Chapitre 27
Quand Egrim arriva devant la boutique du mage, la nuit était déjà tombée. Il cogna trois coups contre la porte et celle-ci s'ouvrit aussitôt d'elle-même. De l'autre côté, dans la petite pièce, il remarqua Mishi, Danayelle, Narsa et Sin, tous l'observant dans un silence angoissant.
Egrim rougit instantanément.
— Désolé du retard... je me suis perdu.
— Ce n'est pas grave, tes amies viennent tout juste d'arriver, dit Sin.
— Où est Leerian ? s'exclama soudain Mishi.
Egrim entra et referma la porte derrière lui.
— Oh, euh... je l'ai laissé dans une auberge. Qui s'appelle le joyeux centaure. Il était épuisé. Je veux dire, vraiment... on aurait dit un zombie.
Danayelle et Mishi s'échangèrent un regard perplexe. Leerian, épuisé ? C'était possible ?
— Si tu veux le rejoindre, continua Egrim, je peux t'y conduire... si je ne me perds pas encore en chemin.
— Je peux m'en charger, dit Narsa. Je n'ai pas de raison d'être ici, de toute façon.
— Oui, s'il te plait ! fit Mishi.
La fée et la sirène se levèrent de leur chaise et quittèrent la salle, prenant au passage la clé qu'Egrim leur tendit, puis refermèrent la porte derrière elles. Egrim se mordit la lèvre en s'avançant d'un pas. Il ne restait plus que Danayelle et Sin... et le chaticorne qui sommeillait dans son coin. Le mage, debout au milieu de la pièce, semblait si grand qu'Egrim en fut intimidé.
— Bon, peut-être qu'on sera plus à l'aise dans mon salon plutôt qu'ici, dit Sin.
Il se tourna pour faire face au mur du fond, empli de bord en bord de livres et de grimoires. Il leva un doigt, comme pour accuser sa bibliothèque d'un crime grave, et prononça distinctement, d'une voix forte et claire, le mot « meïrv ». Aussitôt, le mur pivota en son centre tel une double porte, présentant une seconde pièce beaucoup plus large. Danayelle s'approcha, impressionnée. Dans le nouvel espace, il y avait des fauteuils de cuirs, des meubles de bois sombres et merveilleusement ouvragés. Des objets étranges étaient exposés sous des cloches de verre, comme des masques, des boules de cristal, et même ce qui semblait être un petit animal momifié. À gauche et à droite, deux grands escaliers contournaient le salon pour monter à un deuxième plancher, où il y avait plusieurs portes.
— Vous venez ? fit Sin qui s'avançait déjà.
Egrim et Danayelle se précipitèrent à sa suite. Une fois dans la nouvelle pièce, celui-ci prononça à nouveau la formule et le mur se referma derrière eux. Les deux amis s'échangèrent un regard émerveillé ; tous deux avaient été témoins à mainte reprise de la magie, mais c'était toujours mieux quand celui qui le faisait était un véritable mage.
Sin s'installa dans l'un des fauteuils, croisant ses longues jambes l'une sur l'autre et s'enfonça bien profond dans le cuir ; le chaticorne grimpa pour se rouler en boule sur les genoux de son maitre qui flatta doucement son épaisse fourrure blanche. Il soupira en basculant sa tête en arrière, puis se redressa pour observer ses invités, debout au milieu de la pièce.
— Faites comme chez vous.
Enfin, Danayelle et Egrim s'assirent sur deux autres fauteuils, tous deux nerveux même si c'était pour des raisons complètement différentes.
— Maintenant, je suis tout à fait disposé à vous écouter parler, dit Sin avec un sourire poli. Je n'ai que ça à faire pour la soirée, alors prenez votre temps.
— Je commence ! s'exclama Danayelle.
Egrim leva les mains en signe de soumission, sans rien dire. Danayelle s'avança sur le bout de son fauteuil, le cœur pompant à toute vitesse. Peut-être que son aventure était sur le point de se terminer, peut-être que Sin avait une pierre d'Omins à lui donner, ou à lui vendre. Elle se sentait prête à travailler nuit et jour sans relâche pour lui fournir la somme qu'il voudrait, sans aucune limite.
— Avez-vous une pierre d'Omins ?
— Non.
— Ne... non ? répéta Danayelle, incrédule.
— Désolé. Je n'ai pas de pierre d'Omins.
Danayelle en demeura bouche bée. Elle avait fait tout ce chemin depuis Lunacader, failli se faire tuer par des trolls à plusieurs reprises, rien que pour retrouver un mage qui aurait la pierre d'Omins à lui prêter... et il n'en avait pas !
Sa télékinésie échappa à son contrôle alors qu'elle grondait de frustration. La table basse devant elle explosa en bout de bois pointu comme des aiguilles, s'élançant à pleine vitesse dans toutes les directions. Egrim réagit au quart de tour ; il se téléporta dans un autre coin de la pièce, caché derrière un socle renfermant l'animal momifié. Le chaticorne cracha, les poils hérissés sur son dos, et s'enfuit vers une porte entrouverte.
— Secaertun !
Le temps sembla s'arrêter à la formule du mage. Lui était toujours dans son fauteuil, installé bien confortablement. Les échardes flottaient en l'air, sans plus bouger.
Danayelle se mit à pleurer, enfonçant son visage entre ses mains.
— Je suis désolée, fit-elle dans un gémissement. Je n'ai pas fait exprès, je vous le jure...
— Fale. Ce n'est rien, ne t'inquiète pas... Readicafo.
Danayelle écarta ses doigts pour voir les épines retomber innocemment au sol, puis le meuble se reconstruire en accéléré. En moins d'une vingtaine de secondes, il n'y avait déjà plus aucune trace de ce qui venait de se passer.
Egrim se téléporta à nouveau dans son fauteuil, le visage rouge. Il avait envie de faire son commentaire, mais il voulait éviter d'attiser la colère de Danayelle.
— Je n'ai pas de pierre d'Omins, répéta Sin. Je suis désolé. J'ignore même complètement pourquoi tu crois que j'en ai une.
Danayelle renifla, essuyant les larmes qui avaient coulé sur ses joues. Mais Egrim la devança, jugeant préférable de parler à sa place.
— C'est son professeur, monsieur Muglow, qui lui a dit d'aller à Yglas pour y trouver un mage qui aurait la pierre d'Omins.
— Mais nous ne sommes pas à Yglas, fit Sin, qui comprenait de moins en moins.
— Mais vous y étiez ?
— J'ai été partout. J'ai fait le tour du pays au moins vingt fois. Mais j'habite à Wondor ; c'est ici que je suis né, et ici que je mourrais. Si on me cherche, c'est à Wondor qu'il faut aller.
Egrim garda le silence, sans plus comprendre.
— Ce n'est pas que ça, dit Danayelle, la voix toujours un peu tremblante. Il avait chargé les trolls de me tuer.
— Mais je ne sais pas si c'était son unique but depuis le commencement, intervint Egrim. Pourquoi t'aurait-il envoyée aussi loin pour te tuer ? Il aurait pu le faire lui-même.
— Peut-être avait-il vraiment espoir que tu me rencontres à Yglas, dit Sin. J'ai bien une maison là-bas. Et peut-être croyait-il réellement que j'avais une pierre d'Omins.
— Et me tuer... ce n'était qu'au cas où je ne trouvais pas la pierre. Parce que je suis trop dangereuse. Il faut faire quelque chose pour mon cas.
Les larmes qu'elle avait réussi à contenir s'échappèrent de ses paupières. Egrim lui tapota maladroitement l'épaule, mais s'arrêta quand Danayelle lui lança un regard noir.
— Peut-être que vous connaissez quelqu'un qui en a une ? demanda Egrim, nerveux.
— Non... tous mes amis qui ont un don savent le maitriser. La pierre d'Omins leur serait complètement inutile.
Egrim et Danayelle s'échangèrent un regard. Tous deux en étaient convaincus ; c'était une cause perdue.
— Il vous reste bien une possibilité...
Les deux enfants se retournèrent aussitôt vers le mage, une minuscule lueur d'espoir dans leurs cœurs.
— Que vous alliez là où les pierres d'Omins se trouvent naturellement. C'est-à-dire sur Ashgar.
Egrim eut un hoquet de stupéfaction. Ashgar, c'était une île recouverte de volcan, de lave en fusion et de salamandre, ces petits lézards qui crachent du feu sur une très longue distance.
Danayelle donna un coup de poing contre l'accoudoir de son fauteuil, déterminée.
— Cap sur Ashgar.
— T'es folle ?! s'exclama Egrim. Plutôt te faire pendre et dévorer par des requins et tirer une balle en pleine tête... simultanément, que de mettre le pied sur Ashgar ! Ce sera moins douloureux !
— Je te croyais plus courageux que ça, fit Danayelle en lui lançant un petit regard de côté.
— Et moi, je te croyais moins suicidaire !
— Je ne suis pas suicidaire, idiot ! C'est parce que je ne veux pas mourir que je veux aller sur Ashgar !
— C'est contradictoire, dit Egrim en croisant les bras. Vous êtes sûr de sûr qu'il n'y a nulle part ailleurs où trouver ses fichus pierres d'Omins ?
— Sûr de sûr, fit Sin.
— Oh, mince...
— Alors je vais aller sur Ashgar, insista Danayelle. Et tu vas venir avec moi !
Sin eut un petit rire, reportant l'attention sur lui. Les deux jeunes tournèrent la tête dans sa direction.
— J'ai bien peur qu'Egrim ait d'autres choses à faire que d'aller sur une île volcanique, dit Sin avec un sourire désolé.
— Comme quoi ? fit Egrim.
Il était en partit nerveux par le ton mystérieux qu'avait pris leur hôte, en partit soulagé d'éviter ce voyage.
— Vous savez ce qui est plus dangereux encore qu'un doté qui ne maitrise pas son don ?
Tous deux secouèrent la tête et haussèrent les épaules. Le sourire de Sin s'élargit un peu plus.
— Un mage qui ne connait rien à la magie.
— Hein ? En quoi c'est dangereux ? s'indigna Egrim. Je n'ai pas fait exploser la table basse, moi !
— Non, évidemment. Tu m'as l'air d'être quelqu'un de très intelligent, Egrim. Assez intelligent pour vouloir apprendre l'elfique par toi-même ? Dis un seul mot à voix haute et tu déclencheras une magie que tu ne contrôleras pas.
— Eh bien c'est simple, je ne dirais rien en elfique. Je n'en connais rien, de toute façon... sauf ce que vous m'avez montré tout à l'heure.
— Et tu n'as pas hâte d'en apprendre plus ?
— Évidemment...
— Tu serais prêt à attendre des semaines avant de t'y mettre ?
Egrim hésita pendant une seconde. Il était vrai qu'il n'en avait pas envie. Il aurait voulu commencer en ce moment même. Mais il savait la cause de Danayelle bien plus urgente que la sienne.
— Je sais ce que tu penses, petit... tu te crois capable d'attendre, mais tu vas craquer, c'est évident ! Tu trouveras le sors le plus facile en imaginant qu'il ne se passera rien de méchant, mais ça va dégénérer et ce sera complètement ta faute.
— Ah... fit lentement Egrim. Et vous savez tout ça parce que vous avez lu dans mes pensées ? Ou regarder le futur ?
— Non. Parce que ça coule de sens, tout simplement.
Danayelle pouffa d'un petit rire, attirant sur elle toute l'attention. Ça lui faisait du bien de ne plus être le seul danger public.
— Heum... est-ce que ça veut dire que vous allez tout m'apprendre ? dit Egrim avec espoir.
— Bien sûr... je n'ai pas le choix.
— Heureux de voir que ça vous enchante...
Ce fut au tour de Sin de pouffer de rire. Il ne s'était pas attendu à transparaître à ce point.
— Désolé. Je me reprends ; oui, Egrim, je vais tout t'enseigner. Ça ne me dérange pas du tout. Je voulais dire que je n'ai pas le choix puisque je ne connais pas d'autre mage à qui te conseiller. Nous sommes... très rares. Et solitaire.
— Je suis trop social pour devenir solitaire, fit Egrim avec un sourire en coin.
— Tu changeras d'avis quand le pays en entier viendra cogner à ta porte au moindre petit problème, dit Sin d'un ton grognon. Crois-moi... mais bon, tu as encore une chose à faire avant que nous débutions.
— Ah, c'est quoi ? Un test, genre ?
— Quel âge as-tu ?
Egrim perdit aussitôt son sourire. Il commençait à en avoir marre que tout tourne autour de son âge.
— Treize ans...
— Et tu as une famille ?
— Oui.
— Ils savent que tu es ici ?
Egrim ne répondit rien. Il se rappelait bien la note qu'il avait laissée sur son bureau, mais il n'était même pas certain que ses parents l'aient vu. Pourquoi seraient-ils entrés dans sa chambre, puisqu'il n'y était plus depuis trois semaines ?
— Non, dit-il enfin. Ils croient surement que je suis encore à Lunacader...
— Alors tu vas retourner chez toi et leur demander la permission pour que je t'apprenne la magie. Je n'ai pas l'intention de le faire sans leur consentement ; tu es mineur et c'est eux qui décident pour toi.
— Je peux prendre mes propres décisions ! s'indigna Egrim.
— Oh, je n'en doute pas ! Mais ce n'était pas la question. Tu reviendras me voir quand tu auras un papier signé de leur part. Et n'essaie pas de me tromper ; je pourrais lire dans tes pensées pour savoir si tu mens ou non.
Egrim croisa les bras en s'enfonçant dans son fauteuil. Un nouveau professeur, mais tout autant grognon que l'ancien. Ça s'annonce mal... Sin, au moins, il a des cheveux, contrairement à Kurd. Il est déjà plus agréable à regarder que l'autre, avec sa tête de Bowling.
Oh, j'espère qu'il n'a pas écouté. Egrim leva à nouveau les yeux vers Sin, puis fut soulagé en se souvenant qu'il devait prononcer une formule avant de pouvoir lire dans les pensées.
— OK, dit-il enfin. Je vais le faire. Je reviendrais avec l'autorisation.
— Parfait ! Mais avant, allons tous dormir... Venez, je vais vous montrer vos chambres. Oui ; je suis généreux comme ça !
Sin éclata d'un léger rire auquel Egrim ne put s'empêcher de l'accompagner, même s'il n'y avait rien de drôle. En fin de compte, peut-être qu'il sera réellement un professeur plus agréable de Kurd.
Sin et Egrim avaient déjà fait plusieurs pas quand ils remarquèrent que Danayelle ne les suivait pas. Ça faisait un moment qu'elle s'était enfermée dans son esprit, depuis que la conversation avait arrêté de tourner autour d'elle. Elle s'imaginait sur une île volcanique, complètement seule, encerclée de salamandre. Il n'y avait aucune chance à ce que Leerian accepte de l'accompagner sur Ashgar. C'était déjà un miracle qu'il soit venu jusqu'à Wondor !
Mais si je ne mentionne pas Ashgar... N'importe quelle autre de la dizaine des îles Maras, Mishi me suivra aveuglément. Et Leerian suivra aveuglément Mishi. Voilà, problème résolu !
— Eh, Barjo ? Tu viens ?
Danayelle leva innocemment les yeux vers Egrim, debout devant elle. Sin était derrière lui, comme une ombre géante le dépassant sur près d'un mètre.
— Où ?
— Dormir.
— Je ne veux pas dormir avec toi !
Egrim lui fit sa tête d'Outré. Sin explosa à nouveau de rire, les mains serrées sur le ventre.
— Ah, les jeunes... vous aurez des chambres séparées, voyons.
Egrim et Danayelle soufflèrent tous les deux de soulagement. Enfin, Danayelle quitta son fauteuil et suivit le mage qui les entraina dans l'un des escaliers qui contournaient la pièce pour monter au deuxième plancher, où il y avait tout un tas de portes menant à des chambres différentes. Le corridor faisait tout juste un mètre de large, terminé par une ridelle de fer. En bas, ils avaient une superbe vue du salon de Sin.
Je vais vivre là-dedans, pensa Egrim, incapable de réprimer un sourire béat. C'est encore mieux que l'Institut.
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