Chapitre 30 (1/2)
Sin entra dans la cuisine, repoussa Leerian de son chemin d'un coup de coude et posa un journal sur l'îlot central avec tant de force que plus personne ne savait comment réagir. Sin, le gentil mage qui était toujours – ou presque – souriant, était clairement dans une grande colère. Son visage était rouge, ses dents étaient serrées, et une veine palpitait sur sa tempe.
— C'est quoi, ça ?! s'exclama-t-il en pointant le journal.
Leerian se pencha pour voir de plus près.
— C'est du papier ? dit-il innocemment.
— Ne joue pas au plus malin avec moi ! Il y a quoi, dessus ?
Leerian eut envie d'ajouter « de l'encre », mais s'en retint de justesse. Il lança un regard de détresses à ses amis, tous perturbés par la colère de Sin.
— Il ne sait pas lire, le défendit Danayelle.
Elle s'approcha à son tour pour voir le journal. Mais Mishi s'interposa, posant ses mains sur ses épaules pour l'empêcher de faire un pas de plus.
— Monsieur le mage, dit-elle alors qu'elle fixait Danayelle d'un air entendu. Elle va exploser si vous lui donnez une mauvaise nouvelle.
— Ouais, comme la table basse, hier, ajouta Egrim.
— Eh bien, Danayelle, mis trezil et viens lire ce qui est écrit sur se foutu journal !
— Mis trezil toi-même, dit Leerian en pouffant.
Sin plissa les yeux en tournant la tête vers Leerian. Celui-ci perdit aussitôt son sourire en regardant ailleurs, se sentant rougir.
Danayelle, d'un air excessivement décontracté, contourna Mishi et s'approcha enfin de l'îlot. Elle prit le journal et lut le titre à voix haute :
— Des enfants criminels recherchés... (Elle parcourut rapidement le texte avant de se remettre à lire :) Danayelle Renwen et Egrim Burlohq, jeunes elfes dotés, se sont enfuis de l'Institut... La première est très dangereuse, ne contrôlant pas sa télékinésie – elle a... (Danayelle cligna bêtement des yeux, puis reprit :) elle a tué un troll, armée d'une épée, dans la nuit du 7 au 8 juin, dans le village d'Yglas.
» Quelques jours plus tard, c'est au tout d'Egrim de quitter l'Institut pour rejoindre la télékinésiste. Pour se faire, il a volé une voiture, qui demeure introuvée.
Un léger silence plana dans la cuisine, alors que tous les regards étaient orientés sur Danayelle et Egrim. Ce dernier était rouge d'angoisse, figé dans son coin. Danayelle, en revanche, était toujours aussi calme, comme si elle ne faisait que lire les horoscopes.
— On demande quarante pièces d'or pour ma capture. Et trente sur celle d'Egrim. Ah ! Je vaux plus que toi, dit-elle d'un ton joyeux.
— Alors c'était ça, la fameuse mauvaise nouvelle ? fit Egrim dans un filet de voix.
Mishi hocha la tête, les yeux fixés au sol d'un air coupable.
— Ce n'est pas si mal, dit Leerian après un moment de réflexion. Egrim a volé une voiture – ce n'est pas la peine de mort... Rends-toi sans histoire et tout sera vite oublié.
— Tu crois ? fit Egrim avec une grimace. Qu'est-ce que tu en sais, au juste ? Depuis quand tu connais les règles de la société, toi qui as passé ta vie dans la forêt ?
— Mais il a raison, dit Danayelle d'un ton posé. Si tu te rends, ce sera moins grave que si tu résistes.
— OK ! fit Egrim avec un soupir désespéré. Et toi, alors ? Tu es accusé de meurtre !
— Danayelle ne devrait pas se rendre, continua Leerian. On cherche déjà à la tuer et si elle est sagement enfermée dans une cellule, l'autre Muglow n'aura qu'à se pointer. Tu devrais plutôt te rendre après seulement avoir trouvé ta roche magique. Et si, comme vous dites, ce n'est l'histoire que d'une dizaine de jours, eh bien ce n'est pas la mer à boire d'attendre un peu.
Sin se racla bruyamment la gorge, attirant l'attention sur lui. Il semblait toujours aussi en colère.
— Tu devrais lire l'article jusqu'à la fin avant de décider quoi faire.
Danayelle s'exécuta aussitôt, parcourant d'abord les grandes lignes à toute vitesse. Et malgré le sort qui agissait encore sur elle pour la maintenir tranquille, son sourire avait complètement disparu par le temps qu'elle arrive à la fin du texte.
Elle leva les yeux vers Leerian, la bouche bêtement ouverte comme un poisson rouge.
— Quoi ? fit Leerian avec innocence.
Danayelle n'avait pas envie d'être la porteuse de mauvaise nouvelle. Elle voulait rendre le journal à Leerian pour qu'il le découvre lui-même, mais évidemment, il en aurait été incapable. Elle n'avait pas le choix de jouer les messagers.
— Danayelle et Egrim ont d'autres complices dans leur rang, lut-elle posément. Une sirène, Mishi – nom de famille inconnu -, et... un elfe, Leerian Celeyste. Dernier descendant des Celeyste, transportant pour preuve l'épée et la bague de ses ancêtres. Meurtrier de masse – il a assassiné tout un village de troll et abandonné leur chef à l'agonie. Il est demandé quatre-cents pièces d'or pour sa capture.
Danayelle posa le journal sur l'îlot. En bas de page, des portraits-robots de toute la bande s'alignaient, avec leurs noms en sous-titres. Tous les regards se levèrent ensuite vers Leerian, figé comme un piquet et encore plus pâle que la taie d'oreiller qui pendait toujours à sa taille.
— Meurtrier de masse, répéta Sin dans un murmure. Et un Celeyste. Rien que ça ? dit-il d'un ton purement sarcastique.
Leerian ouvrit la bouche, mais fut incapable de répliquer quoi que ce soit. Il se sentait perdu. Vidé. Insulté. Il en avait la nausée.
— Ces trolls nous pourchassaient, ils ont failli nous tuer à plusieurs reprises ! s'exclama Mishi. C'était de la légitime défense !
L'était-ce vraiment ? Leerian s'en souvenait parfaitement ; il était celui qui avait débarqué sans prévenir dans leur campement pour les trucider jusqu'au dernier. Il l'avait fait pour une épée. Un foutu objet. Il avait de la valeur, oui, mais valait-il plus que la vie de tous ces êtres ? Leerian en doutait de plus en plus.
Mishi s'approcha pour prendre Leerian dans ses bras. Celui-ci ne réagit même pas, toujours sous le choc et les yeux dans le vide.
— Tu n'es pas un meurtrier de masse, tenta-t-elle de le raisonner. Ils t'auraient tué en premier ! Souviens-toi, bon sang. Ils nous pourchassaient...
— Je n'aurais pas dû les tuer, dit-il d'une voix morne. Je suis allé trop loin.
— Tu t'es défendu.
— Quand on y pense, ça ne fait absolument aucun sens.
Mishi et Leerian levèrent les yeux vers Danayelle. Elle avait déjà retrouvé sa bonne humeur, nonchalamment appuyée contre l'un des comptoirs.
— Non, mais c'est vrai ! continua-t-elle avec le sourire. Ils sont après nous depuis le début. Ils ont commencé la guerre et ils ont perdu. Nous dénoncer des actes qu'ils nous ont poussés à commettre, c'était leur dernière carte à jouer... pour passer le relais. Si vous voyez ce que je veux dire.
Tous hochèrent la tête, réfléchissant chacun de leur côté. Les trolls avaient failli à la tâche et Muglow s'était refait une petite armée. Toujours pour son plan étrange de tuer Danayelle. Ce qui, évidemment, ne faisait aucun sens pour aucun d'entre eux.
— Tu l'as déjà dit, Leerian. On va aux îles Maras, on trouve la pierre, et ensuite je me rendrai et expliquerai la vérité.
— Tu crois vraiment que ce sera si simple ? dit Leerian.
— Non, mais c'est un début. Qu'est-ce qu'on peut faire d'autre ?
Son ton décontracté réussit presque à le convaincre. Presque. Mais il se sentait tellement vidé, il n'avait plus d'ambition pour argumenter. L'un de ses nombreux cauchemars était en train de se réaliser ; il était écrit dans un journal, noir sur blanc, qu'il était un Celeyste. Il y avait même un portrait de lui plutôt réussi juste en dessous. Ce n'est peut-être qu'une dizaine de jours pour Danayelle... mais pour moi, ça ne fait que commencer !
Egrim, lui, était silencieux dans son coin, dévisageant Leerian sans aucune subtilité. Toute l'admiration cachée qu'il avait pour le Celeyste avait été remplacée par le dégout. Un meurtrier. Le mot se répétait en boucle dans son esprit, toujours plus obsédant.
Sin, pour sa part, croisa les bras en soupirant exagérément fort, ramenant l'attention sur lui.
— Alors c'est votre argument ? Que vous avez été manipulé ?
— En quelque sorte, oui, dit Mishi. Leerian n'aurait jamais tué pour le simple plaisir, enfin. Je le connais ; il a peur du sang. Il en est terrorisé ! Il n'arrive même pas à me regarder ouvrir un poisson.
Leerian grimaça en baissant la tête.
— C'est vrai, ajouta Danayelle. Et c'est plutôt drôle, quand on y pense. S'il vous plait, Sin, ne nous dénoncez pas... on le fera nous-mêmes dès qu'on aura trouvé la pierre d'Omins ! C'est une promesse !
Sin soupira à nouveau, passant une main dans ses cheveux noirs. Il ne s'était pas attendu à être dans ce genre de situation en acceptant ses enfants chez lui. Ça m'apprendra à être trop gentil.
— OK, dit-il enfin. Je vais décider de vous croire là-dessus et même vous aider à quitter Wondor en toute discrétion. Dans dix jours, si je vois que vous ne vous êtes pas rendu, je vous dénonce... et si je me rends compte que vous m'avez menti, je viendrais personnellement vos botter le derrière. Et ce sera plus violent que ce que cette image laisse présager. C'est clair ?
Danayelle, Leerian et Mishi hochèrent tous la tête, les yeux au sol. Egrim, pour sa part, dû se racler la gorge pour avoir le courage de parler :
— Vous acceptez toujours de devenir mon professeur ? dit-il d'une petite voix.
— Oh oui, évidemment, Egrim. Après que tu seras allé à la police pour ce vol de voiture !
Egrim grimaça, puis hocha la tête à son tour. Il le sentait ; ses prochains jours allaient être pénibles. Très pénibles.
— Comment va-t-on quitter la ville discrètement, alors ? demanda Mishi.
Sin eut un sourire de travers tout en levant les yeux vers Narsa, qui se faisait oublier dans son coin. Elle observait la scène comme une série télé, n'étant absolument pas concernée. Mais en avisant Sin qui la dévisageait, elle eut un mauvais pressentiment.
— Il se trouve que je connais quelqu'un qui est très doué dans l'art du maquillage. Narsa va vous déguiser !
— Quoi ? fit la fée en grimaçant.
— Tu as bien entendu. Tu vas les transformer ! Allez, je vous laisse vous amuser, il faut que je retourne voir mes clients qui s'impatientent...
Sin tourna les talons, quittant la cuisine et refermant la porte derrière lui. Un long silence accompagna son départ, alors que tous se dévisageaient avec perplexité. Le temps d'une petite conversation, ils étaient tous devenus des criminels fugitifs, soupçonnés de meurtre. Et pour Leerian, ça allait même plus loin que ça ; le pays – le monde entier, pour ce qu'il en savait – connaissait son existence. Qu'allait-il lui arriver, maintenant ?
— Alors comme ça, il faut que je vous maquille, fit Narsa dans un soupir exagérément fort, comme si c'était elle la plus à plaindre. Eh bien... suivez-moi, on va s'y mettre sans plus tarder. Parce que ça risque de prendre un peu de temps !
La fée sauta en bas du comptoir et quitta la cuisine à son tour. Les quatre amis se dévisagèrent quelques secondes de plus avant de lui emboiter le pas, chacun à leur degré d'appréhension. Elle les conduisit jusqu'à sa chambre, où la couleur verte dominait les lieux. Les murs, les couvertures de son lit, le tapis, tout était du même vert que ses ailes et ses yeux. Leerian se sentit très légèrement apaisé ; il avait l'impression d'être de retour en forêt. Une forêt vraiment bizarre, certes, mais loin de la ville.
Tous les meubles étaient conçus à la taille de la fée. En s'asseyant sur le lit, Danayelle eut les genoux qui lui remontèrent sous le menton. Les chaises étaient tout simplement à oublier. Mishi eut un petit sourire, trouvant cela mignon. Egrim, lui, resta près de la porte, intimidé. La dernière fois qu'il était entré dans la chambre d'une fille, ça s'était transformé en aventure.
— Alors tu habites vraiment ici, dit Mishi. Sin n'est pas que ton ami, hein ?
— Je croyais que tu l'avais deviné, depuis le temps, fit la fée tout en fouillant dans ses tiroirs. Nous sommes parents. Sin est mon arrière-arrière-grand-père.
— Il a l'air plutôt fringant pour un vieillard...
— Qu'est-ce que tu t'imagines ? C'est un elfe. Il a seulement cent-quarante-deux ans.
— Oui, seulement, fit Mishi en éclatant de rire.
Danayelle, Egrim et Leerian lancèrent tous un regard perplexe vers la brune, sans rien comprendre de son hilarité. Mishi rougit en s'efforçant de se calmer.
— Alors... si c'est un elfe, pourquoi tu es une fée ?
— Tu es plutôt mal placé pour poser ce genre de question, dit Leerian. Pourquoi tu es une sirène si ton père est un homme, hein ? Les fées, comme les sirènes, ne peuvent pas être mâles. C'est donc simple ; Sin a eu un enfant avec une fée ; le bébé fut une fée.
— Exact, approuva Narsa, avec une pointe de frustration dans la voix. Il a donné naissance à mon arrière-grand-mère, qui a eu une autre fée en s'accouplant avec un lutin, et ainsi de suite jusqu'à moi. Mais les fées ne vivent pas aussi longtemps que les elfes. Tous les membres de ma famille sont morts... heureusement, il me reste Sin, qui a accepté de me donner une chambre. Il est vraiment gentil avec moi !
— Mort comment ? demanda Mishi.
Celle-ci regretta aussitôt ses paroles. C'était une question particulièrement indiscrète. Même Leerian ne savait plus quoi dire pour la sortir de cette situation.
— L'âge, dit-elle simplement. Mes parents m'ont eue à quarante ans. Pour une fée et un lutin, c'est vieux.
— Alors... fit Mishi, de plus en plus perdue. Cent-quarante-deux ans, pour un elfe, ce n'est rien. Mais quarante ans, pour une fée, c'est vieux.
Personne ne se donna la peine de lui répondre. Pour eux tous sauf pour la sirène, c'était quelque chose de tellement évident qu'il semblait plutôt stupide d'en parler. Danayelle et Egrim avaient appris ça à l'école, et Leerian l'avait appris de ses parents.
Narsa retira la tête de ses armoires, en ressortant avec les bras pleins de palettes de maquillages, de perruques et d'autres trucs que les quatre amis n'arrivèrent pas à identifier. La fée retrouva le sourire en s'imaginant être la méchante de l'histoire ; celle qui allait torturer les elfes à coup de blush. Elle pointa le lit d'un geste autoritaire.
— Qui est volontaire pour être ma première victime ?
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Chapitre beaucoup trop long, comme d'habitude ! Vous aurez la suite dès demain.
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