Chapitre 48
Comme promis, les Burlohq avaient fait un petit détour vers le commissariat de police pour récupérer un dragon. À la demande de sa mère – il était difficile de lui dire non quand elle était toujours particulièrement de mauvaise humeur –, ils avaient apporté la cage avec Jean encore enfermé à l'intérieur. Tous deux étaient assis à l'arrière de la voiture conduit par le père en direction de l'appartement familial. Ses parents étaient d'un silence angoissant, alors qu'Egrim murmurait des paroles douces pour son ami, s'efforçant de le dissuader de mettre le feu à la banquette.
Le trajet dura une vingtaine de minutes dans les rues achalandées de Stanmore. Même Jean n'osait plus parler, remarquant la tension, alors qu'Egrim le transportait dans ses bras, à l'intérieur de sa cage. Il marchait lentement derrière ses parents, de plus en plus nerveux. Leur appartement était au dixième étage, mais tous trois, sans se consulter, se dirigèrent vers les escaliers. Personne n'avait spécialement hâte de ce qui allait se passer. Et pourtant, ils arrivèrent en haut beaucoup trop rapidement.
Sa mère fut celle qui atteignit la porte 1012 en premier. Elle inséra sa clé dans la serrure, la tourna de gauche à droite en grognant, puis entra enfin, suivit par le père et Egrim lui-même, qui referma derrière lui d'un léger coup de pied. Presque aussitôt, des bruits de pas précipité se fit entendre, mêlé à des cris de joie semblant beaucoup trop enthousiasme pour l'état d'esprit commun.
— Egrim ! T'es revenu !
Une elfe débarqua dans l'entrée, les bras grands ouverts comme pour réclamer un câlin. Thrasy, sa sœur de six ans son ainée, toujours aussi gaie que dans ses souvenirs. Ses cheveux d'une étrange couleur quelque part entre le blond et le gris, ses yeux aussi bleus qu'un ciel d'été et son mètre quatre-vingt-dix lui avaient drôlement manqué, mais il était tétanisé par ce qui se préparait. Il ne put se résoudre à lui donner le câlin qu'elle attendait, se contentant de lui faire un mince sourire de travers. Thrasy baissa les bras, perplexe.
— Va dans ta chambre, lui dit simplement sa mère.
Thrasy les observa l'un après l'autre, sa bonne humeur enfin envolée, puis quitta l'entrée pour aller se cacher. Ça allait bientôt commencer.
Egrim tourna le dos à ses parents, soulevant la cage pour avoir Jean en ligne des yeux.
— Je sais que tu as hâte de sortir de là, mais attends encore un peu, OK ?
— Je m'impatiente, fit Jean dans un grognement.
— Oui, je sais... Je suis désolé. Il faut que tu attendes.
Jean grogna à nouveau, plus fort cette fois. Egrim posa la cage à la porte puis, courageusement, se tourna pour faire face à ses parents. Son père s'était un peu reculé, mais sa mère, elle, était tout juste devant lui. Elle l'attrapa par le col de sa chemise et l'entraina sans ménagement vers le salon où, enfin, elle libéra le feu qui la brûlait de l'intérieur depuis beaucoup trop longtemps. Elle gifla son fils, sa force mêlée à son don de télékinésie, et le coup fut si violent qu'il perdit pied et s'affala contre le mur opposé. Egrim prit sur lui pour ne rien laisser paraitre de sa douleur, la tête toujours baissée.
— Je n'ai pas les mots. Je n'ai pas élevé mon enfant pour qu'il soit aussi stupide !
Egrim avait tout un tas de répliques acerbes en réserve, mais il n'était pas suicidaire et garda le silence encore une fois. Une nouvelle gifle, affreusement puissante, lui fit tomber à genoux et plaquer une main sur sa bouche. Il ferma étroitement les yeux pour contenir la douleur qui explosait à sa mâchoire.
— Tu aurais pu appeler la police et leur laisser-faire leur boulot, non ?! Tu aurais pu en parler à un adulte ! Pourquoi fallait-il que tu prenne tous ses risques ?
Karimeyn envoya cette fois un coup de pied à la gueule de son fils. Il ne put empêcher un gémissement de s'échapper de ses lèvres, et quand il écarta ses mains de sa bouche, il remarqua du sang dans sa paume, et même ce qui lui semblait être une dent. Il leva des yeux écarquillés vers sa mère, se refusant toujours de parler.
Son père s'avança enfin, empoignant l'épaule de son épouse.
— Ça va, tu peux arrêter... Il en a eu assez.
Ses parents s'échangèrent un long regard, comme une conversation muette. Egrim profita que l'attention ne soit plus sur lui pour se redresser quelque peu, assis au sol et le mur contre son dos. En grimaçant, il chercha du bout de sa langue le trou que formait maintenant sa dent manquante. Il le trouva en haut à gauche, bien au centre du point d'impacte de tous les coups qu'il venait de recevoir. Il la remit en place et, avec le peu de mobilité qu'il lui restait dans la mâchoire, murmura, aussi bas que possible, la formule « shiernelt ». La pâle lueur l'illumina depuis l'intérieur de la bouche et, en cinq secondes, il ne ressentait déjà plus rien. Le bleu qui commençait à se former sur sa joue disparut également. Ce fut à ce moment-là que sa mère reporta son attention sur lui, semblant toujours autant en colère.
— Alors c'est vrai. Tu es un magicien.
Egrim soupira, puis ferma les yeux. Je n'aurais pas dû me guérir ; elle va encore me frapper au même endroit. Pourtant, malgré l'attente, rien ne venait. Il se risqua à ouvrir un œil, croisant le regard sévère de sa mère.
— Je n'ai dit aucun mensonge.
Son cœur battait à tout rompre pour la simple phrase qu'il avait prononcée. Répondre à sa mère, quand elle était dans cet état d'esprit, c'était suicidaire. Il l'avait vécu beaucoup trop souvent. Mais son père vint à nouveau à sa rescousse, prenant Karimeyn par le bras. Lui n'avait jamais levé la main sur ses enfants, et pourtant, il était rare qu'il l'en empêche, elle, de le faire. Egrim aimait son père, beaucoup plus qu'il n'aimait sa mère, mais il le trouvait lâche. Ça se voyait un peu trop clairement, parfois ; il avait peur de son épouse. Lui n'avait pas de don, alors qu'elle avait la télékinésie. Déjà là, ça en disait long.
— Il en a eu assez, répéta-t-il.
Karimeyn répliqua d'un simple regard noir. Egrim frissonna, détournant à nouveau les yeux. Il l'imaginait répondre quelque chose du genre : « maintenant qu'il peut se guérir, je peux le frapper à volonté ! » et il en baverait pour le restant de la soirée, alors qu'il n'était même pas encore midi.
Puis il se souvint qu'il y avait un autre sort qu'il connaissait. Un sort vraiment utile dans sa situation. Il ne le maitrisait pas parfaitement, c'était le moins qu'on pouvait dire, mais il en savait suffisamment pour tenir tête à sa mère pour la toute première fois de sa vie.
Egrim soupira, s'efforçant de se donner un peu de courage, puis se leva, faisant face à sa génitrice, malgré qu'elle fût beaucoup plus grande que lui. Ses yeux lançaient des éclairs, mais il surmonta l'envie de s'enfuir dans sa chambre.
— C'est vrai, maman, je suis un mage. Et j'ai besoin d'un apprentissage. Il faut que je retourne à Wondor, il y a quelqu'un là-bas qui m'y attend.
Karimeyn demeura muette pendant une longue seconde, interloquée. Son fils avait osé parler pendant qu'elle s'efforçait de lui rappeler les bonnes manières. Elle se dégagea de la poigne de son époux et leva la main, se préparant à gifler Egrim encore une fois. Celui-ci réagit aussitôt avec la formule qui lui tournait en tête à répétition depuis une minute :
— Secaertun.
La main de sa mère demeura figée à moitié chemin. Egrim la regardait droit dans les yeux, une légère goutte de sueur glissant de sa tempe par la concentration. La dernière fois qu'il avait lancé ce sortilège, il était resté dans les vapes une journée entière, mais il avait osé croire que sa génitrice était moins lourde qu'une boutique de trois étages.
— J'ai besoin de ton accord, continua-t-il. C'est important.
Sa mère s'efforçait toujours de bouger, mais elle était complètement figée, sauf son visage qui trahissait une colère noire. Faites que je tienne assez longtemps, pensa-t-il en désespoir, alors que son souffle se faisait de plus en plus hacher. Dès que j'aurais lâché, elle va me faire ma fête, c'est certain.
Mais il y avait quelque chose qu'il avait oublié ; cette formule, c'était de la télékinésie, ce que Karimeyn maitrisait parfaitement. Une onde sembla alors s'échapper de son corps, atteignant Egrim avec tant de puissance qu'il s'écrasa douloureusement contre le mur derrière lui qui se creusa à la forme de son dos. Il tomba ensuite à genoux, les larmes aux yeux et étourdit. Son sort avait lâché, il l'avait affaibli, et sa mère était encore plus en colère qu'avant.
— Tu peux te le foutre où je pense, ton apprentissage. Tu ne sortiras plus d'ici avant ta maturité, c'est bien clair ?!
Egrim répondit d'un sanglot étouffé, alors qu'il se mordait les lèvres aux sangs pour s'en empêcher. Incapable de le supporter une seconde de plus, il fuit la situation, se téléportant à sa chambre pour se laisser tomber à plat ventre sur son lit. Au loin, il entendait sa mère hurler, le sommant de revenir tout de suite, mais il n'en avait plus la force.
— Va chier, murmura-t-il du bout des lèvres.
C'était tout ce qu'il avait envie de lui cracher à la gueule, mais, évidemment, il n'en aurait jamais le courage.
Juste avant qu'il ne craque et se mette à pleurer pour de bon, un léger bruit attira son attention. Il releva la tête de son oreiller pour regarder le mur qu'il avait en commun avec la chambre de sa sœur. Trois petits coups se répétèrent, un peu plus fort. Egrim soupira, sécha ses larmes et se téléporta dans la pièce voisine. Le décor changea à peine, puisque les deux chambres étaient pratiquement conçues à l'identique, en dehors de ses effets personnels. Sa sœur Thrasy sursauta et recula d'un pas ; Egrim était apparue tout juste devant elle.
— Wow, bravo ! s'exclama-t-elle avec un large sourire. Tu ne savais pas faire ça, la dernière fois qu'on s'est vu.
Sans laisser son frère répondre quoi que ce soit, elle s'élança soudain pour le serrer contre elle, réclamant le câlin qu'elle n'avait pas eu tout à l'heure. Egrim passa ses bras dans son dos, le front contre son épaule. Un nouveau sanglot lui échappa, qu'il réprima aussitôt. Thrasy posa une main sur les cheveux blancs d'Egrim.
— Je sais, fit-elle dans un murmure. C'est ma mère aussi. On ne la changera jamais.
— Tu as entendu...
— Tout l'immeuble a entendu, je crois.
Egrim soupira, sans répondre. Il tendit l'oreille en direction du salon, où il percevait Karimeyn rager et balancer des objets. Au moins, elle ne semblait pas avoir l'intention de continuer leur discussion. Une longue minute s'écoula avant qu'Egrim ait la force de s'éloigner d'un pas de Thrasy. Sous son regard impressionné, il disparut soudain à sa vue, pour réapparaitre une dizaine de secondes plus tard avec Jean dans les bras, toujours coincés dans sa cage. Il le mit au sol et s'installa en tailleur devant lui.
— Un dragon miniature, fit Thrasy qui s'était assise sur son lit. Tu as vraiment ramené plein de surprises avec toi.
Egrim esquissa un sourire tout en passant difficilement quelques doigts entre les barreaux. Jean y posa sa patte, tel un bon petit toutou, et Egrim se téléporta un mètre plus loin, entrainant le dragon avec lui. Juste comme ça, il fut libéré de sa prison, et partagea son bonheur en étirant les ailes et volant d'un meuble à un autre à travers la chambre.
— C'est clair que si tu veux entendre une histoire intéressante, j'en ai une pour toi.
— Allez, parle !
Egrim esquissa un sourire. Une discussion avec sa sœur lui avait rappelé toute sa joie de vivre, malgré sa mère un peu folle qui s'énervait encore dans le salon. De toute façon, il avait l'habitude. Son enfance tout entière avait ressemblé à ça.
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