Chapitre 43

Leerian se réveilla une heure plus tard, ébloui par le soleil qui était maintenant bien droit dans le ciel. Il était couché directement dans l'herbe haute, si haute qu'elle semblait créer un voile autour de lui. Son bras était allongé, le coude bloqué. C'était douloureux ; il en ressentait des fourmis jusqu'au bout des doigts. Il avait passé la nuit entière dans cette position. Mais il était hors de question de bouger, puisque Mishi s'en était servi d'oreiller. Son visage était orienté vers lui, et il ne se lassait pas de la regarder. Il voyait ses longs cils recourbés, ses lèvres roses et légèrement entrouvertes où un souffle faisait onduler une mèche de ses cheveux noirs. Il voyait sa peau douce, parfaite, sans la moindre imperfection. Et il sentait son odeur discrète de l'eau salée.

Ils avaient passé une bonne partie de la nuit à s'embrasser. Au début, c'était plutôt maladroit, mais ils avaient vite pris de l'assurance. Leerian n'en revenait toujours pas. Sa vie entière était couronnée de malheur et de désastre. Comment était-il vraisemblable que, aujourd'hui enfin, quelque chose d'aussi merveilleux lui tombe dessus ? Il en était convaincu, ça n'allait pas durer. C'était impossible. Il y avait forcément quelque chose qui allait arriver. Il savait le genre de chance qu'il avait... si on pouvait parler là de chance.

Après tout, il était maudit.

Une autre demi-heure s'écoula avant que Mishi ne se réveille à son tour. Leerian regardait le ciel et ne remarqua pas tout de suite qu'elle avait les yeux braqués sur lui, à observer chaque détail de son visage. Sa peau pâle, sa mâchoire bien carrée... et les deux cicatrices, au coin de sa joue. Il ne lui avait jamais dit d'où elles venaient. Mais poser la question ne réussirait qu'à briser ce moment paisible.

— Salut.

Leerian inclina la tête. Il sourit en avisant que sa sirène s'était enfin éveillée. Depuis le temps qu'ils avaient passé ensemble, c'était un trait de sa personnalité qu'il connaissait très bien ; elle était paresseuse. Toujours la dernière à se lever le matin. Mais il trouvait ça mignon malgré lui.

— Salut, dit-il à son tour.

Mishi répondit d'un sourire encore plus grand. Il s'écoula un long moment alors qu'ils ne faisaient rien d'autre que se regarder. Lui était émerveillé par ses yeux si magnifiquement violets et lumineux ; elle était fascinée par ses yeux dorés, félin, en deux traits verticaux.

— Salut !

Mishi et Leerian levèrent la tête. Debout contre un arbre, deux mètres plus loin, Danayelle les observait avec un rictus amusé. Elle leur fit un coucou de la main.

— Ouais, c'est fou ; j'existe toujours ! Qui l'aurait cru ? Et vous êtes trop mignon, en passant. Je savais que vous finiriez ensemble à la minute où je vous ai rencontré. Tu me disputais encore à propos des licornes que je le savais déjà. Tu parles d'un temps !

Leerian rougit instantanément, reposant sa tête sur l'herbe. Mishi éclata de rire en se lovant contre lui.

— C'est lui qui a pris son temps !

— Même pas vrai, bougonna Leerian.

— Quand on y pense, c'est une chance qu'il n'y a plus de trône pour les Celeyste, hein ? Sinon, tu serais drôlement regardé de travers pour briser la lignée.

Leerian fronça les sourcils. Il leva à nouveau la tête pour dévisager Danayelle.

— Qu'est-ce que tu racontes ?

— Eh bien, de toute évidence, Mishi n'est pas une elfe. Si je me souviens bien de mes cours d'histoire, il était interdit à tous ceux qui étaient de sang royal de mélanger les races. C'était pareil avec les hommes et les nains. À moins que je me trompe ? Honnêtement, ça fait plus d'un an que je n'ai pas remis les pieds à l'école.

Leerian demeura muet alors que son visage reprenait une teinte drôlement pâle. Mishi se souleva sur un coude pour mieux l'observer.

— Elle a raison.

— Et qu'est-ce que ça veut dire ? fit Mishi.

Elle essayait de le cacher, mais toute la bonne humeur qu'elle avait ressentie en se réveillant auprès de lui était en train de s'évaporer.

— Rien du tout.

Il l'embrassa rapidement sur la joue, puis se leva enfin. Il était toujours torse nu depuis la veille, puisque le dragon avait brûlé son teeshirt, et son pantalon beige avait maintenant une subtile teinte de vert à force de se rouler dans le gazon.

— Ça ne veut rien dire du tout ! fit-il à nouveau, avec plus de conviction. Je ne suis pas un roi, et je ne le serais jamais ! Et j'ai le droit d'aimer qui je veux !

Il avait parlé pour Danayelle, mais s'était tourné vers Mishi pour la dernière phrase. C'était elle qu'il aimait. Même s'il avait encore des doutes à ce qu'était réellement l'amour, il ne pouvait nier que ses sentiments envers la sirène étaient particulièrement forts. Il percevait une différence toute claire avec la simple amitié qu'il ressentait pour Danayelle. Il ferait tout pour Danayelle et irait jusqu'au bout du monde pour elle, mais pour Mishi, il était prêt à mourir rien pour la voir sourire. C'était puissant à ce point.

Mishi se leva à son tour, serrant toujours le manteau prêté par Elzor autour de ses jambes. Leerian se tourna aussitôt vers elle, la prit par les épaules et plongea sur ses lèvres avec fougue, rien que pour mettre plus d'effet à son petit discours. Danayelle rougit en détournant le regard, un sourire niait au visage.

— Je m'en fiche que tu ne sois pas une elfe. C'est toi que je veux !

Mishi l'embrassa à son tour. Toute sa bonne humeur était revenue d'un seul coup, et même plus encore. Finalement, toute cette aventure en avait clairement valu la peine !

Danayelle toussota dans son poing. Elle était heureuse pour eux, mais elle sentait bien que, si elle n'intervenait pas, ils allaient passer la journée sur les déclarations d'amour.

— On peut revenir sur des sujets plus importants, s'il vous plait ? Je vous rappelle que nous sommes toujours coincés sur une ile déserte. Même s'il y a peut-être un certain côté romantique à tout ça, je tiens à signaler que j'ai faim et soif, et il est hors de question que je boive de l'eau de mer.

Leerian se retira des lèvres de Mishi avec un léger bruit de succion.

— Qu'est-ce qu'on peut y faire ? Le dragon est toujours en train de chercher des bateaux, non ?

— Ouais... eh bien, il en a trouvé un et il est parti avec.

Mishi inclina la tête dans sa direction. Enfin, elle avait toute leur attention. Danayelle soupira en baissant les yeux vers les herbes hautes.

— Le dragon a trouvé un bateau. Et Egrim a sauté dessus. Avec Elzor. On est seuls, comme dans le bon vieux temps !

— Egrim est parti ? répéta innocemment Mishi.

— Il nous avait bien dit qu'il ne ferait qu'une partie de la route avec nous, avança Leerian. Il voulait aller à Stanmore. On ne se dirige plus du tout dans la même direction ; c'est normal qu'il nous ait quittés.

Leerian haussa une épaule pour minimiser la chose. Danayelle fronça les sourcils, mais préféra ne rien dire. Il était évident qu'entre Leerian et Egrim, l'amitié ne s'était pas tellement développée. C'était peut-être comme avec les animaux ; il n'y avait de la place que pour un seul mâle dans le groupe. Mais pour Danayelle, il allait vraiment lui manquer... et son don de téléportation aurait pu leur être grandement utile pour la suite.

— Ouais, fit-elle d'un ton étrangement dur. Dans tous les cas, il nous faut un bateau, et ce n'est pas en restant au milieu de l'ile, caché parmi les arbres, qu'on en dégottera un. Alors je propose qu'on aille vers la plage.

Danayelle inclina les mains dans cette direction. Mishi et Leerian, toujours dans les bras l'un de l'autre, s'y avancèrent.

— Ç'aurait tout de même été beaucoup plus facile si le dragon en avait trouvé un pour nous, dit Leerian. Évidemment, il ne faut pas trop en demander, à ces bêtes... c'est déjà surprenant qu'il ait été aussi gentil.

En quelques pas, ils avaient dépassé les derniers arbres. La plage était devant eux, une belle et grande étendue de sable blanc. Au-delà, la mer, d'un bleu limpide et calme – beaucoup plus calme que la veille – s'étendait à perte de vue. En plissant les yeux, Leerian aperçut un bateau, mais ce n'était qu'une tache. Il devait être à plusieurs kilomètres.

— Ce sera long, je le sens, soupira Leerian. Moi aussi, j'ai faim.

— J'ai peut-être une idée...

Leerian et Danayelle tournèrent la tête vers Mishi, coincé sous le bras de Leerian. Celui-ci fronça les sourcils ; il savait déjà ce qu'elle allait proposer.

— Non, c'est dangereux !

— Plus que de partir seul affronter quarante trolls ? T'es mal placé pour me dire ce qui est dangereux ou pas !

Leerian en demeura bouche bée, à court de répartie. Mishi lui fit un petit sourire en coin, purement provocateur.

— Vous êtes prisonnier ici. Pas moi. Je peux aller chercher de l'aide.

— Mais tu risques de te perdre. Tu ne connais pas la région...

— Leerian, j'ai vécu toute ma vie en forêt. Crois-moi, j'ai un excellent sens de l'orientation.

Leerian soupira en baissant les yeux. Il n'avait plus d'argument, mais il répugnait tout de même de la laisser partir. Il avait tellement peur qu'il lui arrive quoi que ce soit alors qu'il ne pourrait pas être là pour l'aider... mais il n'osait pas le dire à voix haute. Il craignait de l'offusquer en insinuant qu'elle aurait forcément besoin d'aide. Il l'imaginait déjà hurler en lançant justement ces arguments.

— Tu devras faire extrêmement attention, dit Danayelle. Sérieusement... sans vouloir t'insulter, les sirènes n'ont pas très bonne réputation.

Ce fut au tour de Mishi de baisser les yeux. Évidemment qu'elle était au courant. Même si elle n'avait reçu rien de plus grave que quelques regards en coin de la part des habitants de Wondor – en dehors de la sorcière qui voulait récolter ses larmes pour concocter des philtres d'amours – elle savait qu'il y avait une énorme différence. Sur terre, dans une ville, les sirènes étaient forcément domestiques et inoffensives. Mais en pleine mer, il n'y avait que des sauvages, ayant pour seuls buts de violer et dévorer les mâles. Si elle croisait quelqu'un en route, si elle ne faisait que demander de l'aide, l'autre allait probablement lui tirer une balle en pleine tête avant de lui permettre d'ouvrir la bouche.

— Je ferais attention, je vous le promets.

Mishi s'avança d'un pas pour un rapide baiser sur les lèvres de Leerian. Celui-ci lui renvoya un regard étrange, sérieux. Il s'inquiétait. Même sans le dire, elle le voyait clairement. Elle connaissait assez Leerian pour savoir qu'il s'inquiétait facilement.

— Je te le repère ; je ferais très attention. Et je serais de retour avant cette nuit. Ne désespère pas, Leerian ! Je sais que tu n'as plus l'habitude de te passer de moi, mais ça va aller.

Elle lui fit un clin d'œil plein de malice, puis tourna les talons et sauta à l'eau. Mishi plongea en propulsant quelques éclaboussures, et le manteau d'Elzor remonta rapidement à la surface. Leerian s'avança pour l'attraper, puis soupira tristement en levant le regard vers l'horizon. Sa sirène avait déjà disparu.

— Ne t'en fais pas, Leerian, Mishi est une grande fille. Elle sait se débrouiller. Et il faut même avouer qu'elle est la plus téméraire de nous trois.

— Ouais, marmonna Leerian, sans conviction. Téméraire... ça, c'est clair. J'espère seulement qu'elle ne le sera pas trop.

Danayelle posa une main sur l'épaule de son ami. Leerian soupira en tournant la tête vers elle. Elle le dépassait de tout juste trois centimètres.

— Si jeune, et déjà en peine d'amour, fit Danayelle avec un sourire malicieux. Tu sais ce qui te remonterait le moral ? Un peu de durs labeurs.

Elle leva un doigt pour pointer le ciel. Leerian fronça les sourcils, sans comprendre, et suivit son doigt du regard.

Les noix de coco.

— J'ai soif.

Leerian esquissa un léger rictus. Elle avait raison ; travailler allait au moins lui faire oublier l'angoisse qui le rongeait. 

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