Chapitre 37
Leerian, Danayelle, Mishi et Egrim avaient su traverser le pub jusqu'aux escaliers sans se faire tuer en chemin – un véritable exploit, aux yeux de Leerian. Ils trouvèrent la première chambre, le numéro onze. Une petite pièce avec deux lits, séparés par une table de chevet contenant une modeste bougie de cire d'une étrange couleur jaune-beige. Les murs, le plancher, les supports de lit ; rien que du bois. Ça sentait l'humidité à plein nez, et des insectes tentaient, sans grand succès, de se cacher dans les coins sombres.
— Vous êtes sûr que vous ne préférez pas dormir dehors ? dit Leerian.
— Sur et certain, fit Egrim. Qu'on me donne la clé de l'autre chambre, je vais aller chercher les matelas.
Danayelle lui tendit la clé et aussitôt fait, Egrim disparût, laissant derrière lui un courant d'air rance qui fit froncer le nez à Mishi, qui était auparavant juste à côté de lui. L'oxygène avait un gout bizarre, ici.
— Je sens qu'on va passer une belle nuit, dit-elle d'un ton sarcastique.
— Mouais, fit Danayelle sans grande conviction.
Elle posa son sac au sol et s'assis sur l'un des matelas. Elle rebondit un peu dessus pour tester la suspension ; les supports crièrent sous son poids, produisant un son horrible qui la fit grincer des dents.
À regret, Mishi s'installa sur le deuxième lit, s'efforçant de bouger le moins possible. Elle s'y allongea, bien droite, et les mains repliées sur son ventre comme une morte dans son cercueil, les yeux grands ouverts fixés au plafond.
— Je sais déjà que je n'arriverais pas à dormir, dit-elle.
— Moi encore moins, fit Danayelle.
Leerian se détourna des filles. Pour sa part, il n'avait même pas l'intention d'essayer.
Quelques minutes plus tard, Egrim revint enfin, apparaissant au milieu de la pièce avec un matelas sous le bras. Il le balança sur Leerian, lui fit un sourire d'excuse, puis se volatilisa à nouveau. À son deuxième retour, avec un nouveau matelas, il le laissa tomber au sol et s'assit dessus en soufflant.
— Ses trucs sont plus lourds qu'ils en ont l'air, dit-il tout en essuyant la sueur sur son front.
Leerian posa aussitôt le sien en grimaçant. Pour lui, ça ne pesait rien du tout.
— J'ai la réponse à ta question, mais ça ne réussirait qu'à te dégouter, dit Danayelle.
Egrim se mordit la lèvre. Il sentait qu'il n'avait pas envie de savoir, mais d'un autre côté, sa naturelle curiosité le rongeait de l'intérieur.
— Dit toujours ?
— Ce sont les résidus de peaux mortes de tous les gens qui ont dormi dedans. Il y en a tellement que ça ajoute un vrai poids. Ça, et les carcasses d'insectes minuscules comme les acariens.
Mishi, Leerian et Egrim se levèrent aussitôt de leur lit d'un seul mouvement. Après quelques secondes à rester bêtement debout, ils s'assirent à nouveau.
— C'est dégueu, dit Mishi.
Danayelle ne se donna pas la peine de répondre ; c'était une évidence. Mais que pouvaient-ils faire d'autre ? C'était soit ça, soit passer la nuit sous l'averse. Si même une sirène n'était pas tentée, ça en disait long sur ce qu'en pensaient les trois elfes.
— Essayez tout de même de vous reposer, dit Leerian après un léger moment de silence. Dès demain matin, on sera vite partie d'ici.
— Oui, chef, marmonna Egrim.
Il ferma les yeux en soupirant. Il aurait voulu prétendre que c'était trop inconfortable, trop dégueulasse, trop de tout, pour dormir paisiblement. Mais il fut le premier à sombrer dans le sommeil, sa tête tombant de côté sur le matelas sans oreiller et avec une seule et mince couverture jaunâtre.
Mishi et Danayelle l'accompagnèrent après quelques minutes supplémentaires. Leerian, lui, demeura assis sur son lit, une main sur la poignée de son épée. Malgré la fatigue qui ne l'épargnait pas, il était tout simplement hors de question de dormir. Il le savait jusqu'au plus profond de ses tripes ; ils n'étaient pas en sécurité, ici. Il allait monter la garde toute la nuit, sans bouger, à fixer la porte, à guetter les bruits dans l'auberge.
Il tomba dans la lune. Sans démordre, il resta à son poste, des cernes apparaissant progressivement sous ses yeux.
*
Dehors, l'averse avait perdu de son intensité. Il pleuvait toujours, mais c'était beaucoup plus supportable. Les épais nuages noirs de la veille étaient maintenant gris et plus minces. La lumière du soleil levant passait difficilement au travers.
Il ne devait pas être plus de six heures du matin. Les elfes dormaient, même Leerian s'était assoupi dans une drôle de position accroupie. Mais les pirates, eux, se réveillaient. Silencieusement, ils secouaient leurs amis, entrant dans les chambres des uns et des autres. Sans utiliser le moindre mot, ils étaient prêts à passer à l'attaque. Un tiers de leur troupe, moins d'une dizaine d'hommes, était sorti pour préparer le bateau. Le reste de l'équipage, armé de pistolets et de courtes lames, allait bientôt commencer l'assaut.
Leur plan était simple ; les prendre par surprise. Ils savaient les elfes rapides et agiles, mais c'étaient là leurs seules habilités de combat. S'ils réussissaient à les coincer dans une pièce, le tour serait joué.
Avec une extrême lenteur, les matelots avaient atteint le premier étage et trouver la chambre numéro onze, le tout en marchant sur la pointe de leurs bottes. Celle qui, ils le savaient pour avoir soutiré l'information à la barmaid, abritait les quatre fugitifs.
Après tout ce temps dans le silence, à faire le moins de bruit possible pour ne pas réveiller leurs prochaines victimes, le suspense était enfin parvenu à un terme. Un large sourire aux lèvres, les yeux déments, ils avaient tous hâte de passer à la violence.
Celui qui était à la tête du groupe, un homme grand aux cheveux roux et filandreux, défonça la porte à coup de pied, criant comme au karaté, et s'avança dans la pièce, son gros pistolet à l'ancienne prêt à tirer.
Leerian s'éveilla en sursaut. Devant ses yeux fatigués, il eut à peine le temps de remarquer l'étrange objet de fer pointé sur lui... puis la balle jaillie en un coup de feu qui lui vrilla les oreilles. Une douleur atroce lui transperça alors l'épaule gauche, avec une telle force qu'il tomba à la renverse dans le matelas miteux. Un hurlement de pure souffrance lui échappa, il se recroquevilla sur lui-même en serrant sa blessure. Le sang jaillissait en cascade entre ses doigts.
Danayelle, Mishi et Egrim s'éveillèrent à leur tour, bondissant de leur lit. Tous restèrent sans voix devant le spectacle qu'ils avaient sous les yeux ; trois hommes se disputaient la place dans l'embrassure de la chambre, tous un pistolet en main. Et à leurs pieds, Leerian, en position fœtale et une marre de liquide rouge et poisseux s'étendant autour de lui, pleurait et gémissait de douleur.
— Bonjour, vous ! s'exclama le roux en pointant son arme sur Egrim. Et toi, petit, c'est quoi ton don ?
Sous l'angoisse, Egrim ne réussit qu'à marmonner quelques syllabes sans queue ni tête. Le pirate éclata de rire, comme si ce n'était qu'une blague, avant de se mettre à hurler :
— DIS-MOI TON DON, SALE ELFE !
— Eh... t-t-téléportation...
— Tu peux te téléporter plus vite qu'une balle ?
— Je... eeh, je... je n'en sais rien...
Il se sentait sur le point de défaillir tant il angoissait. Son cœur battait à toute vitesse, une sueur froide envahissait sa peau. Les mains en l'air comme un criminel, il lança un regard vers les filles. Aucune ne semblait en mener plus large que lui.
— Si tu te téléportes, petit, je tuerais aussitôt la sirène, dit le pirate en pivotant son arme vers Mishi. Et toi, ajouta-t-il pour elle, si tu ouvres la bouche, je te colle tout de suite une balle dans le crâne.
Mishi se mordit les lèvres en hochant de la tête, les yeux rivés sur Leerian. Ça lui faisait mal de le voir dans cet état, et pourtant, elle n'arrivait pas à détourner le regard.
— Eh, jolie blonde ! fit-il en tournant son pistolet vers Danayelle, qui sursauta en sentant l'attention sur elle. T'as un don, toi aussi, pas vrai ? C'était écrit dans le journal... télékinésie ? C'est ça ? Eh bien, si tu tentes quoi que ce soit, ce sera encore la sirène qui prendra le coup ! Haha, oui, vous avez deviné... je hais les sirènes.
L'homme cracha au pied de Mishi. Celle-ci déglutit difficilement face à la peur qui montait. Pour la première fois, elle regrettait de ne pas avoir pris Leerian au sérieux. Il aurait clairement mieux valu dormir sous l'averse.
Alors que le roux avait toujours son pistolet pointé sur Mishi, les autres pirates entrèrent dans la pièce pour s'emparer des fugitifs. L'un balança Leerian sur son épaule, qui gémit de douleur.
Un autre s'avança vers Mishi. Il arracha une couverture jaunâtre de son lit et s'en servit de bâillon, l'attachant solidement derrière sa tête. Un matelot blond et portant des lunettes, lui donnant des airs étrangement sophistiqués, s'attaqua à Egrim. À l'aide d'une seconde couverture, qu'il déchira avec un canif, il lui banda les yeux pour l'empêcher de se téléporter.
— Hé, comment on fait, avec elle ? demanda un gros pirate barbu en s'avançant vers Danayelle. Comment on l'empêche d'utiliser la télékinésie ?
— Je n'en sais rien, moi, s'agaça le roux. Tiens, assomme-là.
Le gros pouffa d'un rire débile, et sa voix beaucoup trop grave refila des frissons à Danayelle. Qu'est-ce qu'elle pouvait faire ? Tenter quoi que ce soit conduirait tout de suite à la mort de Mishi !
Le matelot la frappa alors d'un puissant coup de poing sur la tempe. La blonde tomba à genoux en gémissant, la douleur explosant dans son crâne. Il l'attrapa par le collet de son chandail, la ramena sur pieds, et la frappa encore, et encore. Un large hématome apparaissait déjà sur son front, et enfin, il eut la certitude que Danayelle était dans les pommes. Il la balança sur son épaule, puis, par simple plaisir, lui claqua les fesses en rigolant. Ses amis rirent avec lui.
Sans se consulter, tous quittèrent la petite chambre. Dans le couloir, une dizaine d'autres pirates leur fit une ovation alors qu'ils sortaient avec les elfes dans les bras. Ils riaient, applaudissaient, l'un chanta même un couplet de chanson vulgaire en voyant passer la sirène.
Le tout dernier de la file, lui, ne fit aucun commentaire. Les mains contre le corps et sa tuque noire enfoncée sur la tête, il avait les yeux rivés sur Leerian. Lui, le sang s'écoulant toujours abondamment de son épaule, le long de son bras et dégoutant de ses doigts, était aux limites de l'inconscience, pendu sur un matelot comme un sac à patate. Dans un bref moment de lucidité, son regard accrocha celui de cet homme. Des yeux brun pâle, d'une étrange couleur à la fois foncée et claire. Elles étaient rondes et, pourtant, il lui sembla que ses iris étaient beaucoup plus larges que ce qu'elles auraient dû être...
Il fut incapable de se pencher sur la question ; sa tête retomba contre celui qui le portait, complètement dans les vapes.
Les pirates sortirent de l'auberge et traversèrent le petit village de Nafar sous la pluie et les regards des habitants, des hommes, des elfes et quelques nains. Ils se rendirent jusqu'à la berge, où un modeste bateau trois-mâts était accosté à un quai. Accompagnés de leur prisonnier, ils prirent les voiles en direction de Stanmore, avec l'intention de se récolter tout l'or de la rançon.
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