Chapitre 33

Sin avait aidé à retirer les gravats, à sortir les corps et à rassurer tous ses gens qui pleuraient et qui posaient des questions. Le ciel se faisait de plus en plus sombre quand il dû prendre une pause, à bout de force, assis sur un tas de brique. Utiliser autant de magie pendant plusieurs heures était difficile, même pour un mage accompli. Il avait le souffle court, le cœur qui cognait contre sa cage thoracique. Pourtant, en parlant de force brute, c'était à peine s'il avait soulevé un doigt pendant tout ce temps. Il s'était contenté de dire toute sorte de formules, presque toutes de la télékinésie, et aussi un peu de télépathie pour calmer la foule angoissée.

Une masse se posa contre son dos. En tournant la tête, Sin remarqua une longue aile verte et transparente s'affaisser, s'étendant comme une robe de voile. C'était Narsa ; dès qu'elle avait été mise au courant de ce qui s'était passé, elle était venue apporter son aide. Elle pouvait être du genre grincheuse, mais pas au point de ne pas être présente quand ce genre de situation se présentait.

— C'était elle, hein ? fit-elle dans un murmure.

Sin hocha imperceptiblement la tête. Il ne voulait pas que la rumeur se répande et qu'une chasse à l'elfe se déclare contre Danayelle. Elle était déjà dans le journal, il ne fallait pas abuser ! Et pourtant... il ne savait plus quoi penser.

Le mage regarda longuement autour de lui. Lui était assis sur un tas de brique au milieu de la rue, mais des trolls et des fées aidaient encore à chercher des corps. L'effervescence avait redescendu, l'ambiance était morbide. Sin était le seul elfe présent ; tous ceux ayant le don de télékinésie, une poignée à peine, avaient fait de leur mieux. Tout comme Sin, ils étaient épuisés. La magie requérait énormément d'énergie.

— Tu en penses quoi, Sin ? C'est une bonne ou une mauvaise chose qu'ils soient venus ici ?

— C'est une question pertinente... Pour ce que j'ai sous les yeux ; une mauvaise. Atrocement mauvaise...

— Mais ?

Sin soupira en baissant la tête.

— Mais... Si Danayelle n'avait pas croisé mon chemin, aurait-elle eu l'idée d'aller vers les îles ? Sans la pierre d'Omins, elle ne sait que faire... ça, dit-il en levant un bras en direction de la montagne de gravats. Ça me prouve qu'elle en a vraiment besoin, et je suis heureux d'avoir pu aider... même si peu. Et Egrim... il a besoin de moi. J'ai déjà hâte qu'il revienne, ajouta-t-il avec un mince sourire. J'aime bien ce gamin.

Ce fut au tour de Narsa de baisser la tête d'un air coupable. Elle qui avait du mal à se faire des amis, elle n'avait pas particulièrement apprécié se groupe... sauf pour la sirène.

— En fait, continua Sin, je ne comprends toujours pas comment ils ont pu me trouver ici.

— C'est ma faute.

Sin fronça les sourcils. Il se tourna pour croiser le regard vert pomme de sa petite-petite fille.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? En quoi serait-ce ta faute ?

Narsa grimaça en détournant les yeux. Elle détestait chaque ressemblance entre sa race et les pixies, mais il fallait voir les choses en face ; le don de voyance était bien quelque chose qu'elle partageait avec ses êtres de la taille d'insecte.

— C'était il y a plus d'un an déjà quand j'ai eu... un flash. Juste avant que tu ne partes à Yglas pour quelques semaines de vacances. Je ne sais même plus ce qu'il évoquait vraiment - tu sais, les visions, c'est encore moins clair que les rêves et pratiquement impossible à comprendre. Tout ce dont je me souviens, c'est qu'il fallait que j'écrive une note dans une page en particulier dans ton livre... celui que tu as laissé à Yglas. Si je ne le faisais pas...

Narsa grimaça, sans continuer.

— Je suis désolé... J'ai complètement oublié. Les visions, tu sais ce que c'est !

Sin se contenta de sourire poliment, comme il le faisait toujours. Non, il n'avait aucune idée de ce que ça faisait d'avoir des visions. Ça ne faisait pas partie de ses pouvoirs magiques.

— Pour ce que j'en sais, continua Narsa, ça aurait résulté quelque chose de bien pire, dit-elle en tournoyant un doigt en direction des gravats où des trolls et autres s'activaient encore.

— C'est la piste dont Danayelle a besoin pour trouver ce qu'elle cherche. Tu lui as donné de l'espoir... et les djinns savent qu'il lui en faut. Tu vois bien ce qu'elle fait dans ses moments de désespoirs, soupira Sin.

— Mais est-ce ma faute si la boutique s'est effondrée ?

Sin sourit à nouveau - pour de vrai, cette fois. Il passa un bras autour des épaules nues de la fée, faisant attention à ne pas toucher ses ailes au passage.

— Ce sera grâce à toi si d'autres boutiques ne s'effondrent pas.

Narsa fit la moue, peu convaincu. Elle soupira longuement, puis se leva pour porter son aide. La pause était terminée.

*

Egrim dormait, Mishi nageait, Danayelle culpabilisait. Leerian, enfermé dans une solitude qu'il n'avait pas ressentie depuis longtemps, en avait profité pour s'éloigner un peu de son groupe pour marcher parmi les plantes sauvages du bord de mer. Il cherchait des racines comestibles, mais il n'arrivait pas à reconnaitre la flore qui s'étendait autour de lui. C'était la première fois qu'il visitait une plage.

C'étaient des herbes très hautes, la basse large et dure comme des branches d'arbre. Plus la tige montait, plus elle devenait mince et mole comme de vraies feuilles. À marcher parmi ses plantes, Leerian se faisait mal au pied. Mais il continuait quand même de s'y enfoncer. Le sol était à la fois pointu par toutes ses racines, et désagréablement spongieux par la légère couche d'eau dans laquelle elles baignaient.

Leerian se pencha et, attrapant une de ses plantes par la base, l'arracha d'un coup sec. Le tronc se cassa un peu au-dessus du niveau de la terre ; caché par la croute verte et solide se trouvait, au centre de l'herbe, un cœur blanc et tendre. L'elfe se redressa et l'approcha de son nez pour en sentir l'odeur douce, à peine prononcée. Elle ressemblait beaucoup à ses plantes comestibles qui poussaient parfois près des lacs et des étangs, mais il avait peur de se tromper. En même temps, il avait aussi très faim, et il se doutait que c'était également le cas pour Danayelle et Egrim.

Je vais attendre qu'Egrim se réveille avant de gouter. En cas de pépin, il pourra me soigner !

Leerian en cueillit suffisamment pour en avoir les bras pleins, puis les apporta jusqu'à Egrim qui dormait toujours. Il lança un regard vers la mer, soupira, puis s'assis dans le sable. Ça faisait au moins quatre heures déjà que Mishi nageait dans l'océan. Il aurait eu peur pour elle si, régulièrement, sa tête ne perçait pas la surface pour prendre un peu d'air. Les sirènes pouvaient retenir leur souffle pendant très longtemps, presque une heure entière, mais elle ne pouvait pas réellement respirer sous l'eau. Pas les domestiques, du moins. Celle-ci respirait comme les dauphins ; les sirènes sauvages, comme des requins. Et ça représentait aussi très bien leurs caractères.

Leerian donna un léger coup contre la cuisse d'Egrim, qui sursauta en ouvrant les yeux. Danayelle était déjà près d'eux, mais enfermé dans son silence.

— Il faut manger.

— Je croyais qu'il fallait que je dorme, fit Egrim en se redressant tout en passant une main sur son visage et ses cheveux.

— Oui. Après avoir mangé...

Courageusement, Leerian éplucha l'une de ses plantes comme un maïs, ne laissant que le cœur blanc, et croqua dedans le premier. Le gout un peu sucré, très léger, lui mit le sourire aux lèvres. Il ne s'était pas trompé ; c'était bien une plante comestible et non toxique. La même qui poussait près des lacs.

Egrim et Danayelle l'imitèrent, lui conférant une confiance aveugle. Les deux citadins ne connaissaient rien aux plantes sauvages. Danayelle s'était bien empoisonnée avec des champignons au tout premier jour de son aventure, après tout.

Ils dégustèrent ainsi en silence, tous dans leur propre bulle. Egrim était toujours fatigué, à un point qu'il n'avait pas la force de manger et parler en même temps. Danayelle repensait à la boutique qu'elle avait détruite par sa seule tristesse. Et Leerian pensait à Mishi... qu'il n'avait pas revu depuis quatre heures. Quatre longues et pénibles heures.

Il commençait à craindre qu'elle ne veuille plus continuer l'aventure, préférant se poser ici et ne jamais quitter l'océan. C'était bien ce qui l'avait conduit à suivre Danayelle ; l'océan, et rien d'autre ! Il en était convaincu, trouver la pierre d'Omins ne lui importait plus. Et c'était tellement ironique ! Lui, Leerian, avait trouvé une très bonne raison d'aider la télékinésiste. Danayelle était comme lui, sa vie entière dictée par une magie féroce et imprévisible... mais elle avait espoir de tout arranger. Aujourd'hui, il avait compris ça. Il n'avait plus pour seul but de suivre Mishi ; il était réellement du côté de Danayelle. Jusqu'au bout !

Mais plus Mishi. Elle allait se poser ici, sur la plage du sud donnant sur la mer Gardas. À vivre paisiblement avec les poissons.

*

Pendant qu'ils mangeaient, le soleil s'abaissait rapidement dans le ciel. Ça aurait pu être d'un effet romantique si l'astre s'était mis à tomber directement au-dessus de l'océan, mais la plage pointait le sud. Au contraire, elle se perdait parmi les arbres qui bordaient la côte. Elle déversa quelques couleurs sur son chemin, du rose et de l'orange éclatant, un peu de violet. Le tout ne dura que cinq minutes, à peine, avant que l'obscurité ne reprenne ses droits.

Egrim mangea la dernière racine. C'était un peu fade, mais il aimait bien le croquant. Il déposa les pelures sur le tas qui s'était créé, et Leerian s'occupa d'aller tout balancer parmi les herbes hautes. À son retour, le petit mage s'était déjà assoupi.

Leerian esquissa un sourire fatigué. Il voulait dormir, lui aussi... mais il avait la vive conviction qu'il n'y arriverait pas. Il échangea un bref regard avec Danayelle, qui somnolait également, puis alla marcher près de l'eau. Elle s'était rafraichie en même temps que l'air, et dès qu'il y trempa un orteil, un violent frison le parcourut le long de la colonne vertébrale. Comment fait Mishi pour supporter ça ?

En levant les yeux, il remarqua alors qu'il était observé. Mishi était là, ou du moins sa tête qui dépassait d'entre les petites vagues. Elle était beaucoup plus près, cette fois ; une dizaine de mètres du bord. Elle lui sourit, les lèvres bleues et les dents claquantes.

— Tu sais depuis combien de temps t'es là-dedans ? demanda Leerian tout en s'efforçant de cacher sa tristesse.

— Une heure ou deux ?

— Quatre. Bientôt cinq.

Mishi éclata de rire, plongeant à nouveau. Leerian soupira en baissant la tête. Elle s'en fiche. Elle va y rester pour toujours.

Elle émergea des vagues, cette fois à tout juste trois mètres de l'elfe. L'eau n'était pas assez profonde pour s'avancer davantage ; avec sa queue, elle était à plat ventre, se redressant sur ses bras.

— Viens me rejoindre. L'eau est chaude !

— Elle est glacée, tu veux dire, fit Leerian avec un léger sourire. Désolé. Je ne sais pas nager.

— Je te tiendrais. Je te protègerais !

Leerian soupira, lançant un regard derrière lui tout en réfléchissant à la question. Au loin, Danayelle et Egrim étaient couchés à un mètre de distance l'un de l'autre. Ils parlaient, ou bien qu'ils chuchotaient. Le vent contraire camouflait leur parole.

— Tu vas bien me tenir ? Je te jure que je ne sais pas nager.

— Tu crois vraiment que je veux t'attirer à moi pour te noyer, te violer et te manger ?

— Eh bien... t'es une sirène.

Mishi lui fit une grimace. Mais en réalité, elle était vexée. Sa bonne humeur remonta d'un cran quand l'elfe observa longuement de gauche à droite avant de retirer sa ceinture et son fourreau, et ensuite son chandail vert foret, le laissant tomber sur le sable sec. Regarde ses yeux, pensa-t-elle avec force, regarde ses yeux.

Il roula le bas de son pantalon jusqu'aux genoux et, courageusement, s'avança dans l'eau. Il serrait les dents, respirant rapidement pour surmonter la température.

Les elfes n'étaient pas adaptés pour beaucoup de choses. Sur la terre ferme, ils pouvaient être redoutables dans tout ce qu'ils entreprenaient. Mais en montagne ou en mer, ils ne valaient plus rien. Leurs longues oreilles étaient d'un supplice sous l'altitude ou la pression. Et leur peau d'une extrême pâleur était sensible à la moindre chute de température.

— C'est glacé ! gémi Leerian, dans l'eau jusqu'à la taille.

— Plonge d'un seul coup ! Tu vas voir, ça va se réchauffer.

Il avait une confiance aveugle en la sirène. Leerian se boucha le nez, ferma étroitement les yeux et prit une grande inspiration, pour ensuite se laisser tomber assis dans l'eau. Le froid le submergea rapidement, mais en quelque seconde, il la trouvait déjà plus supportable. Il se risqua à desserrer lentement les paupières, et la vision qui s'offrit à lui lui arracha un hoquet de surprise, s'échappant d'entre ses lèvres en une grosse bulle d'oxygène.

Mishi l'observait simplement avec un sourire tendre, attendant qu'il surmonte la faible température. Ses yeux, ses écailles, sa queue, tout brillait d'une lueur phosphorescente violette. Ses cheveux noirs flottaient autour de son visage comme un voile sombre et scintillant.

Leerian remonta à la surface pour respirer. Il en avait littéralement eu le souffle coupé !

Bon sang, c'est illégal d'être belle à ce point, pensa Leerian, rougissant sévèrement.

— Tout va bien ? demanda Mishi avec innocence.

— Oui... l'eau salée, sa pique les yeux, se défendit-il. Ça va.

— Viens, on va aller plus creux.

— Mais je ne sais pas nager !

— Mais je vais te tenir ! fit Mishi sur le même ton. Aie donc confiance en moi !

Elle passa un bras autour du corps de l'elfe ; celui-ci autour des épaules de la sirène. Ses pieds quittèrent le sol de sable et de coquillage, et la gravité sembla aussitôt le tirer vers le bas. Il prit une grande inspiration, s'attendant à couler, mais Mishi le serra plus fort encore contre lui.

— Je te tiens, dit-elle doucement. Tu ne vas pas tomber.

— C'est stressant, avoua-t-il d'un ton nerveux. J'ai déjà nagé dans des lacs, mais jamais bien profond. Tout ce que je sais faire, c'est flotter sur le dos.

— C'est un début, fit Mishi en riant. Moi aussi, je te signale que je n'avais connu que des lacs avant aujourd'hui. Tu vas voir... ici, c'est mille fois mieux. Prends une grande inspiration ; si tu as besoin de respirer, tu n'as qu'à me tapoter le bras et je remonte aussitôt.

— Ne va pas trop creux, OK ?

— T'inquiètes... dix mètres, pas plus.

— Oh, oh ! Non ! Ma tête va exploser !

— Neuf mètres... ?

— Laisse tomber, soupira Leerian.

Il se dégagea de la sirène pour retourner au sec, mais Mishi lui serra la main avec force.

— S'il te plait ! Je vais juste flotter, promis !

Leerian s'arrêta pour se tourner à nouveau vers son amie. Il avait l'eau aux genoux et le vent semblait encore plus froid que la mer. La chair de poule avait envahi sa peau et il devait se concentrer pour s'empêcher de trembler. Il voulait retourner dans l'eau pour ne plus sentir la brise. Et il avait envie d'être près de Mishi, surtout.

Avec une grimace feinte, il s'avança encore une fois vers Mishi. Elle le tira par les bras vers le plus profond, jusqu'à ce que la mer monte au cou de l'elfe. Il leva la tête bien haut, debout sur ses orteils. Mishi le tint par la taille et le serra contre elle pour le soutenir ; Leerian prit une grande inspiration, s'attendant à couler comme un poids mort. Ses pieds quittèrent le sol une deuxième fois, et Mishi l'entraina lentement vers le large, par petits mouvements de sa queue de poisson. Leerian ne disait rien, mais Mishi sentait son cœur battre étrangement fort. Elle savait ce que ça voulait dire ; il avait peur. Même beaucoup.

Un souvenir remonta alors en mémoire à la sirène, semblant venir de très loin, mais qui, en réalité, n'était vieux que de quelques jours – une semaine, peut-être. Quand ils étaient à Yglas, quand les trolls les avaient invités à un souper en espérant faire la paix – et qu'ils avaient tout gâché en aillant la brillante idée de nourrir un elfe avec du sanglier – Leerian avait beaucoup parlé de son passé... plus qu'il ne l'avait jamais fait. Mishi se rappelait clairement ce que Leerian avait dit.

Il avait eu un frère qui s'était noyé.

— Ce n'est pas trop dur pour toi ? se risqua-t-elle d'une voix douce.

— Tant que tu ne me lâches pas, ça va...

— D'être aussi loin de Celeyste, je veux dire.

Leerian ne répondit pas immédiatement. Il donnait des petits coups de pied dans l'eau, s'efforçant de garder son visage au sec. La mer était plutôt tiède, mais des courants froids l'atteignaient régulièrement et c'était très désagréable. Mais il préférait surmonter le moment, si ça pouvait lui permettre d'être avec Mishi.

— Ça me fait encore drôle de me dire que je n'y suis pas, avoua-t-il enfin. Je n'avais jamais quitté la forêt avant, pas une seule fois de toute ma vie. Et je crois que si ça n'avait été que de moi, je ne serais jamais parti. Mais dans le fond, je suis heureux d'être ici.

Mishi sourit. Elle aussi, elle était heureuse qu'il soit là, qu'il ait osé sortir de la forêt.

— Et toi ? fit Leerian après un moment.

— Moi, oh... mon père me manque, c'est certain. Et égoïstement, j'espère que je lui manque autan et qu'il pense souvent à moi. J'ai hâte de le revoir... mais pas au point de renoncer à cette aventure. Je suis déterminé à aider Danayelle dans sa quête jusqu'au bout.

— Tu viens à Maras avec nous ?

Mishi inclina la tête, étonné par la surprise qui perçait le ton de l'elfe. Une vague le percuta soudain en plein visage, brisant la tension alors qu'elle éclatait de rire et que Leerian toussait pour cracher l'eau qu'il avait avalée.

— Pourquoi ne viendrais-je pas ?

— Je croyais... je croyais que tu ne voudrais plus quitter la mer, maintenant qu'on est dedans.

Mishi sourit à nouveau, mais c'était un sourire triste. Leerian, honteux, n'osait même plus la regarder dans les yeux.

— Prends une grande inspiration. Je vais te montrer quelque chose.

— Pas trop creux !

— Ça va, je n'ai pas l'intention de te tuer ! s'esclaffa Mishi. Je vais rester en surface, promis. Inspire, maintenant. Je plonge...

Elle attendit quelques secondes de plus, puis se laissa couler sur deux mètres avant de se stabiliser. Leerian ouvrit les yeux, scrutant l'obscurité angoissante et malaisante tout autour de lui. Il arrivait à voir en travers par sa parfaite vision d'elfe ; il savait, par exemple, qu'ils avaient dépassé l'endroit où la plage s'arrête brusquement, où le sol semble soudain disparaitre et partir en à-pic vers les profondeurs abyssales de l'océan. Quinze mètres le séparaient du fond marin, mais il avait l'impression que c'était plutôt quinze kilomètres. Tout un tas de poissons nageait sous ses pieds. Les planctons ou autres minuscules bactéries flottaient autour de lui comme une épaisse couche de saleté. Et au loin, très loin... à cinquante mètres vers le large, il l'apercevait clairement. Ça venait vers lui, c'était gros, c'était très grand... était-ce une petite baleine ? Ou alors... un requin affamé ?

Leerian s'agita contre Mishi qui, l'espace d'une terrifiante seconde, le lâcha. Il coula comme une pierre, mais la sirène le rattrapa pour le remonter à la surface.

— Ramène-moi sur la plage ! fit-il dans un couinement de souris. Vite, vite !

Mishi ne se fit pas prier ; elle nagea rapidement vers la côte. Dès que Leerian sentit le sol sous ses pieds, il courut vers le sable, ralentit par l'eau. Mishi s'avança également, se trainant avec sa queue de poisson vers le pantalon qu'elle avait laissé un peu plus loin. Leerian lui tourna le dos, tremblant de froid et d'angoisse.

— Tu vas me prendre pour un gros nul, fit Leerian dans un rire nerveux. Je viens juste de découvrir que j'ai peur de l'eau.

— Comme si la liste de tes phobies n'était pas déjà assez longue, soupira Mishi.

— Mais il y avait un requin ! Et il se dirigeait vers nous !

— Ouais, ça fait depuis un moment qu'il est là. On s'est ignoré mutuellement.

Leerian se retourna pour faire face à Mishi. Elle était maintenant sur ses deux jambes et terminait tout juste de boutonner son jean. Elle grimaçait d'inconfort ; c'était mouillé et plein de sable, et ça grattait. Mais il valait mieux ça que de se mettre à nus devant son petit elfe !

— V-vous vous i-ignioriez ?! répéta Leerian, bégayant par la force de ses tremblements. Il n'a même pas essayé de te bouffer !

— Les requins mangent des poissons, et je te rappelle que je n'en suis pas un ! À moins qu'il fût affamé et désespéré, il n'avait aucune raison de m'attaquer.

Leerian secoua la tête, préférant abandonner le sujet. Affamé ou non, il n'avait pas envie d'y retourner. Pour rien au monde.

— Sinon... T-tu voulais me m-montrer quoi ?

— La vue.

— Je n'ai pas été impressionné.

Leerian détourna le regard, honteux. Il n'avait pas voulu employer un ton aussi cinglant, mais ça lui avait échappé par la faute de son bégaiement. Il scruta le sable à la recherche de ses affaires et trouva rapidement son épée qui reposait au-dessus de son chandail. Il prit le vêtement et, plutôt que de l'enfiler, s'en servit comme d'une serviette pour se sécher le corps et les cheveux.

— C'était bien le but, fit Mishi. Il n'y a rien d'impressionnant. J'adore nager, et c'est pour ça que j'y suis resté aussi longtemps. Mais la vue ? C'est gris, désolant... et à part ce requin et quelques poissons, j'étais complètement seule. La mer Gardas, c'est nul ! Les îles Maras, c'est le paradis ! reprit Mishi avec conviction. Ça te rassure ?

Leerian se mordit la lèvre pour s'empêcher de sourire, puis hocha la tête. Évidemment qu'il était rassuré. Il savait maintenant que Mishi les suivrait encore pour un bon bout de chemin. C'était tout ce qui lui importait.

Ensemble, ils retournèrent auprès de Danayelle et Egrim. Il était temps de dormir... Mais pas avant d'avoir partagé un dernier regard complice.

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