Chapitre 39

Leerian tombait vers la mer, ses bras et ses jambes s'agitant désespérément en tout sens. Ses yeux étaient écarquillés d'horreur, son visage livide. Il avait peur de l'eau. Il avait peur du monstre caché sous l'eau. Et pis encore ; il ne savait pas nager.

Il était condamné.

— Mishi !

Son dernier mot à peine prononcé, l'océan l'avait déjà englouti. Il frappa la surface de plein fouet, puis se mit à couler vers les profondeurs. Il tombait comme une pierre, s'enfonçant toujours de plus en plus creux. Il agitait des bras, secouait les jambes. Sous ses yeux, il voyait le bateau d'en dessous qui s'éloignait lentement. Et il voyait le monstre, le grand kraken. Une énorme pieuvre, ou alors était-ce plutôt un calamar. C'était un réel mélange des deux ; sa tête était à la fois très allongée et flasque, comme un ballon en partie dégonflé. Ses tentacules d'au moins trente mètres s'enroulaient autour du navire. Il allait le détruire complètement, ce n'était qu'une question de minutes, ou même de secondes. L'un des yeux du monstre, aussi large qu'une roue de tracteur, se tourna vers Leerian. Mais il ne l'attaqua pas ; pour lui, il était déjà mort.

Tout était de plus en plus sombre. La pression, de plus en plus lourde. Ses poumons étaient en feu et sa tête allait exploser. Il n'allait plus le supporter encore longtemps.

Leerian raffermit sa prise sur son épée, à sa main droite, et regarda vers le bateau. D'un dernier coup de ces énormes tentacules, Leerian le vit voler en éclat.

Il n'y avait plus de bateau.

Et il en était convaincu ; ses amis étaient tous morts.

Il ferma les yeux, ouvrit la bouche, et laissa l'eau entrer dans ses poumons.

*

— Mishi !

Et il percuta la mer. Mishi, le souffle court et les larmes difficilement contenues, observait l'océan, souhaitant désespérément voir son petit elfe en ressortir. Mais elle le savait ; il ne pouvait pas nager. Il allait couler et se noyer.

— Leerian...

Il allait se noyer comme le frère qu'il n'avait jamais connu.

Mishi s'agita contre ses liens. Leerian en avait coupé quelques-uns avec son épée, mais ce n'était pas suffisant. Elle était toujours attachée, incapable de se libérer. Elle se démenait, elle hurlait et pleurait, sans parvenir à s'échapper. Qu'avait-elle fait pour mériter ça ? Elle avait convaincu Leerian d'entreprendre cette aventure alors qu'il n'en avait pas envie au départ ; s'il mourait aujourd'hui, ce serait entièrement sa faute.

Oh, par pitié, aidez-moi ! Aidez-le... Je vous en supplie...

Et ce fut à ce moment-là que le bateau fut complètement détruit. Le kraken avait resserré ses tentacules autour du navire ; il vola en éclat, les bouts de bois et les voiles partant en tout sens. Le mât de beaupré se cassa et tomba à l'eau. Mishi, toujours attachée, eut tout juste le temps de prendre une grande inspiration avant de couler à son tour. La mer ne lui faisait pas peur ; le monstre qui était dessous, oui. Tout en continuant de s'agiter désespérément contre ses liens, elle cherchait Leerian des yeux. Mais tout ce qu'elle voyait, c'était le kraken. Énorme et terrifiant. Elle ne s'était jamais doutée qu'une telle créature pouvait réellement exister.

Soudain, un éclat de lumière capta son regard. Loin sous elle, à déjà près d'une centaine de mètres en profondeur, elle vit l'épée d'argent. Et surtout, la main qui y était accrochée. Leerian était là ; il ne bougeait plus, se laissant couler comme une pierre. Inconscient... ou mort, peut-être.

Cette vision d'horreur fut ce qui lui donna la force de se dégager de ses liens une bonne fois pour toutes. Aussitôt libéré, elle fit apparaitre sa queue de sirène et nagea à peine vitesse vers Leerian, la peur au ventre. Elle contourna le kraken, qui ne fit même pas attention à elle. Tout ce que le monstre voulait, c'était de couler le bateau, et c'était mission accomplie. Il repartait vers les profondeurs, de son côté, alors que Mishi s'élançait vers Leerian avec l'espoir fou de le sauver.

Elle se souvenait, quelques jours plus tôt, quand elle avait réussi à le convaincre d'entrer dans la mer gardas. Il n'était pas à l'aise, mais il l'avait fait pour elle. Et il avait eu si peur quand ils avaient plongé. Mishi l'avait trouvé tellement ridicule. Comment pouvait-il avoir peur de l'eau ? Personne ne pouvait vivre sans eau. C'était comme avoir peur de l'air. Et pourtant... elle aurait dû être plus compréhensive. Il ne savait pas nager, le bougre. Et maintenant, il était en train de se noyer.

Cent-cinquante mètres de profondeur. Mishi referma ses mains autour de celle de l'elfe. Il avait les yeux clos et la bouche ouverte. Depuis combien de temps avait-il arrêté de respirer ? Depuis quand son cœur ne battait plus ?

Mishi le serra entre ses bras, murmura des excuses. Elle pleurait, mais la mer emportait ses larmes.

Tout est ma faute.

Sans attendre une seconde de plus, elle retourna à la surface à pleine vitesse, à la seule force de sa queue de poisson. Il ne lui fallut que dix secondes pour remonter à l'air libre. Des débris flottaient, les planches de bois jonchaient l'endroit. Les rescapés s'accrochaient autant qu'ils pouvaient, et Mishi fut à peine soulagé de remarquer qu'Egrim et Danayelle étaient permis eux. Il n'y avait de place que pour une chose dans son esprit ; Leerian.

Elle trouva une planche assez grande et y allongea l'elfe. Ses doigts étaient toujours serrés sur son épée, mais ses lèvres étaient bleues. Mishi n'osait envisager qu'il était peut-être déjà trop tard pour lui. Sans ménagement, elle se mit à lui pomper le cœur, frappant de ses deux mains contre sa poitrine avec assez de force pour lui briser les cotes.

— Allez, réveille-toi ! Réveille-toi... Allez, Leerian...

Une petite dizaine de pirates avaient survécu à l'attaque. Le dragon aussi, puisqu'il n'avait fait que voler au-dessus de la scène à attendre que ça se calme. Tous étaient regroupés autour de Mishi, observant en silence ses veines tentatives.

Derrière elle, Egrim et Danayelle, tous deux perchés sur la même planche, avaient de la difficulté à réaliser ce qui était entrain de se passer. Leurs yeux leur jouaient des tours, c'était impossible autrement. Ils étaient tétanisés.

Mishi pleurait. Au-dessus de la pluie et des vagues, c'était le seul son qui vrillait les oreilles de tous les présents. Même les pirates se sentaient mal. Surtout celui à la tuque noire.

Elle frappait de plus en plus fort sur le torse de Leerian. Elle frappait, elle hurlait et pleurait. Il fallait qu'il se réveille... il n'en avait pas le choix.

Soudain, le corps de Leerian fut agité d'un spasme. Il fut si violent que Mishi s'éloigna, la peur au ventre. Leerian se plia convulsivement sur lui-même et cracha de l'eau. Il crachait et toussait, une quantité impressionnante sortait de sa bouche et même de son nez. Il haletait, respirant l'air à pleine gorgé. Il s'écroula contre la planche, le souffle court. Il était étourdi et à bout de force. Aussitôt éveillé, il fut sur le point de replonger dans l'inconscience.

— Leerian !

Au prix d'un véritable effort, il pencha la tête de côté. Mishi était là, emplissant toute sa vision. Les cheveux mouillés, les yeux rouges et gonflés. Et alors, il se souvint de ce qu'il s'était passé. Il était tombé... il s'était noyé. Et elle lui avait sauvé la vie.

— Bon sang, Leerian, tu m'as fait tellement peur... est-ce que ça va ? Non, reste allongé... Qu'est-ce que tu fais ?

Sans l'écouter, il s'était relevé sur un coude. Il grimaça d'effort, mais il en avait tant envie, il ne pouvait plus reculer... Il passa une main derrière la nuque de Mishi, l'attira plus près. Mishi s'arrêta de respirer. Que faisait-il au juste ?

Et soudain, avec une infinie douceur, Leerian pressa ses lèvres contre ceux de la sirène. La pluie, les pirates, les vagues écœurantes ; tout avait disparu, le temps d'un mince baiser. Trop mince au gout de Mishi. Elle voulut en rajouter une couche, mais Leerian retomba lourdement contre la planche. Ses yeux papillonnaient, son souffle était court.

— Merci de m'avoir sauvé la vie, fit-il dans un croassement.

Mishi lâcha quelques larmes supplémentaires. Mais cette fois, c'étaient des larmes de joie. Elle prit Leerian dans ses bras, posa la tête contre sa poitrine. Et Leerian s'endormit à nouveau, à bout de force.

Ils restèrent ainsi un bon moment. Les pirates respectèrent l'instant, gardant le silence aussi longtemps qu'ils en avaient la patience, avant que l'un des matelots n'intervienne. Bien accroché à son bout de bois, les jambes à la mer, il battit des pieds pour tenter de se rapprocher.

— C'est joli, tout ça, oui oui, on applaudit. Et maintenant, on fait quoi ? Comment on se rend à Stanmore si on a plus de bateau ?

Ce fut au tour d'Egrim de s'indigner. Il n'en croyait pas ses oreilles ; ils avaient survécu à l'attaque d'un monstre marin d'une extrême justesse, et celui-là ne pensait toujours qu'à la rançon ?

— Mais c'est quoi, ton problème ?! s'exclama-t-il. Tu ne peux pas nous laisser souffler, deux minutes ? On a failli mourir ! Et tout ce que tu veux, c'est l'or ?! Bon sang, trouve-toi un job !

— Ce n'est certainement pas un gamin dans ton genre qui va me dire quoi faire de ma vie !

— Et c'est encore moins un vieux pouilleux comme toi qui va faire quelque chose de la mienne ni de celle de mes amis !

Le pirate était à bout de patience. Il brandit son pistolet sur Egrim, qui perdit aussitôt ses airs suffisants. Ça n'en terminera jamais ! s'exaspéra-t-il intérieurement.

Le matelots appuya sur la détente, mais il n'en découla qu'un faible « clic ! ». Son arme avait pris l'eau. Celui-ci n'en démordit pas pour autant, sortant cette fois son coutelas pour le pointer sur Egrim. Ils étaient séparés de plusieurs mètres par de grandes vagues. Egrim pouffa d'un rire provocateur.

Mishi, qui ne voulait que la paix, en perdit patience. Elle lâcha Leerian, le laissant flotter sur sa planche, et plongea pour ressurgir tout juste devant Egrim et Danayelle.

— Je m'en occupe. Bouche tes oreilles, Egrim.

Egrim et Danayelle avaient compris en même temps. Ils écarquillèrent les yeux, s'échangeant un regard perplexe. Elle allait vraiment faire ce qu'ils pensaient qu'elle allait faire ?

Egrim boucha ses oreilles. Danayelle, étant une fille, ne s'en donna pas la peine ; la magie des sirènes ne pouvait rien contre elle.

Mishi se mit alors à chanter. D'une voix suave et enchanteresse, tous les hommes tombèrent immédiatement sous son charme... sauf celui à la tuque noire, qui avait vu le coup venir et s'était plaqué les mains sur ses oreilles. Mishi plongea sous l'eau, s'enfonçant dans les profondeurs... les matelots tentèrent de la suivre. Elle descendit à deux-cents mètres, attendit patiemment qu'ils soient assez creux, puis revint à la surface. Tous les pirates, partis trop loin, ne purent remonter.

Il ne lui avait fallu que trois minutes pour faire son petit manège. Egrim relâcha la pression sur ses oreilles, observant avec angoisse Mishi retourner auprès de Leerian qui dormait toujours sur sa planche. Elle venait de tuer une dizaine de pirates... juste comme ça.

Peut-être que les sirènes étaient plus redoutables encore que le kraken, en fin de compte.

— Bien joué, Mishi !

Egrim tourna la tête vers Danayelle. Celle-ci haussa les épaules comme si ce n'était rien. Et alors seulement, elle remarqua le dernier pirate survivant, accroché sur un tonneau. Celui à la tuque noire.

— Mishi, tu en as oublié un !

— Non, ne me faites pas de mal ! s'exclama-t-il aussitôt, alors que la sirène se retournait vers lui d'un air menaçant. Je suis de votre côté ! Ou du moins, j'ai essayé !

Il pointa un doigt vers Leerian. Lui savait qu'il disait vrai. Mais il était toujours inconscient.

— Je lui ai donné mon canif pour couper ses liens. Je ne suis pas un pirate ; je les ai convaincus de me prendre avec eux pour la route, mais je ne suis là rien que pour vous aider, sincèrement. J'étais de mèche avec Yrza.

— Qui ?

L'homme pinça des lèvres en fusillant Egrim du regard.

— La grosse serveuse du pub.

Egrim, Danayelle et Mishi se consultèrent en silence. Il était vrai que la serveuse, hier au soir, avait été très gentille avec eux.

— D'accord, je ne te tuerais pas, fit Mishi d'un ton tout de même menaçant. Tant que tu restes tranquille. Mais ça risque de barder pour toi, quand Leerian se réveillera. Il déteste les hommes !

— Ce n'est pas un problème.

Le faux pirate retira sa tuque et pencha la tête. Ils purent alors admirer ses oreilles pour la première fois. Mishi fronça les sourcils, sans comprendre ce qu'elle voyait. Mais Egrim et Danayelle, eux, surent aussitôt ce que ça voulait dire.

Elles étaient pointues. Pas longues comme celle des elfes ; elles étaient courtes, ressemblant plutôt à celle des hommes. Seulement... pointues.

— Vous êtes un semi-elfe, dit alors Danayelle. Ah ouais, quand même...

Egrim et Danayelle échangèrent un regard lourd de sous-entendus. Les semi-elfes étaient très rares – pas que tous les elfes détestaient les hommes ou vice-versa, comme le pensait Leerian, mais il était tout de même exceptionnel que ces deux races aient des enfants ensemble, tout simplement parce qu'il était difficile d'avoir une parfaite vie de couple quand l'un mourait à quatre-vingts ans alors que l'autre atteignait facilement les trois-cents.

— Je vous expliquerais tout ce que vous voudrez savoir, fit-il tout en se débattant avec son tonneau pour garder la tête hors de l'eau. Seulement... ne serait-il pas possible de se sortir de cette situation plutôt ennuyeuse d'abord ?

Il pointa quelque chose au loin, derrière Mishi. Tous se tournèrent dans cette direction. À plusieurs kilomètres, Egrim et Danayelle aperçurent ce qui semblait être une petite ile. Mishi, évidemment, ne la voyait pas. C'était trop loin pour elle.

— Venez sur notre planche, dit Egrim comme s'il l'invitait sur son yacht. Et, Mishi... désolé, mais tu es bien la seule capable de nager une telle distance. Tu pourrais nous pousser ?

Mishi répondit d'un sourire blasé. Évidemment qu'elle allait le faire. Mais elle le sentait ; elle allait en avoir les muscles en feu pendant une semaine.

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