Chapitre 18 (1/2)
Egrim avait passé à la fois une longue et une courte journée. Il n'arrivait pas à se décider exactement, mais il savait qu'elle avait été bizarre. Courte parce qu'il avait eu la permission de sécher tous les cours, étant libre de faire ce qu'il voulait. Et longue parce que, justement, il n'avait rien d'autre à faire que se promener. La hâte de retrouver Danayelle était si intense qu'il en ressentait une boule qui lui compressait le ventre.
Le stress lui donnait faim. Vers sept heures du soir, il alla à la cafétéria avant tout le monde. Il s'emplit un plateau de pâtes et champignons, accompagné d'un pudding au chocolat et d'un verre de jus de pomme. Il avait déjà mangé toute son assiette et en était à la moitié de son dessert quand les élèves commencèrent à arriver dans la grande salle. Egrim apercevait tous ceux qui passaient près de lui lui lancer des regards en coin.
C'est ma dernière ligne droite, pensa-t-il pour s'encourager. La dernière heure à supporter cette étrange célébrité. Si, au début, il avait trouvé ça glorifiant, il en avait maintenant vraiment marre. Il avait l'impression d'être un extraterrestre.
— Pas un extraterrestre, il ne faut pas exagérer, dit Tys en posant lourdement son plateau en face d'Egrim. Plutôt comme un nain dans un village de lutin. Un peu différent, un peu bizarre, mais ça passe.
— Hein ? fit Egrim en grimaçant.
— C'est ce que j'ai entendu dans les pensées d'une fille, tout à l'heure. Je l'avais trouvé drôle.
Egrim pouffa de rire en secouant la tête alors que Tys s'asseyait enfin à la table, plantant sa fourchette dans ses pâtes. Egrim regarda tout autour de lui ; la salle s'était remplie rapidement, et une longue lignée d'élèves faisait déjà la queue devant la cantine. Tout au fond, en revanche, plusieurs professeurs et concierges installaient une estrade. Une plateforme surélevée d'une cinquantaine de centimètres en bois, avec l'escalier et le présentoir. Il y avait parmi eux Kurd, qui semblait particulièrement blasé, et Muglow. Il soulevait les objets les plus lourds grâce à sa télékinésie.
— Tu n'as toujours pas volé sa carte, hein ? dit Tys.
Les yeux dans son assiette, il n'avait pas eu besoin de regarder pour savoir ce à quoi pensait Egrim.
— C'est le bon moment. Je vais le faire tout de suite.
Egrim avala rapidement plusieurs cuillérées de son pudding avant de reposer le dessert dans son plateau et de disparaitre soudainement. Tys observa longuement de gauche à droite, puis enfonça son doigt dans le chocolat pour le mettre ensuite dans sa bouche.
Egrim réapparut dans le bureau de Muglow. L'ambiance changea drastiquement autour de lui ; dans la cafétéria, il y avait les conversations qui se mélangeaient, la lumière vive et la bonne humeur. Une seconde plus tard, il était dans une pièce minuscule et à peine éclairée, de tout juste trois mètres carrés, ne contenant qu'un grand bureau de bois sombre et des bibliothèques de livre le long des murs. Egrim s'avança lentement, nerveux. Il avait pensé à voler la carte toute la journée, mais maintenant qu'il était réellement en train de la chercher, il se rendait compte de tout ce que ça impliquait. De tout ce qu'il risquait s'il se faisait prendre la main dans le sac.
Pas de danger, tenta-t-il de se raisonner. Muglow est à la cafétéria, en ce moment même. Impossible qu'il déboule sans prévenir en moins d'une minute...
Egrim lâcha un bref soupir, puis se mit à fouiller. Sur le bureau, tout un tas de papier administratif y était éparpillé, accompagné de plumes et de pots d'encres. Des fiches vantant les progrès de ses élèves. Egrim les passa une à une, curieux ; aucune ne parlait de Danayelle, comme s'il était déjà convaincu qu'elle ne reviendrait jamais. Il l'a vraiment envoyée se faire tuer, pensa-t-il en serrant les poings.
Abandonnant le dessus du bureau, il regarda dans les tiroirs. Il y en avait six, trois de chaque côté, et chacun ne contenait que plus de papier et plus de plume... sauf un, qui était verrouillé. C'est forcément là-dedans.
Il chercha encore, cette fois pour une clé... mais il capitula au bout de trente secondes, de plus en plus nerveux. Il ne pouvait pas se permettre de perdre son temps. Il fallait y aller à la dure, et tant pis s'il semait des traces de son passage. Entre se faire prendre ou laisser Muglow dire au troll où était Danayelle pour qu'ils puissent la tuer, le choix était rapidement fait. Egrim regarda longuement autour de lui et trouva un bout de bois rond, comme une baguette magique. Il l'empoigna d'une main, pigea un livre à la reliure de cuir dans la bibliothèque de son autre. Il mit la pointe de la baguette contre le verrou du tiroir, bien positionné, et donna un puissant coup avec le livre à l'extrémité de la baguette. Il frappa ainsi plusieurs fois, encore et encore, toujours avec plus de force, jusqu'à ce que le verrou se déloge, accompagné d'un léger cling métallique. Egrim lâcha son matériel et ouvrit enfin le tiroir ; à l'intérieur, un vieux parchemin était roulé. Il le prit, le déplia lentement. Un dessin de Nyirdall y figurait. Et au-dessus de Nashintill, une tache d'encre semblait bouger, comme si elle n'était pas totalement sèche. Egrim y posa le doigt, puis regarda sa peau. Il n'y avait rien.
C'est forcément ça. Je l'ai trouvé.
Il roula la carte à nouveau, la serrant dans un poing, et baissa les yeux pour refermer le tiroir. Une étrange lumière blanche clignota, si bref qu'il la remarqua à peine. Egrim se pencha pour regarder de plus près et sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine.
Un téléphone. Un téléphone cellulaire venait de le prendre en photo. La lentille clignotait alors d'une faible lueur rouge, reflétant le logo en forme de lampe à huile sur le bas de l'appareil.
Egrim réagit au quart de tour ; il donna un vigoureux coup de poing sur l'écran. Une douleur aigüe le fit grimacer, tremblant de nervosité.
Tys avait bien dit qu'il avait un téléphone. Mais celle-là, vraiment, je ne l'avais pas vu venir...
Toujours perplexe, Egrim glissa l'appareil dans sa poche. Puis il quitta les lieux sans attendre, se téléportant dans sa chambre pour mettre ses trouvailles dans sa valise, sur son lit.
Puis il réapparut dans la cafétéria. Les conversations soudaines résonnèrent douloureusement à ses oreilles et il grimaça en baissant la tête. La lumière intense, la bonne humeur, et la voix de Muglow lui-même qui s'élevait au-dessus des autres, annonçant la venue des nouveaux élèves qui arriveront d'une minute à l'autre.
— Quelques imprévus ? demanda Tys. C'est quoi, en fait, un téléphone ? Je croyais que ça servait à communiquer, mais la façon que tu en penses, ça ne colle pas vraiment.
— Oh, la ferme, Tys, grommela Egrim, le regard rivé sur Muglow, une boule douloureuse au ventre. On peut tout faire, avec un téléphone. J'ai trouvé la carte et elle est dans ma valise, c'est l'important. Je serais parti avant qu'il ne se rende compte de rien.
Egrim baissa les yeux vers son plateau, puis fronça les sourcils.
— Où est mon pudding ?
Tys regarda ailleurs, feignant ne pas avoir entendu la question.
Soudain, la double porte de la cafétéria s'ouvrit sur un elfe très grand, faisant bien les deux mètres cinquante. Toutes les conversations se turent à son arrivée ; c'était le directeur de l'Institut, et il avait sa petite réputation. Il ne sortait pratiquement jamais de son bureau, sauf une fois par semaine pour guider les nouveaux. Justement, quelques enfants et jeunes adolescents le suivaient, semblant tous très excités.
— Il me rend toujours nerveux, avoua Tys dans un murmure. Je n'arrive pas à lire dans ses pensées. Pas que j'ai essayé, mais, enfin... tu me connais. J'écoute tout le temps.
Egrim ne répondit rien, se contentant d'observer, comme hypnotisé, la route du directeur jusqu'à l'estrade où l'attendaient les professeurs. Ce qui était si étrange et malaisant, avec lui, était du fait qu'il ne ressemblait pas vraiment à un elfe. Aux yeux d'Egrim, il voyait plutôt un homme trop grand avec des oreilles pointues, même s'il n'arrivait pas à comprendre pourquoi il se faisait cette réflexion. C'était peut-être parce que son visage n'était pas parfait. Sa peau un peu ridée trahissait son âge. Ses cheveux châtains grisonnaient sur les tempes.
On dirait un semi-elfe, pensa Egrim sans oser le dire à voix haute. Il leva les yeux vers Tys et celui-ci secoua discrètement la tête de gauche à droite et mima le mot « impossible » du bout des lèvres. Il avait raison ; les semis ne pouvaient pas avoir de don, oudu moins, c'était extrêmement rare. Et il en fallait forcément un pour entrer dans l'Institut.
Enfin, il arriva à l'estrade, accompagné des six enfants qui se serraient derrière lui. Il fit un speech qu'Egrim n'écouta pas vraiment ; il n'avait pas de talent d'orateur, il se contentait de dire bienvenue aux nouveaux. Il leva une main dans leurs directions, applaudit quelquefois pour inciter les étudiants à faire de même, puis rendit la place aux professeurs. Ils trièrent les nouveaux par leurs dons ; trois se mirent près de Muglow, un s'avança vers la professeure qui s'occupait de leur apprendre à maitriser l'eau, et un autre pour la terre. La dernière, une fille aux cheveux si longs qu'ils atteignaient ses fesses, fit un pas vers Kurd avec un petit air timide.
— Oh, bon sang, grommela Tys. Je suis encore le seul télépathe...
Les professeurs quittaient l'estrade, suivie de leurs élèves. Egrim les apercevait leur donner quelques consignes, puis leur démontrer la cantine pour qu'ils puissent se servir. Kurd, en revanche, était resté sur l'estrade. Il fit signe à la nouvelle téléporteuse de suivre les autres, puis s'avança vers le micro. Son regard accrocha aussitôt celui d'Egrim.
— Une dernière petite annonce avant que je ne vous laisse manger en paix. La rumeur a surement déjà fait le tour de l'Institut, mais il faut bien lui souhaiter au revoir officiellement... Tu viens ici, Egrim ?
Egrim baissa la tête, se sentant rougir. Il avait eu son plein d'attention pour aujourd'hui. Il se leva et marcha lentement jusqu'à l'estrade, se postant près de son ancien professeur, les mains dans les poches et son regard se promenant un peu partout dans la cafétéria avec une visible nervosité. Kurd passa un bras autour de ses épaules, le serrant suffisamment fort pour que ça en soit douloureux, mais Egrim ne laissa rien paraitre.
— Egrim est ici depuis trois semaines exactement. Et ce matin, il a parcouru la course d'obstacles sans aucune embuche. Je n'ai pas le choix ; je lui donne la permission de nous quitter. C'est un téléporteur accompli !
Tous se mirent à applaudir et à siffler Egrim, qui s'efforça de sourire et de démontrer un peu de fierté. Même les autres professeurs se prêtaient au jeu, y allant de leur petits commentaires soufflés à l'oreille de leurs collèges.
Je suis vraiment tout un phénomène, pensa Egrim qui avait mal aux joues à force de sourire faux.
Kurd lui balança soudain un papier roulé, fermé d'un ruban bleu, en plein sur le torse. Egrim sursauta et le prit entre ses mains avant d'y poser le regard. C'était le certificat qu'il avait écrit ce matin, dans son bureau.
— Quand tu auras terminé de manger, tu pourras quitter l'Institut, fit Kurd. Une voiture t'attend devant l'entrée. Bonne continuation !
— Merci.
— Maintenant, hors de ma vue.
Ce n'était pas prévu, mais Kurd avait dit sa phrase dans le micro, se répercutant jusqu'au fond de la salle. Les élèves rirent pendant que les professeurs se lançaient des regards perplexes entre eux. Egrim se mordit la lèvre pour s'empêcher de pouffer, puis quitta l'estrade sans plus attendre. Une fois près de la table de Tys, il se retourna pour un dernier coup d'œil vers monsieur Kurd. Il rougissait sévèrement alors qu'il s'efforçait de garder la face.
— Ah, il va me manquer, avec son sarcasme, fit Egrim d'un air faussement ému.
— Je ne veux pas te décevoir, mais je ne pense pas que ce soit du sarcasme, répliqua Tys avec un sourire en coin. Sinon, on dirait bien que l'heure est arrivée ! Adieu, mon pote. Tu vas me manquer... un peu, en tout cas.
— Un peu, répéta Egrim en pouffant. D'où tu viens, déjà ?
— De l'île Nocksor.
— Je te retrouverais un jour.
— C'est une menace ?
— Carrément !
Les deux amis rirent d'une seule voix. Il jouait les indifférents, mais Egrim allait beaucoup manquer à Tys ; il était bien son unique ami, ici à l'Institut. Et qu'en serait-il d'après ? Personne ne voulait être ami avec des télépathes ni les approcher. Avec eux, il n'y avait plus aucune vie privée. Ils parvenaient même à implanter des idées dans la tête d'autrui et les manipuler aussi surement que des démons.
Les télépathes n'avaient pas très bonne réputation.
Egrim, sans savoir les pensées morbides qui avaient traversé l'esprit de Tys, risqua un dernier regard en direction des professeurs. Ils s'étaient un peu éparpillés dans la salle, le directeur avait déjà disparu, mais Muglow était toujours près de l'estrade. Il ne semblait rien faire en particulier, observant simplement autour de lui. Et soudain, ses yeux s'accrochèrent à ceux d'Egrim. Rien qu'une seconde, mais Egrim détourna tout de même la tête, son cœur faisant un bond douloureux dans sa poitrine.
— Il m'a vu, souffla Egrim.
— T'es debout au milieu de la cafèt', évidement qu'il te voit.
— Bye !
Et sans plus de cérémonie, Egrim disparut, laissant Tys en plan. C'étaient des adieux mémorables, ma parole, pensa Tys avec sarcasme. Je n'arrive pas à croire qu'il va vraiment me manquer.
Egrim avait fait un détour à sa chambre pour prendre l'autorisation de sortie et glisser le certificat dans sa grosse valise. Il la souleva ensuite, y mettant toutes ses forces, et se téléporta à l'entrée de l'Institut pour la reposer en soufflant. C'était sa mère qui avait fait ses bagages et elle y avait mis beaucoup trop de livres.
— Egrim Burlohq ?
Egrim releva les yeux pour croiser ceux d'un elfe dans un somptueux costume de cocher bleu aux boutons d'ors. Il avait même le chapeau haut de forme assorti. Il patientait près de la calèche, attelé à deux licornes.
— C'est moi.
— Quelle est votre destination ?
— Stanmore, fit Egrim avec un grand sourire.
— Vous avez l'autorisation ?
Le cocher présenta sa main gantée et Egrim y posa le papier. Il le lut rapidement, réprima un fou rire pour la dernière note du professeur Kurd, et hocha la tête en lui désignant la voiture. Egrim y entra alors que l'autre allait s'installer à l'avant pour prendre les rênes.
Egrim poussa sa valise dans un coin et s'assit sur l'une des deux banquettes rembourrées en tissus rouges, l'une en face de l'autre, et une secousse marqua le départ de l'Institut. Il souleva le rideau de la fenêtre à l'arrière pour voir le grand édifice en pierre sombre de six étages s'éloigner, alors qu'il suivait la longue route de brique. Au-delà du toit bleu, Egrim n'apercevait plus qu'une moitié de soleil tant il était incliné. La soirée était bien entamée et, il le savait, il ne serait pas de retour à Stanmore avant la nuit noire. Il aurait dont aimé pouvoir se téléporter directement dans sa ville natale, mais bien sûr, c'était impossible. Une soixantaine de kilomètres l'en séparait ; il ne pouvait se déplacer que par une cinquantaine de mètres, ce qui lui aurait nécessité plus ou moins mille-deux-cents bonds. Il préférait encore attendre une heure plutôt que de se tuer à la tâche.
Je ne serais pas à Stanmore avant la nuit. Comment ai-je pu croire que j'arriverais à Nashintill avant les trolls ?
Un sourire nerveux étira les lèvres d'Egrim alors que la seule solution restante apparaissait dans son esprit. Bon sang, est-ce que je suis désespéré à ce point ?
Oui. Oui, je le suis.
************
C'est suspect comment c'est toujours Egrim qui se retrouve avec des chapitres si long que je dois les couper en deux...
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