Chapitre 21
Les trolls approchaient. Mishi et Danayelle les entendaient. Les lutins avaient fui, les pixies aussi. Il n'y avait plus qu'elles et Leerian, assis près du feu.
Leerian n'était pas en état de se battre. Danayelle encore moins. Il ne restait plus que Mishi, avec son arc et ses flèches accrochés à son dos. Mais alors qu'elle essayait si désespérément d'atteindre son arsenal, Leerian la serrait toujours de plus en plus, n'ayant pas la moindre idée du danger qui leur fonçait dessus.
— On a aucune chance, dit Danayelle en voyant les efforts vains de son amie. Il faut qu'on se cache.
— Et où veux-tu qu'on se cache ? Tu ne peux pas marcher ! Et moi non plus, avec cet obsédé qui n'arrête pas de me peloter.
— Mais je t'aime, marmonna Leerian d'une toute petite voix.
Un grognement bestial retentit, faisant tressaillir les filles ; les trolls étaient presque arrivés. Mishi prit une grande inspiration, s'efforçant de garder son calme. Je n'ai pas le choix. Je n'ai vraiment pas le choix.
Mais Mishi n'eut pas le temps de se prononcer. Tout autour d'eux, dans la clairière des lutins, apparurent les trolls. Tous énormes, tous armés, tous enragés. Il devait bien avoir le village d'Yglas en entier qui s'était déplacé rien que pour eux trois.
Leerian risqua un regard au-dessus de l'épaule de Mishi, serrant sa sirène un peu plus au point de lui couper la respiration. Son cerveau complètement au ralenti, il réussit tout de même à se rendre compte qu'ils étaient peut-être en danger.
— Mon épée...
Mishi et Danayelle tournèrent la tête vers lui, étonnée de l'entendre dire autre chose que des déclarations d'amour. Il voulait atteindre son arme, mais ça lui coutait trop de lâcher Mishi. Danayelle, sans comprendre ses réelles intentions, empoigna elle-même l'épée et la brandit devant elle, toujours assise.
— Cette fois, vous ne pourrez pas nous échapper, gronda un troll.
Celui-ci s'avança vers le trio, lentement, balançant sa longue lame d'avant en arrière. Il souriait, heureux d'enfin pouvoir venger ses amis assassinés par Leerian, Danayelle et Mishi. Cette dernière écarquilla les yeux quand elle reconnut à qui ils avaient à faire ; c'était Ashur. Le chef des trolls d'Yglas. Même lui s'était déplacé !
Il se dirigea vers Danayelle en premier. Après tout, c'était bien elle qui avait tout commencé. C'était elle qu'il était chargé de tuer. Les deux autres n'étaient qu'un extra.
Ashur s'arrêta devant Danayelle. Elle tremblait, les yeux brillants de larmes contenues, ses cheveux flottant au-dessus de ses épaules par la télékinésie qui s'échappait de son corps. Elle tenta un coup d'épée, totalement désespéré, mais Ashur frappa sa lame d'acier contre celle d'argent avec tant de force qu'elle glissa des mains à Danayelle, tombant à ses pieds. Au moins, j'aurais essayé.
Le chef troll leva son arme bien haut, un sourire fou au visage, et balança son épée contre le cou de Danayelle.
La lame swingua dans le vide, produisant un arc de cercle qui passa tout près de Mishi et Leerian. La sirène écarquilla les yeux, l'elfe resserra ses bras autour d'elle. Danayelle avait disparu, tout bonnement volatilisé. Mais Mishi avait bien vu quelque chose, juste avant. Comme un éclat... une forme humaine. Qu'est-ce que cela signifiait ?
Ashur regarda autour de lui, perplexe, puis son arme. Pas la moindre goutte de sang y figurait. Derrière lui, les autres trolls se lançaient des œillades en murmurant entre eux.
— Oh, ce n'est pas grave, fit Ashur. On va prendre l'âme du ô, grand roi Celeyste en premier !
Il pivota vers Leerian et Mishi et fit un pas de plus pour s'en approcher. Cette fois, il était hors de question de les laisser s'échapper, ou s'évaporer, ou peu importe. Encore une fois, il leva son arme...
Et encore une fois, ils disparurent juste avant l'impact. Ashur demeura bête devant le phénomène. Il savait les elfes rapides, mais à ce point ?
— Où sont-ils ?
Tous les trolls regardaient dans chaque direction, sans savoir quoi faire de plus. Ils étaient tous bluffés.
— Oh, cherchez-les ! s'exclama Ashur. Cherchez, ils ne peuvent pas être loin !
Enfin, les trolls réagirent. Ils rompirent leur cercle autour de la clairière pour explorer dans toutes les directions, détruisant les maisons de lutins de simples coups de pied sur leur chemin.
Ashur demeura près du feu, les mains sur les hanches d'un air suffisant. Ils ne pouvaient pas se cacher bien longtemps, de ça, il en était certain. Le trio n'avait réussi qu'à repousser sa fin de quelques minutes.
Soudain, un éclat attira son regard vers le sol. À la lumière verdâtre des champignons, Ashur remarqua l'épée d'argent, abandonnée dans la poussière. Une épée d'elfe, si petite à la main d'un troll qu'il ne put prendre la garde de cuir qu'avec trois doigts. Le chef esquissa un sourire, exhibant ses défenses de sanglier. Quelle magnifique œuvre d'art, pensa-t-il en passant son pouce sur les gravures elfiques à la base de la lame. Je l'ai trouvée ; maintenant, c'est à moi.
*
Une trentaine de mètres plus loin, Danayelle, Mishi et Leerian étaient simplement cachés derrière un grand chêne. Aucun des trois ne comprenait exactement ce qui venait de se passer ; hors de la lumière des champignons magiques, c'étaient tout juste s'ils apercevaient une quatrième personne parmi eux.
Danayelle écarquilla les yeux tout en se penchant vers sa silhouette. Il faisait noir comme sous terre, il y avait des branches partout, et les trolls étaient tout près. C'était difficile d'ignorer le danger imminent pour focaliser sur quelques traits.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda soudain Mishi.
— Chut ! Ils vont nous repérer.
Mishi ne répliqua rien, perplexe. Ce n'était pas la voix de Danayelle, ni même celle de Leerian qui la serrait toujours. Pour Mishi, c'était encore pire ; en tant que sirène, elle était complètement aveugle dans le noir.
— Qui êtes-vous ? murmura Mishi.
— Un ami.
— Outré ! s'exclama Danayelle.
Egrim s'élança sur elle pour plaquer sa main contre sa bouche. La faible lueur d'un minuscule champignon, sur le tronc d'un arbre, éclaira ses yeux d'un vert surnaturel. En souriant, même ses dents parurent vertes.
— Je n'ai pas fait tout ce chemin pour que tu m'appelles encore Outré. J'ai sauvé tes fesses ; tu me dois bien un peu de respect.
— Tu viens de te discréditer en parlant de mes fesses, répliqua Danayelle en repoussant sa main. Mais qu'est-ce que tu fiches ici ?
Egrim risqua un regard en direction de la clairière. Les trolls s'aventuraient de plus en plus dans la forêt. Même s'il ne le voyait pas, il était conscient qu'il y en avait forcément un pour se diriger vers eux... ou bien était-il en voie de devenir paranoïaque.
— Ils approchent. On va aller plus loin, OK ? (Il tourna la tête vers Mishi et Leerian. Ce dernier l'intriguait par son drôle de comportement, mais il savait que ce n'était pas le moment pour les questions.) Je reviens dans deux secondes.
Il prit les mains de Danayelle et ils disparurent soudainement. Mishi cligna bêtement des yeux ; cette fois, elle l'avait vu, grâce au champignon. Elle avait même remarqué la pixie couchée dans ses cheveux blancs. Sur quel genre d'elfe était-elle encore tombée ? Il y a deux semaines, elle n'en avait jamais rencontré. Et voilà qu'un troisième débarquait dans sa vie.
La légende était donc vraie. Laisser entrer un elfe chez soi attire les aventures. J'aurais peut-être dû y réfléchir un peu plus avant d'inviter Leerian dans ma maison...
— C'est moi, ne panique pas.
Mishi sursauta en avisant le retour du nouveau – comment Danayelle l'avait-elle appelé ? Outré ? Celui-ci posa une main sur son épaule, l'autre sur celle de Leerian. Et ils se téléportèrent dans un différent coin de la forêt. Ce fut si rapide, et le décor si similaire, que Mishi le remarqua à peine.
— On est environ cinquante mètres plus loin. Oh, si seulement je pouvais nous téléporter à des kilomètres...
— On s'est téléporté ? s'exclama Mishi, qui n'en croyait pas ses oreilles.
Egrim lui lança un regard de côté, sans comprendre ce qu'il y avait là de si exceptionnel. Mishi en aurait été insultée s'ils n'étaient pas, encore une fois, dans le noir complet.
— Outré a le don de téléportation, expliqua Danayelle, qui était juste à côté, assise au sol en tenant son pied en l'air.
— Ah ! Ne m'appelle pas Outré ! Je m'appelle Egrim !
Danayelle sourit de toutes ses dents. Il lui avait tellement manqué. Elle avait du mal à croire qu'il était vraiment là, devant ses yeux. Quand bien même elle l'apercevrait à peine dans le noir.
— Tu t'es enfuie de l'Institut, du coup ?
— Non. J'ai pris la porte de sortie. Bon, écoute ; j'adorerais m'asseoir et discuter avec toi toute la nuit, mais les trolls sont encore là, et ils vous cherchent... Alors pitié, levez-vous.
— Ça risque d'être compliqué, intervint Mishi.
Egrim se tourna vers la sirène. Elle était à genoux au sol, les bras ballants le long de son corps, alors que Leerian la serrait toujours contre lui. En fait, il n'usait plus vraiment de force ; il semblait à mi-chemin de l'inconscience, ses yeux aux pupilles extrêmement dilatés n'étaient plus qu'une fente et de sa bouche entrouverte s'échappait une cascade de bave gluante et pleine de petites bulles.
— Wow, fit Egrim, à la fois impressionné et dégouté. C'est quoi, son problème ?
— Son existence entière est un problème, dit Danayelle. Mais si tu veux parler de ce moment précis, je dirais que c'est parce qu'une sirène l'a ensorcelé.
— Pour la millième fois, je n'ai pas fait exprès ! gronda Mishi.
Egrim pouffa d'un rire nerveux. Il se rendait compte à quel point il s'en était fallu de peu pour qu'il arrive trop tard, mais il ignorait jusqu'alors à quel point ils étaient désespérés avant son arrivée.
— Alors aucun de vous ne peut marcher ?
Personne ne se prononça. Egrim soupira en s'enfonçant le visage entre ses mains en coupe.
— OK, OK... mettez-vous à l'aise ; je vais veiller sur vous... toute la nuit. Si les trolls débarquent, je nous téléporterais cinquante mètres plus loin, et... et ainsi de suite.
— Pourquoi tu ne le fais pas maintenant ? dit Mishi.
— Oh oui, bien sûr ! s'exclama Egrim d'un ton sarcastique. Je vais téléporter trois personnes autant que possible – en d'autres mots, jusqu'à l'épuisement, ce qui sera surement très rapide – et ensuite monter la garde ? Je ne suis pas Superman ! Et je fais de mon mieux !
Mishi fit la moue, sans se prononcer. Elle n'y connaissait rien à la téléportation et le discours d'Egrim ne faisait aucun sens pour elle. Et en plus, elle n'avait pas la moindre idée de qui était Superman.
Soudain, Leerian lâcha prise et s'effondra au sol, couché sur le flanc. Il dormait à poings fermés.
— Eh bien... maintenant, je peux marcher, dit Mishi.
— Ça me fait quand même deux personnes à porter. Je vais rester sur le même plan.
Egrim s'éloigna un peu du trio, se postant près d'un arbre tout en regardant dans toutes les directions.
Danayelle avait tout un tas de questions, à un point qu'elle ne savait par où commencer. Qu'est-ce qu'il faisait là, comment et pourquoi ? Était-ce dans le simple but de la revoir ? Ou était-il au courant qu'elle serait en danger à ce moment précis ? Comment était-il parvenu à les retrouver au milieu d'une vaste forêt ? De quelle façon avait-il quitté l'Institut ? Pourquoi arrivait-il à se téléporter si efficacement alors que la dernière fois qu'ils s'étaient vus, il avait tout juste réussi à les déplacer d'un mètre ?
— Il va se passer quoi pour les lutins, vous croyez ?
Danayelle pouffa d'un léger rire nerveux. Toutes ses questions qui tournaient en boucle dans sa tête, mais celle de Mishi la prenait de court. Elle se sentit soudain égoïste de ne pas avoir pensé aux pauvres lutins !
— Ça m'étonnerait que les trolls réussissent à en toucher ne serait-ce qu'un seul, dit Egrim. Enfin, vous n'avez rien appris à l'école ?
— Je n'y suis jamais allée.
Egrim se tourna vers Mishi. Lui la voyait, mais elle avait les yeux écarquillés et fixés sur le vide. Elle était toujours aussi aveugle dans le noir.
— Tu es une sauvage, alors ? dit Egrim avec une pointe de nervosité.
— Non ! fit Mishi, ayant du mal à calmer sa frustration. Je n'ai juste... jamais quitté la forêt. J'habite avec mon père...
— C'est un homme, ajouta Danayelle.
— Tu n'étais pas obligée de le préciser.
Egrim haussa les épaules à l'information. Lui – contrairement à d'autres – n'avait pas peur des hommes.
— Les trolls sont grands et forts, expliqua Egrim, mais qui dit grand et fort dit aussi pataud et lent. Les lutins sont très petits, et très rapides. Enfin, beaucoup moins que les elfes, évidemment, ajouta-t-il avec un sourire suffisant. Mais rapide quand même. Et invisible, qui plus est. Si l'un se fait coincer par un troll, c'est soit qu'il est vraiment doué ou qu'il a eu tout un coup de chance, ou encore que le lutin est idiot.
— Je crois qu'ils étaient tous idiots, dit Danayelle. Manque de bol...
Egrim ne répondit rien, écoutant les bruits de la forêt. Peut-être des trolls étaient-ils dans leur direction. Sans vouloir prendre de risque, il téléporta le trio cinquante mètres plus loin, chacun leur tour. Dans le noir complet, c'était à peine si les filles s'en rendirent compte.
— Arrêtez de parler et essayez de dormir, un peu, dit Egrim. Quand celui-là sera debout, on pourra quitter la forêt.
— Tu vas nous suivre ? dit Danayelle avec espoir.
— Tu crois vraiment que j'ai fait tout ce chemin pour repartir deux heures après ?
— Je n'en sais rien, moi. Tu ne m'as toujours pas dit ce que tu fiches ici !
Egrim se mordit la lèvre. Comment lui expliquer tout ce qu'il avait entendu à l'Institut ? Que Muglow l'avait envoyée se faire tuer, et qu'il ne renoncerait pas tant que ce sera fait ?
— Je te raconterai au matin, OK ? Dormez, répéta-t-il d'un ton dur. Je veille sur vous.
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