Chapitre 36
La salle ressemblait beaucoup à l'auberge que Leerian avait visitée à Wondor. Un bar d'un côté, plusieurs tables et chaises presque toutes prises. L'une des principales différences était l'ambiance ; il n'y avait pas de musique, pas de rire, pas même de conversations. Rien que le rugissement du vent contre les fenêtres, alors que tous les occupants — tous des hommes et des femmes ! — observaient les nouveaux arrivés, tassés l'uns contre l'autre près de la porte d'entrée. Une grande flaque s'était formée à leurs pieds.
Ils tremblaient de froid. Leerian, lui, tremblait de peur. Si l'idée de sortir son épée de son fourreau et de se défendre pour sa vie contre ses êtres qu'il considérait comme des monstres était bien présente dans son esprit, il savait qu'il n'avait aucune chance. La tempête faisait rage, les nuages étaient noirs et très épais. Et pour ce qu'il restait de la lune, bien caché quelque part derrière tout ça, ce n'était qu'un minuscule croissant... si elle n'était pas totalement invisible. Il ne ressentait absolument aucune influence de l'astre.
Il n'était qu'un petit elfe avec une épée.
— Bonjour ! dit Egrim en s'avançant d'un pas. Vous auriez de la place pour quelques voyageurs paumés ?
— Oh, bien évidemment ! fit l'homme qui ressemblait à un pirate. Mes pauvres, vous devez mourir de froid. Prenez la table près du foyer !
Il pointa une table tout au fond de la salle. Quelques personnes y étaient déjà assises, mais tous se levèrent d'un bond pour s'installer ailleurs. La cheminée était tout près, un feu protégé par un grillage de fer y faisait rage. Egrim fut le premier à s'y avancer, suivit par Danayelle et Mishi. Leerian attrapa Mishi de ses deux mains sur son coude et la talonna comme une ombre, son cœur battant à toute vitesse et les yeux rivés à son dos alors qu'ils traversaient la pièce sous les regards de tous les hommes qui se retournaient à leur passage.
Toujours en serrant Mishi contre lui, Leerian se pencha à l'oreille d'Egrim.
— Je croyais que tu connaissais l'endroit.
— Ce n'est pas ce que j'ai dit. Je connais quelqu'un originaire d'ici, c'est tout !
Insouciant du malaise de Leerian, Egrim s'installa à la table et Danayelle prit la place près de lui. Mishi et Leerian s'assirent en face.
— Ne panique pas, hein ? murmura Mishi.
Leerian leva des yeux suppliants vers ceux de la sirène. Mishi passa une main sur son épaule en espérant le calmer, mais elle savait la cause perdue. Tout ce qu'elle pouvait souhaiter était que son petit elfe ne péterait pas les plombs sans prévenir.
— Vous voulez manger quelque chose, peut-être ?
Leerian sursauta sur sa chaise en remarquant la femme qui s'était approchée d'eux. Elle était un peu grassette, un large sourire bienveillant faisait ressortir ses pommettes. Elle avait des allures de maman Noël qui mit tout de suite le groupe en confiance.
Sauf Leerian. Il la trouvait hideuse.
— Vous avez un menu végétalien ? demanda Danayelle.
— Eh bien... j'ai de la soupe.
— Je vais prendre la soupe, alors.
— Moi aussi ! fit Egrim.
La femme hocha la tête, puis se tourna vers le dernier elfe de la bande. Leerian eut un mouvement de recul en avisant qu'elle l'observait.
— Et toi, tu veux un peu de soupe, mon petit ?
Leerian déglutit bruyamment pour seule réponse. La serveuse eut un sourire de travers.
— Est-ce que tu vas bien ? Tu m'as l'air un peu pâlot.
— Il va bien, intervint Mishi. Ne faites pas attention, il est juste idiot.
Leerian se tourna vers son amie pour la foudroyer du regard. Mishi l'ignora.
— Il veut de la soupe, continua-t-elle. Et moi, je prendrais quelque chose... avec de la viande.
— Il nous reste du porc.
— D'accord. Merci !
La femme leur lança un dernier sourire bienveillant, puis retourna derrière le bar. Presque aussitôt, tous se penchèrent vers Leerian, comme pour le gronder de son comportement puéril.
— Tu pourrais faire un effort, bon sang, elle ne va pas te bouffer, dit Danayelle.
— Ouais. Qu'est-ce qui t'angoisse, de toute façon ? renchéris Egrim. On est bien, ici, il fait chaud et on est servie !
— Il a peur des hommes, dit Mishi.
Egrim fit la grimace en se tournant vers Mishi, étonné de ses paroles. De son point de vue, c'était vraiment arriéré d'avoir peur des hommes. Mais dans un simple effort de comprendre les raisons qui le pousseraient à avoir cette étrange phobie, il réalisa que, en fait, c'était parfaitement logique. Les ancêtres de Leerian avaient tout perdu à cause de cette race. Il avait appris ça à l'école.
— Je vois, dit-il lentement.
— On ne va pas rester longtemps ici, fit Danayelle. On repartira dès que la tempête sera terminée, d'accord ?
Leerian hocha imperceptiblement la tête, alors qu'il observait à la dérober tous les hommes qui semblaient les regarder et murmurer entre eux. Ils préparaient un plan. Il en était convaincu, ils allaient essayer de le tuer. D'une seconde à l'autre. Je vais mourir ce soir.
— Egrim... je peux m'assoir près de toi ? dit-il d'une voix tremblante.
— Euh, ouais... pourquoi tu le demandes sur ce ton ? J'ai raison de m'inquiéter ?
— Tu pourrais me téléporter loin d'ici si ça dégénère ?
Mishi soupira en secouant tristement la tête. Son petit elfe était un cas désespéré. Mais il semblait si démuni... et son teint, naturellement pâle, virait sur le vert tant il angoissait.
— Allez, Egrim, change de place avec moi, dit-elle en même temps de se lever.
Egrim acquiesça à regret. Il prit la chaise autrefois occupée par Mishi, et celle-ci s'assit au côté de Danayelle. Leerian se permit de respirer un peu plus sereinement. Vraiment juste un peu.
— Dis, tu crois sérieusement que ça va dégénérer d'une façon ou d'une autre, ou tu dis ça rien que parce que t'es du genre peureux ?
— C'est un peureux, dirent Mishi et Danayelle d'une seule voix.
Leerian leur lança un regard noir, avant de se pencher vers Egrim pour chuchoter :
— Tu ne remarques pas comment ils nous observent ?
Egrim haussa les épaules tout en tournant la tête vers la salle. Sa confiance diminua d'un cran en réalisant que Leerian avait raison ; beaucoup les observaient, alors que d'autres semblaient les éviter. Certains murmuraient entre eux.
— Peut-être que c'est parce que nous sommes trempés de la tête aux pieds. Ou parce qu'ils ne voient pas d'elfes très souvent et qu'ils sont impressionnés par ma beauté ! dit-il avec un sourire arrogant. Ou encore parce qu'on a une sirène avec nous, ajouta-t-il avec un clin d'œil pour Mishi. Le pire cauchemar des marins. Et à leurs dégaines, grand, gros et poilu, je suis sûr qu'un bon nombre d'entre eux sont effectivement des marins.
— Et aucun n'est au courant de la rançon sur nos têtes, tu crois ?
Egrim hésita pendant une seconde. Une minuscule seconde qui réussit à angoisser Leerian encore plus qu'il ne l'était déjà.
— Ça m'étonnerait ! dit Egrim avec un sourire qu'il espérait confiant. C'est juste un petit village. Le journal ne passe pas ici.
— Mon père m'a dit une fois que des télépathes étaient chargés de répandre les grandes nouvelles, intervint Mishi. Ils forment une sorte de réseau qui permet aux nouvelles de se faire connaitre dans tout le pays en moins d'une semaine.
— Mishi, il essaie de le réconforter, la gronda Danayelle. Tu n'aides pas la cause.
— Mais oui, je l'aide ! J'ai dit en moins d'une semaine, et ça ne fait que trois jours que nous sommes... fugitifs.
La sirène perdit de sa confiance en remarquant que Leerian s'était remis à trembler tout en lançant des regards inquiets aux quatre coins de la salle. Ils avaient beau chuchoter, il était convaincu que quelqu'un allait les entendre.
— D'où vient la nouvelle, vous croyez ?
— Stanmore, répondit aussitôt Egrim. Tout vient toujours de là.
— Quelle est la grande ville le plus près de Stanmore ?
— Thooth, il me semble... et c'est juste à côté.
Leerian n'ajouta rien ; tout était dit. Egrim déglutit en comprenant où il voulait en venir. Tooth, tout autant que Wondor, avait évidemment été l'un des premiers à connaitre leur situation. Et s'ils ont répandu la nouvelle, c'était logique que Nafar l'avait eu aussi.
Tous les quatre eurent la même pensée angoissante. Ils savent tout.
Leerian n'était plus le seul à avoir peur, maintenant.
— Voilà vos soupes !
Tous sursautèrent en avisant la femme qui était de retour en posant deux bols d'un liquide rougeâtre d'où perçaient des bouts de légumes devant Leerian et Danayelle. La serveuse leur fit un large sourire chaleureux, auquel les deux amis répondirent d'un rictus de travers.
— Je reviens tout de suite pour vous deux, ajouta-t-elle pour Egrim et Mishi. Je n'ai que deux mains, je ne pouvais pas tout porter en même temps, haha !
Elle tourna les talons, repartant déjà. Leerian et Danayelle s'échangèrent un regard angoissé tout en humant la soupe. Ça sentait le jus de tomate.
— Il y a peut-être du poison, là-dedans.
— Mais j'ai faim, gémit Danayelle.
— Si c'est du poison, je pourrais te soigner, dit Egrim.
— T'as oublié ce que je t'ai dit hier ? fit Leerian.
Egrim soupira en secouant la tête. C'était dangereux pour lui de permettre à n'importe qui de connaitre ses capacités. Mais il ne voulait pas laisser Danayelle mourir pour autant !
Danayelle, courageusement, mit la cuiller dans la soupe, attrapant au passage un morceau de céleri et autre chose qui ressemblait à un bout de pâte, arrosé de jus de tomate. Elle le porta à sa bouche, la retourna à plusieurs reprises sur sa langue. Puis elle avala. La serveuse revint aux mêmes moments avec les deux assiettes restantes.
— Mmm, c'est délicieux, fit Danayelle. Ça faisait trop longtemps que je n'avais pas mangé quelque chose de chaud.
— Heureuse que ça te plaise, petite ! fit la femme d'un air jovial. Dites-moi, peut-être aimeriez-vous louer des chambres ? La tempête n'est pas sur le point de se terminer !
Les quatre amis se consultèrent du regard. Ils ne demandaient que ça ; avoir un endroit au chaud où passer la nuit. Seulement... pas ici.
— Nous n'avons pas d'or, dit Leerian.
Il avait espéré ainsi couper toute possibilité de rester plus longtemps que nécessaire. Mais tout ce qu'il réussit à faire fut d'attendrir la serveuse, qui posa une main au-dessus de sa large poitrine.
— Il est hors de question que je laisse des enfants sous la tempête. Mon âme de mère m'en empêche. Je vous offre les chambres ! Oh, bien sûr, il est vrai que je suis bondé, ce soir... il va falloir que j'aille vérifier si j'ai assez de place pour vous quatre. J'y vais tout de suite !
La femme disparut à nouveau, repartant vers le bar. Leerian se pencha au-dessus de la table, ses yeux félins agrandit par l'angoisse.
— Je ne passerais pas une nuit entière entouré de tous ses hommes. C'est hors de question !
— Tu préfères la passer sous la tempête ? répliqua Danayelle.
— Elle a raison, Leerian, fit Mishi. C'est le déluge, dehors. Même pour moi, c'est pénible.
— Et pour moi, c'est carrément l'enfer, fit Egrim dans une simple envie d'ajouter son grain de sel. On reste ici, c'est la majorité qui décide !
La grosse barmaid était revenue au même moment qu'Egrim disait ses mots. La femme sourit de toutes ses dents, avant de poser deux vieilles clés à l'ancienne sur la table de bois.
— Il ne me reste que deux chambres dans toute l'auberge. Heureusement, elles ont toutes deux lits. Je vous les offre pour la nuit !
Avec un dernier sourire, elle quitta le groupe, définitivement cette fois. Danayelle prit les clés, une dans chaque main. Elles étaient beaucoup plus lourdes qu'elles en avaient l'air, et un carton était attaché à chacune d'entre elles par une simple ficelle. L'une indiquait le numéro onze, et l'autre, le vingt-huit.
— Nous ne serons pas voisins. Je crois que nous ne serons pas au même étage.
— On ne se sépare pas, répliqua aussitôt Leerian.
— Désolé, mais je n'ai pas l'intention de passer la nuit sur le plancher, hein, fit Danayelle.
— Je te donne mon lit. On sera tous dans la même chambre.
— Je veux dormir dans un lit, moi aussi, firent Egrim et Mishi d'une seule voix.
— Mishi prendra le deuxième.
— C'est du favoritisme pour ta sirène chérie, grommela Egrim. Écoute... (Il baissa le ton, avant de continuer :) Ce n'est pas grave si les deux chambres sont loin. Je peux parcourir la distance en un claquement de doigts ! Et puis... s'il y avait moyen pour qu'on puisse communiquer, ce serait pratique. Dis-moi la formule pour faire de la télépathie.
Leerian en eut aussitôt des bouffées de chaleur. La télépathie. Lire dans mes pensées. Oh, non. Certainement pas !
— Allez, insista Egrim devant l'hésitation de Leerian. Je suis conscient de ma demande. Je connais les mauvais côtés de ce type de magie, et tout un rayon sur la théorie. Mon meilleur ami est un télépathe.
— Je t'ai déjà dit que je ne suis pas un expert en elfique, s'énerva Leerian. J'ignore les mots exacts.
Mishi fronça les sourcils en observant leur échange. Pourquoi semblait-il à ce point sur la défensive ? La télépathie... la magie de l'esprit. Encore une fois, Mishi voyait les évidences que Leerian cachait tout un tas de choses.
— Pourquoi ne pas téléporter tous les lits dans la même chambre ?
Tous les regards convergèrent vers Danayelle, qui souriait fièrement à son idée de génie.
— Pourquoi faire compliqué ? ajouta-t-elle d'un air suffisant.
— Les matelas, je suis d'accord, dit Egrim. Mais les lits entiers, ce sera trop lourd pour moi.
— Très bien, on fera comme ça, dit Leerian, heureux d'avoir trouvé un terrain d'entente. On mange, et on va se cacher... se coucher, je veux dire.
Ses trois amis levèrent les yeux au ciel, puis attaquèrent leurs repas qui refroidissaient. Leerian, Egrim et Danayelle buvaient leur soupe de légumes, alors que Mishi, tout en s'efforçant de faire le moins de bruit possible avec sa mastication, dévorait un bout de viande de porc avec appétit. Ça faisait trop longtemps qu'elle n'avait pas eu de souper digne de ce nom. Même à Wondor, elle n'avait rien mangé du tout pour ne pas écœurer les elfes. Mais cette fois, elle n'avait plus la force de continuer le jeûne.
Après avoir tout englouti, le groupe prit leur courage en main pour traverser la salle bondée d'hommes, se dirigeant vers les escaliers pour trouver leur chambre. Sans même qu'ils ne le remarquent, tous les regards s'étaient tournés vers eux après leurs passages. Et dès qu'ils furent disparus, les conversations murmurées depuis un moment augmentèrent en volume. À l'une des tables au centre de la pièce, une bande de quatre hommes, tous très musclés, déplièrent un journal pour retrouver une page précise. Celle qui présentait les portraits robots des quatre fugitifs.
— Pas de doutes, c'était bien eux.
Celui qui avait parlé, le grand barbu aux cheveux noirs, était celui-là même qui avait ouvert la porte aux elfes.
— Dommage pour la tempête, hein, dit un autre. On aurait pu les prendre tout de suite...
— On va attendre que la mer se calme un peu. Demain matin, ce sera bon, j'en suis sûr.
— L'un avait un badge ; il a un don. Et un avait une épée. Et il y avait une sirène, aussi. Ce ne sera pas de la tarte, dit un blond à lunette, le plus raisonnable de la bande.
— Oh, ne vous inquiétez pas. On ne sera pas seul sur ce coup... N'est-ce pas ?
Le barbu avait élevé la voix en posant sa dernière question, destiné à tous ses matelots dans l'auberge. Plusieurs levèrent leurs chopes pour confirmer leur présence auprès de leur capitaine. Des rires fusèrent alors, et les hommes burent leurs bières à grandes gorgées, comme pour se redonner un peu de courage.
La grosse barmaid, appuyée contre son bar, soupira tristement en secouant la tête. Elle aussi avait lu l'article, mais en les voyant tous trempés et frigorifiés, elle n'avait eu que l'envie de les aider. Maintenant, elle ne savait plus quoi penser. Après tout, ils n'étaient que des enfants.
Elle risqua un regard en direction d'un coin reculé de la sale. Loin du foyer, la lumière passait mal à cette table où était installé un individu. D'apparence louche, avec ses vêtements noirs et son chapeau enfoncé sur son crâne, et pourtant toujours gentil envers la femme. Contrairement aux autres, lui n'était pas un marin. Ils étaient dans la région par pur hasard quand la tempête avait commencé. C'était un voyageur, se promenant dans toutes les directions sur le pays de Nyirdall... et sur d'autres pays aussi. Celui-ci leva les yeux vers la barmaid au même moment, la partie inférieure de son visage caché derrière sa chope presque pleine.
Un accord silencieux passa entre eux.
Il reposa sa chope sur la table. C'était son premier verre, qu'il n'avait fait que siroter depuis tout à l'heure, mais il jugea qu'il avait déjà suffisamment bu pour aujourd'hui. Il le sentait ; il allait bientôt avoir besoin de toutes ses forces.
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