Chapitre 42
Le lendemain matin, le beau temps était enfin revenu. Plus de pluies, presque plus de vent. Le soleil était bien présent, d'une température idéale, ni trop chaude, ni trop froide. Egrim, seul sur son coin de plage désertique, avait dormi comme un gros bébé malgré l'inconfort. Il avait utilisé un long bout de bois, rongé par le sel de la mer, en guise d'oreiller.
Il se réveilla, ébloui par la clarté, en bâillant et s'étirant. Pendant un instant, il se crut dans sa chambre, dans son appartement. Avec ses parents et sa sœur dans la pièce d'à côté... sa famille qu'il n'avait pas revue depuis maintenant un mois.
Egrim ouvrit les yeux. Devant lui, il n'y avait que la mer à perte de vue. Quelques mouettes volaient au ras des vagues, quêtant des poissons à se mettre sous le bec. Leurs chants disgracieux résonnaient douloureusement à son crâne. Il avait mal à la tête. Il se sentait déshydraté. Il avait soif et faim, et tout ce qu'il y avait à sa portée était de l'eau salée. Il en était sûr, même Leerian ne saurait trouver des plantes comestibles ici. Il n'y avait que des palmiers et les herbes hautes. Son dernier espoir était les noix de coco.
Il risqua un regard vers le sommet des arbres, derrière lui. Mais ce qu'il y vit fut d'un tout autre genre ; un dragon fonçait droit sur lui.
À cette distance, il ressemblait plutôt à un drôle de rouge-gorge. Mais plus il approchait, plus le doute était impossible. Ses écailles d'un rouge luisant sur tout son long corps de serpent, ses quatre pattes reptiliennes, et surtout, ses deux grandes ailes membraneuses étaient reconnaissables entre mille.
Jean descendit en piqué pour un atterrissage parfait dans le sable, tout près d'Egrim. Il sautilla ensuite joyeusement jusqu'à lui, tel un chien difforme et particulièrement laid s'efforçant d'être mignon. Seul le mal de tête qu'il ressentait toujours empêcha Egrim d'éclater de rire.
— J'ai trouvé un bateau ! Il te sera visible à partir de la côte ouest de cette île. J'ai l'impression qu'il va vers Nyirdall.
— C'est vrai ?
Jean n'avait pas de sourcil. Mais s'il en avait eu, il les aurait froncés. Aux yeux d'Egrim, pourtant, son visage de lézard demeura parfaitement stoïque.
— Et pourquoi inventerais-je ?
Egrim haussa innocemment les épaules, puis se leva d'un bond et courut vers la droite, Jean volant près de lui. La direction n'avait pas vraiment d'importance, puisqu'il devait faire un tour complet de l'île avant de trouver l'ouest.
À la moitié du chemin parcouru, en revanche, il aperçut Danayelle, roulé en boule dans le sable. Il s'arrêta sur sa lancée, comme hypnotisé à la vue de son amie dormant paisiblement, ses cheveux blonds couvrant une partie de son visage. Il n'avait pas envie de la tirer de son sommeil, il voulut même continuer sa route. Mais il s'arrêta à nouveau au bout d'un seul pas. Il ne pouvait pas partir sans rien dire.
Il s'approcha, s'agenouilla près d'elle et posa doucement une main sur son épaule. Danayelle papillonna des paupières et, très lentement, se tourna vers Egrim.
— Oh, tiens, c'est Outré, dit-elle d'une voix fatiguée.
Egrim pouffa de rire. Elle n'était pas possible, cette fille.
— Réveille-toi. J'ai trouvé un bateau.
Jean lui cracha un jet de flamme sur la jambe. Egrim sursauta en balançant un coup de pied dans le vide ; le dragon s'était déjà éloigné, s'envolant juste assez haut pour se mettre hors de sa portée.
— OK, il a trouvé un bateau. Pardon !
— Il va nous mener jusqu'à Ashgar ?
Egrim hésita pendant une seconde. Rien qu'une, pourtant Danayelle l'avait tout de suite remarqué. Elle se redressa enfin, retirant les mèches folles de son visage pour braquer un regard sévère sur son ami.
— Tu veux le prendre seul, c'est ça ?
Il fit un sourire désolé pour toute réponse. Pourquoi aurait-il besoin de s'expliquer ? Il n'avait pas été présent pour le début de l'aventure ; il ne le sera pas pour la fin non plus, ça lui semblait logique. Elle savait déjà qu'il n'irait pas sur Ashgar ; il devait, pour sa part, aller à Stanmore affronter les conséquences de ses actes. Quelqu'un dans le groupe devait bien s'y coller, de toute façon.
— Je vois... le moment est venu, alors.
— C'est triste, mais ouais... Mais ce ne sont pas des adieux, t'inquiète ! Nous nous retrouverons, après tout ça. Quand tu reviendras à Stanmore, toi aussi...
— À ce moment-là, tu seras retourné à Wondor avec ton mage.
— Eh bien... je prendrais des vacances. Ou je n'en sais rien, mais on va se revoir. Enfin, c'est évident !
Egrim lui fit son meilleur sourire charmant, auquel Danayelle demeura sérieuse. Elle ne l'avouerait jamais, mais elle n'avait pas envie qu'il parte. Mais que pouvait-elle faire ? Le retenir en otage ?
— Oh, oh, c'est long ! intervint Jean, volant en cercle autour de leurs têtes. À quelle distance tu peux te téléporter, petit elfe ? Le bateau s'éloigne toujours !
— Quoi, je pensais qu'il m'attendait ? s'étonna Egrim.
Jean éclata de rire, ce qui, pour un dragon, avait de quoi refiler la chair de poule à n'importe qui. C'était à croire qu'il préparait un plan diabolique.
— J'ai dit que j'avais trouvé un bateau. Je n'ai jamais dit que son équipage te faisait une place dessus. Il va falloir te battre, moussaillon !
Egrim grinça des dents. Il échangea un regard désolé avec Danayelle, puis se remit à courir à pleine vitesse, laissant un nuage de sable derrière lui. Danayelle s'élança aussitôt à ses trousses. En moins de trois minutes, ils avaient atteint l'autre extrémité de l'île. Ici, le décor était exactement le même que partout ailleurs, à un détail près ; un voilier passait lentement devant eux, à une centaine de mètres.
— Oh, bon sang, il est déjà loin. Il va me falloir plusieurs sauts...
— Tu ne vas pas prendre le temps de dire au revoir à Leerian et Mishi ?
— Nan. Je ne peux pas.
— Et moi ?
Egrim et Danayelle tournèrent la tête d'un seul mouvement. Elzor courrait à petit trot vers eux. Sa tuque noire cachait ses oreilles.
— Si tu permets, j'aimerais m'inviter sur ce bateau, moi aussi. Je te quitte dès qu'on arrive sur terre.
— C'est une bonne idée ! dit Jean. Une paire de bras de plus pour se battre !
— Est-ce qu'il va vraiment falloir se battre ? fit Egrim en risquant un coup d'œil au-dessus de sa tête où tournoyait le dragon.
— Forcément. Sinon, ce ne serait pas drôle.
Egrim soupira longuement. Il en avait déjà marre de ce dragon, et pourtant, il ne le connaissait que depuis la veille. Il posa une main sur le bras d'Elzor. Ils étaient prêts à partir.
Soudain, Danayelle s'élança sur lui pour le serrer contre elle. Ç'avait été plus fort qu'elle ; elle savait que, d'une seconde à l'autre, il allait tout bonnement disparaitre. Danayelle était du genre à cacher ses sentiments et à les enfouir bien profond, camouflé par toutes sortes de réplique acerbe et de surnom stupide. Mais en réalité...
— Tu vas me manquer, Egrim. Vraiment.
Egrim se sentit rougir jusqu'à la pointe de ses oreilles. Il passa un bras dans le dos de Danayelle et plaqua un bisou sur sa joue.
— Évidemment que tu vas me manquer aussi. Mais je te le répète ; c'est juste un au revoir.
Egrim la lâcha, recula d'un pas... et, accompagnés d'Elzor, ils disparurent, ne laissant derrière eux qu'un léger courant d'air. Danayelle demeura seule sur la plage, à regarder le voilier au loin. Elle savait qu'Egrim y était, toujours dans son champ de vision, mais elle préférait observer la mer. Que son dernier souvenir de lui soit là, juste devant elle, et non à une centaine de mètres... ça faisait plus authentique.
Ça y est, pensa-t-elle avec un mélange de tristesse et d'excitation mêlé. Le trio originel est de retour. Le début de la fin.
*
En un seul saut, Egrim, accompagné d'Elzor, s'était téléporté sur le bateau. Pendant un instant, Egrim en demeura surpris. Il avait essayé, se disant qu'en cas de raté, il allait simplement tomber dans l'eau. Mais non ; il était dans le bateau. Du premier coup. C'était presque le triple de la distance qu'il arrivait normalement à accomplir.
C'est qui, le génie ? Ouais, c'est moi !
Un hurlement strident le ramena à la réalité. Tout juste devant lui, une fillette criait à plein poumon. Elle ne devait pas avoir plus de six ans. Elle portait une petite robe fleurie et ses cheveux étaient châtain très frisé. Egrim, totalement déboussolé, recula d'un pas et s'emmêla les pieds dans les cordes. Il s'écroula contre Elzor, qui le remit debout.
— Qui êtes-vous ?! Qu'est-ce que vous fichez sur mon bateau ?
Derrière la fillette, un homme était apparu, sortant d'une cabine et pointant un pistolet sur Egrim et Elzor. À la vitre de la même cabine, Egrim apercevait une femme et un petit garçon, dans les bras l'un de l'autre et semblant tous deux terrorisés.
C'est une bonne question, hein. Qu'est-ce que je fiche ici, maintenant ?
Egrim risqua un regard vers le ciel, où Jean volait à une distance sécuritaire. Foutu dragon.
— Nous ne vous voulons aucun mal, fit Elzor en s'avançant un pas, les mains en l'air. Nous voulons seulement rejoindre la terre.
— Sortez de mon bateau !
— Nous voulons juste...
— SORTEZ, J'AI DIT !
L'homme brandissait son pistolet à la tête d'Elzor. Egrim empoigna son bras, prêt à se téléporter pour retourner sur l'île. Mais il avait une dernière carte à jouer. Celle qui le répugnait, puisqu'il s'inspirait de Leerian.
— Monsieur, on a perdu notre bateau ! dit-il d'une voix suppliante. Nous avons échoué sur une île déserte et nous sommes complètement coincés. Vous êtes les premiers qu'on voit depuis si longtemps... Pitié, je veux juste rentrer à la maison...
Egrim renifla et ferma les yeux, les lèvres tremblantes, comme s'il était sur le point de se mettre à chialer. Elzor risqua un regard en biais, étonné de son discours, mais préféra jouer le jeu. Il passa un bras autour de ses épaules et l'attira contre lui pour le réconforter.
Devant eux, l'homme abaissa son pistolet. Il était attendri malgré lui. Après tout, Egrim était jeune, il n'était qu'un enfant. Étant lui-même un père de famille, ça le touchait droit au cœur de voir le petit elfe pleurer. Il tourna la tête vers sa femme, puis sa fille serrée contre ses jambes.
— Oh, très bien ! Mais vous restez là-bas, assis dans votre coin, et vous n'y bougez pas, c'est clair ?
— Oui, merci ! fit Egrim en essuyant du bout du doigt une larme imaginaire près de son œil. Merci beaucoup, monsieur.
De son pistolet, il leur fit signe de s'avancer vers la poupe, au fond du voilier. Egrim joignit ses mains en prière en guise de remerciement, Elzor s'inclina légèrement, et tous deux allèrent s'installer à même le sol de bois vernis où trainaient des cordes et des caisses vides.
Egrim baissa la tête et souffla un bon coup. Pourquoi tous les hommes qu'il croisait avaient-ils des armes à feu ? Si la tendance continuait ainsi, il allait terminer comme Leerian, avec une véritable phobie.
— Nous allons accoster à Tooth, leur prévins l'homme, élevant la voix au-dessus du vent et du bruit des vagues. Ça devrait nous prendre deux heures.
— C'est parfait, merci infiniment ! répondit Elzor.
Egrim leva les yeux vers Elzor. Ils étaient assis côte à côte, une dizaine de centimètres les séparaient. Avec sa tuque sur la tête, il ressemblait beaucoup plus à un homme qu'à un elfe. Ses iris étaient plus larges que celles des hommes, mais bruns et totalement ronds. Sa peau était beige, mais pas vraiment pâle. Il semblait plutôt bien bronzé par le soleil. Et enfin, surtout, il avait de la barbe. Courte, mais tout de même bien fourni, d'une couleur châtain foncé.
— Qu'est-ce que ça fait d'avoir des parents de deux races aussi différentes ?
Elzor inclina la tête vers Egrim. Leurs regards se croisèrent ; l'un brun, l'autre si pâle que c'en était presque malaisant. Elzor grimaça en reportant son attention sur l'horizon.
— Je ne veux pas faire de propos raciste, insista Egrim devant le mutisme de son compagnon. Je n'ai rien contre les hommes, vraiment. C'est juste que je n'avais jamais rencontré de semi-elfe avant vous. Bien sûr, j'ai une amie sirène et j'ai déjà connu plusieurs fées, c'est évident que pour elles, il est obligé de mélanger les races... mais les semi-elfes, c'est différent, non ? Je veux dire, il y a toujours eu une certaine rivalité...
— Je suis né d'un viol.
Egrim en demeura muet, la bouche bêtement ouverte devant la confidence. Il se sentit rougir sévèrement alors que, à son tour, il détournait le regard, fixant un tas de corde à ses pieds.
— Je suis désolé, répondit précipitamment Elzor. Tu es trop jeune pour entendre ce genre d'histoire.
— Oh, vous savez... rien que ces derniers jours, j'en ai vu de toutes les couleurs... En fait, c'est en partie pour ça que j'ai hâte d'entrer à la maison.
— Et tu crois vraiment que tu pourras... « entrer à la maison » ? Simplement ?
Egrim soupira, sans répondre. C'était trop évident. Non, il n'irait pas à la maison. Il avait un autre arrêt à faire avant.
Il leva les yeux vers le ciel. Jean était là, volant si haut qu'il n'était plus qu'une tache rouge parmi les nuages. Est-ce qu'il le suivait toujours ? Décidément, il s'était fait un ami malgré lui. À la manière des chats, Egrim s'était fait adopter.
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