Chapitre 2

À une centaine de kilomètres de là, hors de la forêt Celeyste, vivait une autre elfe du nom de Danayelle. Celle-ci n'avait jamais mis les pieds en forêt ; elle était née dans la plus grande ville du pays, Stanmore, la cité aux gratte-ciels et aux voitures volantes. Elle ne savait pas faire de feu, elle serait incapable d'habiter dans une cabane au milieu de nulle part, et elle avait peur des pixies, qu'elle confondait avec des insectes étranges qui parlaient beaucoup trop.

Mais un évènement malencontreux l'avait forcée à quitter Stanmore, sa famille et ses amis. Comme environ un elfe sur dix, Danayelle s'était développé un don. En explosant la vitre de la cuisine ainsi que toute la vaisselle de son appartement après une légère crise de colère, elle s'était rendu compte, elle et ses parents, qu'elle avait fait de la télékinésie. Au début, c'était l'incrédulité, alors qu'elle fixait ses mains dans un mélange d'effroi et de fierté. Elle se voyait déjà une puissante mage dans son palais – car honnêtement, il n'y avait que le palais qui l'intéressait vraiment – devenir riche grâce aux quelques services qu'elle donnerait aux gens dans le besoin, en échange d'une jolie somme d'argent.

Mais pour ce faire, il fallait d'abord qu'elle maitrise sa télékinésie. C'était avec joie qu'elle avait quitté sa famille pour aller à Lunacader, un petit village tout près des limites de la forêt Celeyste. Là-bas, il y avait l'Institut. Le fameux Institut où les elfes apprenaient à utiliser leur don. Certains étaient dotés de télékinésie, mais aussi de télépathie ou de téléportation. D'autre savaient même contrôler un élément.

Ce n'était l'histoire que de quelques mois. Il ne fallait pas plus d'une saison ou deux pour être parfaitement maître de son pouvoir, et d'ensuite retourner chez soi et reprendre leurs vie là où ils l'avaient laissé. Danayelle pourrait ainsi commencer à mettre son plan pour devenir riche à exécution.

Du moins, c'était son plan au début. Mais elle avait rapidement dépassé le temps moyen. Les elfes qui arrivaient à l'Institut après elle repartaient déjà, alors que Danayelle peinait encore à empêcher les vitres d'exploser autour d'elle. Elle ne parvenait pas à contrôler son pouvoir.

Cela faisait bientôt un an qu'elle était là, maintenant. Et toujours aucun progrès à l'horizon...

*

Danayelle était assise sur l'herbe, dans la cour arrière de l'Institut. Elle regardait partout avec un désintérêt total pour son professeur qui attendait qu'elle lui accorde un peu plus d'attention. L'Institut, derrière elle, faisait plus de six étages de haut, et les murs en pierres sombres renvoyaient une ombre inquiétante sur Danayelle. Au début, elle avait adoré cet endroit. Elle s'était crue en vacances. Maintenant, elle savait qu'elle était en prison.

Dans la cour, entre les quelques arbres, des étudiants s'amusaient entre eux. Elle en voyait deux du coin de l'œil se lancer une balle de feu en rigolant. Un autre, le visage concentré, lévitait de quelques centimètres au-dessus du sol. Un petit groupe jouait à chat tout en se téléportant aux quatre coins de l'endroit.

Ce n'était pas l'heure de la récréation ; c'était bien un cours. Ceux-là, ils maitrisaient leur don. Dans moins d'une semaine, ils pourraient tous partir. Danayelle, bien sûr, en était encore loin.

— On se concentre, mademoiselle. Soulève cette pierre.

Danayelle reporta son attention à son professeur, debout devant elle. C'était un vieil elfe qui avait dépassé les deux-cent-trente ans. Il avait de longs cheveux blancs et quelques rides au coin des yeux, mais c'était bien la seule chose qui démontrait son âge.

Danayelle n'avait pas envie de se concentrer. Elle s'était résignée à ce qu'elle ne sache jamais maitriser son don. Mais puisque ça ne lui aurait apporté que des problèmes de refuser l'ordre du professeur, elle fixa son attention sur la pierre devant elle. Elle semblait tout à fait ordinaire, en dehors de la zébrure d'un gris brillant sur l'un des côtés, trahissant la présence d'argent à l'intérieur.

Danayelle se concentra donc. Elle mit toute sa volonté à tenter de soulever la pierre de quelques centimètres par la seule force de son esprit. Rien que cinq centimètres, elle n'avait pas besoin de plus. Et pourtant, le caillou s'éleva d'un coup sec dans les airs, monta de plusieurs mètres et dévia de sa trajectoire pour foncer vers l'une des vitres de l'Institut qui explosa aussitôt en une pluie de verre.

Le silence régna dans la cour alors que les autres étudiants observaient la scène avec stupéfaction. Puis, tous éclatèrent de rire.

Danayelle baissa la tête, cachant son visage derrière ses cheveux blonds. Elle s'était habituée à cette sensation de honte qui la consumait toujours un peu plus fort chaque jour. Mais ça faisait quand même mal d'être moqué de la sorte.

— Vous faites exprès, demoiselle ?

Danayelle leva des yeux tristes vers le professeur Muglow. Elle le connaissait depuis près d'un an et savait déchiffrer ses humeurs. Même s'il semblait patient et sage, il bouillait d'une rage difficilement contenue. Lui aussi, il désespérait pour les échecs de son élève.

— Non, dit simplement Danayelle. Je suis désolée. Je vais nettoyer les dégâts...

Danayelle se leva dans l'intention de retourner à l'intérieur, autant pour passer le balai sur les bris de verre que de se cacher du public qui riait encore dans son dos.

— Attendez un instant.

Danayelle s'arrêta de marcher, mais ne releva pas la tête pour autant. Une main se posa sur son épaule et un frisson désagréable traversa son échine. Elle n'était pas à l'aise avec les contacts physiques.

— Venez dans mon bureau, Danayelle.

Ça y est, il va me renvoyer.  Était-ce seulement une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Elle en avait sa claque de l'Institut et de ses camarades qui se moquaient de son incompétence. Mais si elle ne parvenait jamais à maitriser son don, restant un danger public pour toujours, elle ne pourrait jamais revoir sa famille et ses amis. Où irait-elle, alors ? En prison, pourquoi pas ? Sa vie ne serait plus jamais comme avant.

Malgré ses pensées moroses, elle s'engagea la première vers la grande bâtisse de pierre sombre et inquiétante.

C'est ça, ma prison, songea soudain Danayelle. Toute mon existence est un cauchemar depuis que je suis ici.

À l'intérieur, c'étaient des murs de bois sobre et la moquette vermeille. On aurait dit le manoir d'un millionnaire. De jeunes elfes âgés de treize et quinze ans courraient dans les couloirs, sautaient sur les meubles et laissaient des traces de boues partout. Les adultes s'en moquaient, ils trouvaient cela amusant. Mais ça ne faisait qu'empirer l'humeur de Danayelle.

Elle écarta un gamin de son chemin en le tirant par le bras pour atteindre le cabinet du professeur, un peu plus loin. Elle y entra et s'assit bien droite sur le fauteuil en faux cuir, en face du grand bureau contenant des parchemins et des plumes. Ces simples objets donnaient encore plus envie à Danayelle de partir. Elle aurait tout donné pour voir un film sur une grosse télé, ou jouer à des jeux stupides sur un ordinateur. Mais c'était des choses qu'on ne trouvait qu'à Stanmore et nulle part ailleurs. Certainement pas ici, à Lunacader, qui n'était pourtant qu'à une centaine de kilomètres.

Le professeur Muglow entra enfin dans la pièce, fermant la porte derrière lui. Sans un mot, il se mit à chercher dans sa grande bibliothèque sous le regard à peine intrigué de son élève.

Le vieil elfe de deux-cent-trente ans feuilletait ses livres, examinant les titres en passant ses longs doigts sur les reliures de cuivres. Il marmonnait des phrases que Danayelle ne parvenait pas à comprendre.

L'angoisse montait en elle. C'était la première fois qu'elle apercevait son enseignant ainsi. Elle avait la désagréable impression qu'il préparait quelque chose d'important.

— Les autres professeurs ne seraient pas d'accord avec ma décision, dit-il soudain au bout de plusieurs minutes. Mais je suis convaincu que c'est la seule solution, en ce qui te concerne. Vois-tu, Danayelle ; plus le don est faible, plus il est facile à maitriser. Plus il est fort, plus il en est difficile. Suivant cette logique, ton don est certainement le plus puissant que je n'ai jamais vu... Tellement puissant, même, qu'il en est simplement incontrôlable. Ce n'est pas ta faute, petite. Personne n'y peut rien. Et je crois que, si tu ne l'as toujours pas maitrisé, tu n'y arriveras jamais.

Danayelle baissa les yeux. Elle sentit son cœur battre douloureusement en elle. J'avais raison. Il va me renvoyer.

— Ce doit être très dur pour toi, continua le professeur. Je comprends ta tristesse. Mais il te reste une chance de reprendre ta vie en main.

— Une chance ? répéta Danayelle d'une voix morne. Vivre en exilé, par exemple ? Je ne pourrais jamais revoir ma famille si je suis un danger public...

Ses yeux s'humidifiaient. Elle allait bientôt se mettre à pleurer. Ne voulant montrer une telle faiblesse, Danayelle se leva et alla vers la porte, essayant de l'ouvrir. Mais elle était coincée. La poignée refusait de tourner.

Danayelle se retourna vers le professeur. Il avait enfin trouvé le livre qu'il cherchait. Il le feuilletait d'une main alors que l'autre était orientée vers la porte qu'il maintenait fermée grâce à sa télékinésie.

— S'il vous plait, monsieur, laissez-moi sortir, dit Danayelle, pleurant pour de bon.

— Je souhaite d'abord que tu écoutes ce que j'ai à dire. Assieds-toi.

Danayelle obéit parce qu'elle ne savait plus quoi faire de mieux. Le professeur, sans se démonter de la tristesse de son étudiante, posa lourdement le livre sur le bureau devant elle, qui regardait ailleurs en essuyant les larmes sur ses joues.

— Approchez et lisez, jeune fille. Ça va vous intéresser.

Elle n'en avait pas envie. Mais d'un autre côté, elle était aussi curieuse. Alors elle s'approcha, mit une mèche de ses cheveux blonds derrière l'une de ses oreilles pointues, et se pencha pour lire le texte où figurait, en son centre, une magnifique pierre orangée, flamboyante comme le feu. Danayelle crut même, au premier regard, qu'il s'agissait d'un œuf de dragon. Mais la légende sous l'image la détrompa ; c'était une pierre précieuse, le genre qu'on trouve près des volcans.

Danayelle survola le texte des yeux, ne captant que les mots importants. Mais elle avait compris l'essentiel et, rapidement, elle reporta son attention sur le vieil elfe. Elle n'était plus triste, maintenant, juste intriguée.

— Une pierre précieuse et extrêmement rare pourrait m'aider à contrôler mon don ? C'est ça ?

— C'est ça.

— Et vous en avez une pour moi ?

Le sourire de Danayelle montait. Mais l'éclat de rire du professeur la ramena sur terre.

— Vous l'avez dit vous-même, demoiselle. C'est une pierre extrêmement rare. Non, je n'en ai pas en ma possession. Mais je sais où il serait possible d'en trouver une.

Il se pencha pour ouvrir l'un des tiroirs de son bureau, en sortant une vieille carte de Nyirdall. Le professeur la déroula et la mit face à Danayelle. Elle y vit cette grande île que formait son pays, traversé de montagnes, de forêts et de déserts, entrecoupés de rivières. Elle remarqua tout de suite Stanmore, au nord-est, et Lunacader un peu plus à l'est. La forêt Celeyste était tout près, dévorant tout le centre du pays.

— La rumeur raconte qu'un puissant mage se cache à Yglas, dit le professeur en pointant le village du doigt, au sud de Celeyste. Je suis sûr qu'il en a une et qu'il acceptera de t'aider.

— Vous allez envoyer quelqu'un la chercher pour moi ?

Le professeur éclata à nouveau de rire.

— Toi seule peux faire quelque chose pour ton cas. Je crois bien que personne n'aurait l'ambition de se lancer dans une quête pour la cause de quelqu'un d'autre, non ?

Danayelle n'osa pas répondre. Il disait vrai, mais elle n'avait pas envie de se rendre à Yglas.

— Je pourrais aller à Stanmore et prendre une voiture, dit Danayelle d'un mouvement d'épaule.

— Mais les voitures sont interdites en dehors de Stanmore, petite.

Il avait encore raison, évidemment. À Stanmore, les gens aimaient bien copier le style de vie des hommes de l'autre monde, mais en réalité, la plupart des humanoïdes répugnaient tout ce qui risquait de polluer et de détruire à petit feu leur pays. Il y avait donc une loi interdisant tous ces gadgets électroniques de sortir de la métropole.

— De plus, tant que tu ne maitriseras pas ton don, je te déconseille fortement de t'approcher des villes. Tu en es déjà consciente, je le sais ; tu es un danger public. Reste éloignée des foules autant que possible !

Le professeur marqua une pause, comme pour faire l'accent sur ses derniers propos.

— Bien sûr, reprit-il, je ne te force en rien. Tu as parfaitement le droit de choisir d'aller à Yglas ou non... Mais ce que tu ne pourras pas choisir, c'est de revoir ta famille et tes amis. Car, petite, tu seras bientôt renvoyée de l'Institut ; nous ne pouvons plus rien faire pour ta cause. Ils vont t'emmener ailleurs, probablement sur l'île de Werisor où tu seras, en quelque sorte, prisonnière, car dangereuse. Je te dis tout ça parce que je n'ai pas envie que tu gâches ta vie de la sorte.

— Vous croyez donc que je dois m'enfuir ?

— Si j'étais à ta place, je serais déjà partie. Tu peux sortir maintenant, petite. Oh, et que cette conversation reste entre nous, d'accord ?

Danayelle hocha la tête. Quoi ajouter, de toute façon ? Elle avait besoin de réfléchir avant de prendre une décision.

Mais entre une aventure pénible de quelques jours et une vie de prisonnière, elle n'y méditerait surement pas très longtemps.

(Danayelle en photo)

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