, encore toi.
Leerian leva les yeux vers Adan. Il l'avait entendu venir de loin, mais n'avait pas réagi. Il n'avait plus peur de lui ; en une semaine, il avait fini par comprendre qu'il était gentil. En fait, entre eux deux, c'était plutôt Leerian qui manquait parfois un peu de tact.
— Je ne veux pas déranger. J'attends seulement Mishi.
Adan sourit. La même scène se répétait tous les matins ; c'en était presque devenu une blague. Adan en était convaincu ; le petit elfe était tombé amoureux de sa fille.
— Ça n'embête pas tes parents que tu passes tes journées loin de la maison ?
Leerian secoua la tête, baissa les yeux et croqua dans sa pomme.
— Non... ça ne les dérange pas.
Adan l'observa attentivement. Il avait flairé un mensonge, mais n'arrivait pas à deviner ce que c'était exactement. Était-il en mauvais terme avec sa famille ?
Adan se permit de s'asseoir à la droite de Leerian. Celui-ci ne réagit pas, mangeant toujours sa pomme d'un air absent. Le regard d'Adan dévia vers sa main aux longs doigts, comme si tous les elfes étaient destinés à devenir pianistes. Il remarqua alors la bague à son annulaire. Il l'avait déjà vu avant, mais jamais d'aussi près. C'était la première fois qu'il pouvait en détailler l'or, la pierre d'émeraude en son centre, les gravures tout autour.
Adan écarquilla les yeux. C'était un bijou qui valait son pesant d'or. Comment un petit elfe des bois avait-il pu se procurer une chose pareille ? Était-il possible que...
— Leerian... Je peux te poser une question ?
— Oui ?
— Ta bague...
Leerian s'étouffa instantanément avec sa bouchée de pomme. Ou du moins, il fit semblant dans le seul but d'éviter cette conversation. Adan lui tapota le dos, mal à l'aise, jusqu'à ce que Leerian recrache ce qu'il avait en bouche.
— Leerian, s'essaya à nouveau Adan.
— Ah, Mishi est réveillé !
Leerian sauta sur ses pieds et se précipita dans la maison, laissant Adan en plan. Celui-ci se prit la tête à deux mains en soupirant, s'efforçant de calmer ses nerfs. Ah, les elfes...
À l'intérieur, Leerian alla se poster devant la chambre de Mishi. Il l'entendait s'activer de l'autre côté ; elle venait à peine de sortir de son lit. Elle était probablement en train de choisir ses vêtements pour la journée.
Quand elle ouvrit enfin la porte, Mishi figea à dix centimètres du visage de Leerian, son cœur faisant un bond dans sa poitrine.
— Bon sang, Leerian ! s'exclama-t-elle en panique. Tu es là depuis longtemps ? Tu aurais au moins pu attendre dans le salon !
Leerian baissa la tête. Au salon, son père l'aurait suivi pour continuer la conversation à propos de la bague. Leerian posa sa main gauche au-dessus de la droite, cachant le bijou, avant de relever ses yeux d'or vers ceux, violet, de Mishi.
— Désolé, dit-il simplement.
— Laisse-moi déjeuner et je te rejoins, OK ?
Leerian ne répondit rien alors que Mishi le contournait pour atteindre la cuisine. Le cœur gros, il la regarda s'éloigner. Il ne voulait pas la suivre en cuisine ; la voir manger de la viande le répugnait. Or, les sirènes étaient de pures carnivores. Certaines étaient même cannibales.
— Je vais aller au lac, dit Leerian. Tu me rejoindras là.
— D'accord ! répondit Mishi depuis la pièce d'à côté.
Leerian soupira tristement, puis sortit à nouveau sur le balcon. Adan y était toujours, dans son rockingchair, et il leva vers Leerian un regard étrange qu'il fut incapable de déchiffrer. Leerian en eut des frissons dans le dos. Il sait.
— Leerian...
Il se mit aussitôt à courir à pleine vitesse. En moins de deux secondes, il avait déjà disparu aux yeux d'Adan. Mais il en était conscient ; il ne faisait que repousser une conversation qui viendrait tôt ou tard.
Arrivé au lac en quelques secondes de plus, il s'assit sur la berge, au même endroit où il avait rencontré Mishi moins d'une semaine plus tôt. Il regarda à nouveau sa bague, la fit tourner sur son doigt. Héritage familial passé de père en fils depuis des générations, s'écoulant sur près d'un millénaire... Avant l'époque où les hommes avaient tenté d'exterminer les elfes. Avant l'époque où ils avaient détruit la famille Celeyste et anéanti leur règne. À l'époque où celui qui portait cette bague était un roi, un vrai. Avec la couronne, son peuple et tout ce qui vient avec.
Maintenant, ce n'était qu'un petit bijou qui ne signifiait plus rien.
Sauf pour Adan. Leerian en était convaincu ; Adan savait parfaitement ce que cette bague représentait.
— Qu'est-ce que je dois faire ? marmonna-t-il platement.
Rien ni personne ne lui répondit. Leerian leva les yeux à la recherche de pixies, mais n'en trouva aucune. Il aurait bien aimé avoir de leur conseil, pourtant.
En réalité, ce n'était pas tant la bague que l'histoire de sa famille qui lui faisait honte ; c'était lui-même. Il avait honte de la personne qu'il était, un lâche qui n'avait pas pu sauver son père et qui n'avait pu éviter un coup de griffe qui l'avait contaminé. Cet elfe-là n'avait rien à voir avec une quelconque royauté, et c'était pourquoi il ne voulait pas que ça se sache. Il ferait honte à ses ancêtres, si par malheur ils regardaient dans sa direction.
*
Certains mythes racontent que les elfes sont immortels. En réalité, ils vivent simplement plus longtemps que les autres races humanoïdes ; les plus en santé peuvent facilement atteindre les quatre cents ans. Pourtant, ce qui laisse souvent croire à leur supposée immortalité, c'est leur côté lunatique. Ils peuvent plonger dans leur pensée et perdre ainsi des heures entières à fixer bêtement l'eau d'un lac.
C'est ainsi que Mishi qui, ennuyé de l'étrange comportement de Leerian, avait pris tout son temps avant de le rejoindre à leur point de rendez-vous, jusqu'à l'oublier. Quand elle se présenta enfin, trois heures s'étaient écoulées et le soleil était bien droit au-dessus de sa tête.
Mishi s'en voulait de l'avoir fait attendre autant. Mais plus elle apprenait à connaitre Leerian, plus elle le trouvait bizarre, et même mystérieux. Il évitait certains sujets, fuyait parfois son regard. Il était évident qu'il lui cachait des choses, mais comment l'en blâmer ? On ne gagnait pas la confiance de n'importe quoi au bout d'une seule semaine.
Mishi détestait courir, mais elle avait fait une exception pour Leerian, même si elle était convaincue qu'il était reparti depuis longtemps. Pourtant, quand elle arriva enfin au lac, elle le trouva assis près de la berge, les bras autour des genoux et les yeux dans le vague, comme s'il s'était déconnecté de la réalité.
— Oh, Leerian ! Je suis désolée de t'avoir fait attendre. S'il te plait, pardonne-moi.
Aucune réaction. Mishi fronça les sourcils.
— Leerian ? Est-ce que tu m'ignores ?
Silence.
Mishi serra les poings, la colère commençant à monter. Elle marcha à grandes enjambées la distance qui la séparait toujours de son ami et se planta devant lui, les mains sur les hanches. Le soleil faisait briller les écailles violettes sur ses bras.
— LEERIAN !
— Hein ? Oh, salut, Mishi ! s'exclama Leerian avec un sourire.
Mishi cligna des yeux. Ce n'est pas possible, il se fout complètement de moi.
— Tu ne pouvais pas réagir avant ?!
— Désolé. Je n'avais pas remarqué que tu étais là.
— Tu rigoles ? Je n'ai pas été subtile !
Leerian leva le regard vers le ciel en soupirant. Qu'est-ce qu'elle avait à faire la tête, maintenant ? C'est alors qu'il avisa l'inclinaison du soleil et qu'il saisit que plusieurs heures s'étaient écoulées.
— Ah ! J'étais dans la lune.
— Tu rigoles, répéta Mishi.
— C'est un truc d'elfe, tu ne peux pas comprendre.
Mishi ouvrit la bouche, mais la referma ensuite. Il valait mieux laisser tomber avant que ça ne tourne en dispute. Après tout, il l'avait bien attendu là pendant trois heures sans broncher ! Si ça, c'était un truc d'elfe, autant le prendre comme un cadeau.
— Tu veux nager ? demanda Leerian.
Elle en mourrait d'envie, mais Mishi ne se sentait pas en droit de le faire patienter encore plus.
— Non, peut-être plus tard. Et si on marchait ?
Leerian sourit de toutes ses dents. Il avait souhaité qu'elle dise ça ; c'était plutôt ennuyant de la regarder barboter avec les têtards.
Il se leva enfin et, ensemble, ils choisirent au hasard d'aller vers le nord. Vers la maison de Leerian. Même si, à la vitesse de Mishi, il fallait plusieurs heures avant d'arriver à sa cabane, Leerian les fit dévier légèrement vers l'est sans que la sirène ne s'en rende compte. Il n'était pas très à l'aise à l'idée qu'elle voit où il habite. Et surtout, il avait peur de donner des indices sur tout ce qu'il tentait de garder pour lui.
— Alors ? Qu'est-ce qui t'a pris autant de temps ? demanda Leerian sans vraiment y accorder de l'importance.
Mishi regarda droit devant elle, évitant les yeux d'or de l'elfe. Elle ne voulait pas lui raconter la conversation qu'elle avait eue avec son père à propos de lui. Même si elle l'avait trouvé absurde, elle savait que son père avait rarement tort. Mais quand même... Leerian ne peut pas être un Celeyste ! Ce serait vraiment tiré par les cheveux !
Adan lui avait demandé de lui parler, d'essayer de découvrir la vérité. Mais de le faire sans le blesser ! Sans blesser Leerian ! Le petit elfe qui avait peur des hommes, peur du sang, peur de la viande, peur de sortir de la forêt, peur du monde... un rien pouvait le blesser. Aux yeux de Mishi, c'était une tâche tout bonnement impossible. Elle allait dire à son père qu'elle avait essayé, et qu'il avait eu tort. C'était beaucoup plus simple ainsi.
Et l'anneau ? Peut-être l'avait-il trouvé par pur hasard au fond d'une rivière, et décidé qu'il était son précieux.
Leerian tourna les yeux vers Mishi. Il n'était plus dans la lune, il avait parfaitement conscience du temps qui passait. Et il avait conscience que Mishi ne disait plus rien depuis un moment.
— T'es pas obligée, dit-il dans un haussement d'épaules. Chacun ses secrets.
— Et toi, tu en as ?
Mishi et Leerian s'observèrent, tous deux étonnés de la question. Elle avait échappé à Mishi, et Leerian n'avait pas du tout envie d'y répondre.
— Non, dit Leerian en baissant la tête. Il n'y a rien d'intéressant de mon côté... Je passe mes journées à marcher d'un sens et de l'autre de cette forêt, et c'est tout.
Leerian grimaça au mensonge. Une grimace que Mishi avait parfaitement remarquée.
Il n'y avait absolument rien de vrai dans ce que Leerian venait de dire. Il ne marchait pas d'un sens et de l'autre ; il évitait le nord-ouest comme la peste. Par là, à environ une heure de chez lui en courant, il y avait des ruines d'un village depuis longtemps abandonné. Un village tout au centre de Celeyste, qui s'appelait lui-même Celeyste, et qui fut dirigé par la famille Celeyste. Un petit château était un peu plus au nord du village, construit au pied d'une montagne appartenant aux chaines d'Emyskan.
Le malaise causé par le mensonge évident de Leerian implanta un silence entre l'elfe et la sirène. Tous deux se posaient les mêmes questions ; qu'en était-il de leur amitié si l'un ne faisait que mentir et d'entretenir des secrets ? Mishi se demandait si ça vaudrait vraiment le coup de tout risquer rien que pour connaitre la vérité, ou s'il avait parfaitement le droit de garder certaines choses pour lui. Leerian se demandait si c'était une bonne idée de ne rien révéler, ou si ce n'était qu'une preuve parmi tant d'autres de sa grande faiblesse.
Un jour, je lui dirai. Pour l'instant, je ne suis pas prêt.
Mishi et Leerian marchèrent au hasard dans la forêt dans un silence complet pendant plus d'une heure. Leur embarras était toujours palpable, surtout pour Leerian. Il avançait les yeux au sol, faisant attention comme à son habitude de ne pas écraser de fleur. Il était du genre à chérir toutes les formes de vies.
Soudain, un son étrange lui fit redresser ses longues oreilles sur la tête. Était-ce un cheval sauvage ? Une licorne, peut-être ? Il était sûr d'avoir perçu un hennissement, parmi autre chose qu'il n'arrivait pas à identifier.
— Tu as entendu ça ?
Mishi tourna le regard vers Leerian. Ses premiers mots depuis une heure, et ce n'était même pas pour lancer la conversation.
— Je ne suis pas un elfe, Leerian. Non, je n'ai rien entendu.
Leerian grimaça, étonné de son ton dur. Mais le son se répéta, un peu plus fort. C'était définitivement un hennissement. Et pour le reste... un hurlement.
— Il se passe un truc, par là ! Viens !
Leerian courut à pleine vitesse, laissant Mishi en plan. Elle s'arrêta de marcher, l'observant s'éloigner en serrant les poings.
— Je ne peux pas te suivre, tu es trop rapide ! s'énerva Mishi. Je ne suis pas un elfe, bon sang !
Mishi fit de son mieux pour courir derrière lui, mais elle avait l'impression de faire du surplace tellement Leerian fonçait comme une fusée. J'espère qu'il fait une ligne droite, ou je vais me perdre et ce sera sa faute !
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