Chapitre 46 (2/2)
— Il faut aller vers le nord, dit Danayelle. Plus on montera vers le nord, plus il y aura d'îles. On trouvera forcément quelqu'un par là pour nous indiquer le chemin... puisqu'on a perdu la carte.
Leerian pouffa d'un léger rire nerveux.
— Ce n'est pas aussi une expression qui signifie qu'on devient fou ?
Les filles s'échangèrent un regard tendu. Puis Danayelle s'avança vers le petit bateau de bois et l'empoigna par l'un des côtés, le souleva autant qu'elle put et s'élança vers la gauche. Leerian se précipita derrière elle pour l'attraper par son autre côté et tira pour l'arrêter.
— Le nord, c'est par là ! dit-il en pointant le doigt vers la droite.
— Je le savais, répliqua Danayelle en levant le nez d'un air hautin.
Ils longèrent cette fois la plage vers la bonne direction. Quand le peu de ce qu'il restait de soleil fut complètement sur leur gauche, ils posèrent le bateau et le poussèrent pour atteindre la mer. Leerian s'arrêta dans son mouvement, lâcha un gros soupir, puis releva la tête pour faire un sourire incertain à Mishi et Danayelle.
— Elles seront toutes contre moi, hein ?
— Je ne les laisserais pas te toucher, dit Mishi avec conviction.
— Moi non plus ! ajouta Danayelle. On te protègera.
Leerian eut un nouveau rire nerveux, qui ressemblait plus à un gémissement qu'autre chose. Il détestait l'eau, et voilà qu'il partait en mer sur un radeau minuscule et que des sirènes allaient tenter de le violer. Ça s'annonçait joyeux !
Il prit une grande inspiration, essayant de se calmer, et continua de pousser le bateau. Danayelle et Mishi s'y installèrent, chacune à une extrémité, et se partagèrent les rames. Une fois que leur embarcation se mit à flotter, Leerian sauta dedans à son tour, au milieu. Les filles ramaient, lentement, regardant dans toutes les directions. Leerian, lui, était assis au centre précis de la petite chaloupe, s'éloignant autant que possible des bords, les doigts enroulés sur le manche en or de son épée.
— Je peux pagayer, dit-il après une minute de silence angoissante, alors que les vagues se faisaient de plus en plus grandes et écœurantes. Ça m'occupera l'esprit.
— Il vaut mieux que tu gardes tes mains libres et prêt à te défendre, dit Mishi. Je ne sais pas quand elles vont arriver. Probablement quand nous serons assez loin de l'île pour que nager soit impossible. Je leur avais dit que vous étiez mâles tous les deux , puisque les mâles ne peuvent pas faire grand-chose contre les sirènes... Mais ils auront une surprise en voyant Danayelle qui ne se laissera pas faire, ajouta Mishi avec un sourire de côté. Avec un peu de chance, elles viendront moins nombreuses en croyant que ce sera une tâche aisée.
— C'est drôle, je n'arrive pas à me décider si c'est insultant ou non, dit Danayelle.
— Pourquoi serait-ce insultant qu'elle ait dit que tu étais un mâle ? s'étonna Leerian. Après tous, c'est le sexe fort.
Ses paroles lui valurent un coup de rame à la tête de la part de Danayelle. Même Mishi fut incapable de le défendre, ne parvenant qu'à éclater de rire alors que Leerian se prenait le front à deux mains en grimaçant.
— C'est décidé, fit Danayelle. Je suis insulté. Et un petit conseil pour toi, mon roi ; évite de dire des conneries de ce genre quand tu es en minorité.
— Ouais, je vais m'en souvenir, grommela Leerian.
Danayelle remit sa rame dans l'eau et Leerian continua de se frotter le front. Mishi riait malgré elle, mais c'était autant pour la vengeance bien méritée que pour l'anxiété qui montait très haut, faisant battre son cœur à pleine vitesse. Ils étaient déjà à plus d'une centaine de mètres de leur île alors que le ciel avait définitivement cédé la place à la noirceur. Elle leva les yeux vers les étoiles qui étaient apparues, innombrable, formant toutes sortes de constellations.
— Peut-être qu'on aurait dû dormir et attendre demain, hein ?
— Ouais, fit Danayelle sans grande conviction.
— Non, dit alors Leerian, attirant sur lui les regards intrigués des deux filles. On a un délai à respecter, vous vous souvenez ? Le mage. Il avait dit... dix jours, non ?
— Dix jours, il y a quatre jours, approuva Danayelle dans un soupir. Il a raison. Vaut mieux éviter de trainer autant que possible.
Leerian hocha la tête, soulagé qu'elle soit de son côté. En réalité, il s'en fichait complètement, du mage. Il lui avait semblé trop gentil pour lui faire peur. C'était la lune qui le terrifiait.
Un mouvement soudain attira son regard vers les vagues, mais il n'y aperçut rien. Son cœur s'emballa, ses yeux de chat filant dans toutes les directions. Mishi s'arrêta de ramer pour poser une main sur la sienne, s'efforçant de le calmer.
— Ça va aller.
Un souffle nerveux s'échappa d'entre les lèvres de l'elfe. Ne se donnant même pas la peine de répondre, il continuait d'observer partout. Et au loin, il remarqua alors une tête dépasser de l'eau. Malgré la noirceur, il voyait parfaitement ses cheveux blonds et ses yeux étrangement roses et brillants, comme deux lampes torches dans l'obscurité. Elle était à une dizaine de mètres, à la fois trop loin et trop proche. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de la regarder, et d'écouter son chant obsédant. Des notes douces et suaves, où la magie de ses paroles était pratiquement palpable, frappèrent le trio par sa beauté. Leerian tout particulièrement. Il se pencha au bord du bateau, le faisant dangereusement tanguer. Mishi s'approcha pour lui voler un baiser, produisant un simple smack au coin de ses lèvres, et Leerian sursauta en reportant son attention sur Mishi.
— Hein ? fit-il d'une toute petite voix.
— Soit prudent.
Elle continua de ramer, aider de Danayelle, y mettant toute la force de leur bras. Ils avaient des kilomètres à parcourir avant de trouver leur prochaine île, et Mishi savait que les sirènes étaient loin d'abandonner. Comment avait-elle pu croire qu'ils avaient une chance ?
Elle prit une grande inspiration, s'efforçant de camoufler ses craintes, et montra un sourire confiant à ses amis. Derrière elle, vers la mer, Leerian apercevait deux autres têtes, leurs yeux dépassant tous juste d'entre les vagues. Elles se mirent à chanter aussi. La voix des trois sirènes produisait un écho, comme si la musique venait de partout et d'à l'intérieur même de leur crâne. Leerian plaqua ses mains sur ses longues oreilles. Le baiser de Mishi l'avait aidé à les supporter, mais c'était tout de même limite. Il n'avait qu'une envie, c'était de sauter à l'eau pour les rejoindre.
Danayelle, qui ne voyait de lui que son dos, remarqua qu'il s'était mis à trembler. Ses doigts se crispaient et s'agrippaient à ses cheveux. On aurait dit qu'il s'apprêtait à faire une crise.
— On ne peut pas continuer comme ça, dit-elle. Il va en perdre la tête.
— Ça va, fit Leerian d'une voix mal assurée. Juste... ramez.
Mishi se pencha pour lui donner un baiser plus approfondi, passa doucement une main sur sa joue, et s'activa à la rame. Leerian se détendit un peu, il ne tremblait plus. Il se risqua à relever la tête pour regarder autour d'eux. Son cœur se contracta douloureusement en remarquant qu'il y avait maintenant une dizaine de sirènes et qu'elles semblaient s'approcher. L'une d'entre elles jaillit soudain tout près de leur bateau, éclaboussant Leerian, et tendit les bras dans sa direction. Leerian réagit au quart de tour ; il brandit son épée et lui trancha la tête aussi nette. Un jet de sang s'éleva de son cou juste avant que son corps ne retombe à l'eau.
— Par les djinns ! fit Danayelle dans un couinement.
Leerian plaqua une main sur sa bouche, son visage prenant une teinte cadavérique. Il ramena son arme contre ses cuisses, au-dessus de son pantalon, et inspira longuement pour s'empêcher de vomir.
— Ce n'est pas ce que je voulais faire. J'ai paniqué.
— Ce n'est pas grave, Leerian, dit Mishi. Elles sont sauvages.
Leerian releva les yeux vers sa petite amie. Sauvage ou domestique, c'était pratiquement la même chose ; il n'y avait que le comportement qui changeait. Comment pouvait-elle être aussi décontractée alors qu'il venait de décapiter un membre de sa race ?
— Je t'assure, insista-t-elle en posant une main au-dessus de la sienne. Si elles t'attrapent, tu sais autant que moi ce qu'elles vont te faire subir. Alors, défends-toi, n'aie pas peur.
Leerian hocha lentement la tête. Mais un meurtre restait un meurtre, peu importe la situation. Toute cette aventure était sérieusement en train de le transformer en tueur de masse... comme avait déjà dit le journal.
— Elle a raison, renchérit Danayelle. Ce serait con que tu meures si près du but. On est presque arrivé, tu as oublié ? Alors si c'est ce qu'il te faut pour survivre, décapite-les jusqu'au dernier !
Leerian grimaça en se tournant vers Danayelle. Son discours lui semblait un peu trop fataliste à son gout. Mais, bien sûr, elle avait raison. Il baissa les yeux sur son épée, posé sur ses genoux, où une légère tache de sang dégoutait jusqu'à la coque.
— Très bien, fit-il dans un grognement. Je suppose que je n'ai pas le choix.
Le chant de sirènes ne s'était jamais arrêté, mais il prit soudain conscience qu'elles étaient toujours là, tout autour d'eux. Elles encerclaient le bateau, une petite dizaine qui se portait toute à une distance sécuritaire. Elles attendaient que leur musique l'ensorcèle à nouveau avant de risquer de l'approcher. Le dernier baiser de Mishi agissait tel un rappel à la raison dans son esprit. Mais, sans dire un mot sur ses réelles intentions, il abaissa son épée, le cachant à la vue, et se pencha tout près de l'eau, la bouche entrouverte et le regard dans le vague. Les sirènes le prirent comme un signal, et l'une d'entre elles s'approcha sournoisement. C'était la blonde aux yeux rose qui jaillit devant Leerian, tendant les bras pour tenter de l'attirer dans la mer. Mais celui-ci ne se laissa pas faire ; plus rapide, il l'attrapa solidement par les cheveux et la décapita sans retenue. Son corps tomba aussitôt, alors que son crâne au visage figé par la surprise était toujours là, fixant Leerian avec une dernière lueur de lucidité. Il se leva sur le bateau, brandissant la tête comme un trophée, la montrant fièrement aux autres sirènes qui s'étaient enfin arrêtées de chanter. Le sang s'écoulant de son cou glissait sur son bras et tachait le fond de la coque.
— Je vous réserve à toutes le même sort, si vous nous approchez encore !
Les sirènes se concertèrent du regard, toutes perplexes, puis plongèrent sous la surface. C'était tout de même la deuxième qu'il tuait ; à ce point, elles s'étaient surement dit qu'il n'en valait plus la peine. Elles avaient toutes disparu d'un coup, ne laissant derrière elle que le silence, seulement troublé par le roulement des vagues.
Leerian observa longuement de gauche à droite, s'assurant qu'elles avaient toutes disparu, puis lâcha la tête qui tomba dans l'eau. Il s'assit à nouveau à sa place, sur le banc au centre de leur petite chaloupe, alors que Mishi et Danayelle le regardaient avec surprise et malaise.
À peine une dizaine de secondes s'étaient écoulées avant qu'il ne craque ; il se pencha au bord du bateau et vomi ses tripes dans la mer, un bras pressé autour de son ventre. Mishi, nerveuse, passa une main dans son dos pour essayer de le calmer.
— J'espère que j'en ai fait assez, parce que je n'ai pas envie de recommencer ! dit-il d'une voix où perçaient des petits gargouillis.
— Si elles reviennent, après ça, c'est qu'elles sont toutes suicidaires, fit Danayelle. C'était impressionnant !
Leerian grommela quelque chose d'inintelligible, puis cracha à l'eau, s'efforçant de se débarrasser du gout de bile qui lui collait au palet, mêlé à ce qui lui rappelait étrangement l'eau de coco. Lentement, il releva la tête pour observer tour à tour Danayelle et Mishi. Toutes deux avaient un sourire encourageant, mais il voyait bien qu'elles y mettaient toutes leurs volontés pour cacher leur malaise.
— Ça va aller, Leerian, dit Mishi en serrant sa main entre les siennes. Repose-toi, maintenant. On s'occupe du reste.
Il ne voulait pas se reposer. Il le sentait, il sera incapable de fermer l'œil après la double décapitation qu'il venait de faire aux sirènes. Mais malgré lui, leurs chants obsédants résonnaient encore à ses oreilles, lui affaiblissant l'esprit. Il s'installa aussi confortablement qu'il le put, au fond de la chaloupe, les pieds dépassant du bord tant leur embarcation était petite. Il soupira en observant les étoiles.
— Je ne pourrais jamais dormir, après ce que je viens de faire...
Une minute plus tard, il ronflait déjà.
------
J'aurais totalement pu ne pas diviser ce chapitre en deux. En fait, j'avais juste trop hâte de le publier (ça fait plus de deux semaines qu'on l'attend, celui-là !) mais ce matin, je n'avais eu le temps que de corriger la moitié avant de devoir partir travailler. Alors voila, hehe (pardon).
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top