Chapitre 16
À Lunacader, la journée avait enfin commencé. Egrim s'était tenu tranquille ; il s'était servi un copieux petit déjeuner et avait pris une longue douche pour se rafraichir, puisque la vingtaine de téléportations qu'il avait faites en moins de dix minutes, ce matin, lui avait donné des sueurs froides. Le ventre plein, il avait assisté aux premières heures de cours, consacré à la théorie, en compagnie des sept autres téléporteurs de l'Institut. Il avait passé le temps au fond de la salle de classe, silencieux et tapant du pied d'une nervosité contenue, regardant partout pour s'imprégner du moment. Parce qu'il en était convaincu ; c'était sa dernière journée ici.
La théorie n'avait plus rien à lui apprendre ; il maitrisait. Parfaitement, même. Egrim s'amusait à observer les plus vieux, les élèves qui étaient là depuis quatre ou cinq mois, écouter attentivement le prof chauve expliquant toutes les raisons pourquoi une téléportation pouvait mal tourner.
Ce sont eux qui sont stupides ou moi qui suis un génie ? pensa soudain Egrim, le menton appuyé dans la paume et le coude sur son pupitre. Puis il pouffa de rire pour lui-même, reportant son regard vers un autre coin de la pièce. Je suis un génie.
— Tout le monde est prêt pour passer à la pratique, maintenant ? dit monsieur Kurd en claquant dans ses mains avec entrain.
Certains bondirent de leur chaise avec hâte ; d'autres se levèrent lentement, avec résignation. Egrim fut de la première catégorie, s'élançant pour rattraper le prof chauve qui s'apprêtait déjà à quitter la salle de classe pour aller à l'extérieur, dans la grande cour de l'Institut.
— Monsieur ! s'exclama Egrim en balançant des coups de coude contre ses camarades pour se rapprocher du prof. Je relance ma demande !
Le professeur leva les yeux au ciel et soupira subtilement, sans répondre. Il préférait jouer les sourds, espérant qu'Egrim se tannerait après un moment. Mais il le connaissait mal ; Egrim était du genre à ne jamais abandonner.
— Monsieur ! Eh, monsieur !
Frustré de se faire ignorer, Egrim se téléporta devant le prof, qui n'eut d'autre choix que d'arrêter la marche. Tous les étudiants qui le suivaient à la queue leu leu foncèrent l'un dans l'autre.
— Oh, Egrim ! s'énerva Kurd. Continue comme ça et tu seras de corvée à nourrir les grimbles !
— Monsieur, fit Egrim d'un ton à la fois patient et sérieux. S'il vous plait, je veux faire la course d'obstacles.
Tous les élèves pouffèrent de rire à la demande, se moquant d'Egrim qui ne leur accordait aucune attention. Ils savaient à quel point la course d'obstacles était difficile. Un seul d'entre eux l'avait déjà essayé et raté ; celui-là même qui était à l'Institut depuis bientôt cinq mois.
— Laissez-le tenter sa chance, monsieur, dit l'autre, un sourire de travers sur le visage. Ça le refroidira quand il aura une corde à travers le corps et suspendue à cinq mètres.
— Tu veux savoir ? s'énerva Egrim en s'avançant vers l'élève. Je l'ai déjà faite, la course d'obstacles, ce matin même ! Pourquoi j'insisterais autant si je n'étais pas convaincu que je puisse le faire ?
— Quoi ?! s'exclama soudain le professeur.
Il prit Egrim par le bras et le fit pivoter de force. Egrim grimaça, étonné, mais s'efforça de ne pas démontrer sa douleur. Tous les élèves s'étaient tus devant la mauvaise humeur de Kurd ; Egrim allait se faire gronder, ce n'était un secret pour personne.
— T'es en train de me mentir, là ? N'est-ce pas ?
— Non, monsieur, dit Egrim avec un calme olympique. J'y suis allé après que vous m'avez envoyé chier... pardon, je veux dire... Envoyer... déféquer.
Kurd dut prendre sur lui pour s'empêcher de gifler son élève.
— J'étais avec Rosa, continua Egrim. Puisque je ne suis pas suicidaire. Je m'étais cogné la tête au dixième obstacle, j'étais un peu étourdi. Mais c'était surement parce qu'il était sept heures du matin, je venais à peine de me réveiller, j'avais l'estomac complètement vide et c'était environ la vingtième téléportation que je faisais en cinq minutes. Là, je suis en pleine forme et convaincu que je peux faire mieux.
Kurd, tout autant que ses élèves, en fut bouche bée. Soit Egrim était un bon menteur, soit il était réellement un prodige.
— OK, très bien ! s'exclama le professeur. Tu vas avoir ce que tu voulais tellement ; tu vas faire la course d'obstacles. Là, tout de suite. Et j'espère que tu vas rater, ce serait bien fait pour toi, ajouta-t-il dans un grognement. Allez au sous-sol, en marchant, je vous rejoins avec les guérisseurs dans une minute.
Le professeur disparut soudain, laissant les huit jeunes téléporteurs derrière lui. Egrim sourit, fier d'avoir enfin eu ce qu'il voulait, jusqu'à ce que son regard croise celui de ses camarades qui le dévisageaient comme si une deuxième tête lui avait poussé.
— C'est vrai ? demanda l'un d'entre eux. T'as vraiment réussi la course ?
— Vous me croirez seulement si je vous montre, hein ? Eh bien, venez !
La tête haute, Egrim tourna les talons et continua son chemin dans les couloirs de l'Institut, marchant simplement vers les escaliers pour descendre jusqu'au sous-sol. À peine arrivé devant la double-porte de métal menant au gymnase, monsieur Kurd réapparaissait avec, à ses côtés, Rosa et le professeur des guérisseurs, une grande elfe blonde et au visage sérieux comme une statue. Kurd les lâchèrent pour déverrouiller l'entrée à l'aide de ses clés et, aussitôt fait, tout le monde pénétra dans le vaste espace.
— T'as eu ce que tu voulais, on dirait, dit Rosa en s'approchant d'Egrim. Tu y repars pour le deuxième round.
— Oh, ne t'inquiète pas, fit Egrim avec un sourire charmeur. J'en ai pour vingt secondes, top chrono !
Egrim se téléporta vers le fond de la salle, près de la ligne d'arrivée du dixième obstacle, pour enfiler les poids qu'il avait oublié de ranger ce matin. Les élèves et les deux professeurs allaient s'installer dans les gradins, chacun à différent degré d'excitation et de résignation. Egrim alla cette fois sur la ligne de départ et tourna la tête vers son professeur, incapable de se débarrasser de ses airs supérieurs.
— Egrim, bonne chance, fit Kurd dans un grognement. Et aux guérisseurs ; s'il se fait mal, laissez-le souffrir un peu.
Tous pouffèrent de rire à la demande, Egrim comprit. Il sourit de toutes ses dents, confiant, puis commença la course sans plus attendre.
Il lui fallut quinze secondes exactement pour traverser tous les obstacles sans le moindre inconvénient, et ensuite réapparaitre tout juste devant son professeur avec toujours le même sourire qui ne l'avait pas quitté.
Pourtant, plus personne ne riait.
— Oh, putain ! lâcha l'un des élèves.
— Langage ! s'exclama Kurd. Euh... Bon, Egrim, je suppose que je dois te faire des excuses...
— J'espère bien, ouais. Ça fait trois heures que j'attends pour ça.
Kurd prit une grande inspiration, s'efforçant de garder son calme. Ce qui le réjouissait le plus, là-dedans, était surtout du fait qu'il n'avait plus à supporter Egrim encore longtemps. Il se tourna vers la professeure guérisseuse.
— Je peux te confier mes élèves, deux minutes ?
Celle-ci hocha la tête, sans se prononcer. Kurd se leva de son banc, se téléporta aux côtés d'Egrim, lui prit le bras se téléporta encore une fois. Ils atterrirent tous les deux dans le bureau de Kurd, une toute petite pièce de travail dans laquelle Egrim était déjà venu une seule fois ; le jour de son arrivée à l'Institut, il y avait trois semaines. À l'époque, Kurd était souriant, lui souhaitant la bienvenue avec sincérité, alors qu'Egrim était si nerveux qu'il avait le visage crispé comme un constipé.
— Assieds-toi, Egrim.
Egrim ne se fit pas prier, jugeant qu'il avait assez fait la forte tête pour aujourd'hui. En réalité, ce n'était pas son genre de contester les professeurs ; il était un garçon sage, malgré quelques ratés qu'il lui valait de petites corvées de temps en temps. Mais Egrim en avait conscience ; s'il avait joué les gentils, il aurait attendu deux mois entiers avant que Kurd commence à lui proposer l'éventualité d'essayer la course d'obstacles. Deux mois, minimum ! Alors qu'il voulait partir aujourd'hui, à l'instant même.
— Je n'arrive pas à y croire, dit Kurd tout en fouillant dans l'un des tiroirs de son bureau. La semaine dernière, tu parvenais tout juste à te déplacer à un mètre... Qu'est-ce qui t'a motivé comme ça ?
Danayelle. Celle qui n'avait jamais réussi à maitriser son don avait, inconsciemment, aidé Egrim à maitriser le sien. Ironique.
— Je ne sais pas, dit Egrim en haussant innocemment les épaules. J'ai soudainement compris comment faire, c'est tout.
— Et tu as compris quoi, exactement ?
Kurd avait enfin trouvé ce qu'il cherchait, posant les deux papiers devant lui sur le bureau en s'armant d'une plume. Egrim parvint à lire à l'envers ; l'un indiquait « formulaire de départ ». Et l'autre, imitant un style parchemin à l'ancienne, disait « certificat de maitrise ». Egrim fut incapable de s'empêcher de sourire fièrement.
— Je ne sais pas, répéta Egrim. C'est instinctif. C'est comme si vous me demandiez comment je fais pour plier le bras.
— Comment savais-tu que tu étais prêt pour la course d'obstacles ?
— C'est un interrogatoire ? dit Egrim, commençant à s'impatienter.
Kurd posa sa plume pour lever les yeux sur son élève – son ancien élève. Il n'était pas encore midi et il avait l'impression que cette journée était beaucoup plus longue que la normale.
— Je me sentais prêt, c'est tout, dit enfin Egrim.
— C'est tout ? répéta Kurd d'un ton dur. Tu sais combien de téléporteurs se sont gravement blessés sur la course d'obstacles en croyant être prêts, alors qu'il ne l'était pas ?
— Beaucoup. Mais combien en ont eu de réelles séquelles ? Aucun ! répliqua Egrim. Les guérisseurs sont là pour ça, justement. Je ne risquais rien à essayer.
Kurd abandonna la cause, soupirant et secouant la tête de gauche à droite tout en se remettant à écrire les informations sur les papiers. Il sera bientôt parti, pensa-t-il pour s'aider à le supporter. Ce n'est pas le moment de frapper un élève.
— Tu avais hâte de sortir d'ici, alors ? dit-il d'un ton beaucoup plus léger.
— Eh bien, ma famille me manque, dit Egrim avec innocence. Et Stanmore. La technologie ! Vous savez que remplir tout ça irait beaucoup plus vite sur un ordinateur ? Vous auriez déjà fini !
Kurd se mit à écrire deux fois plus vite dans le simple but de lui donner tort. Il avait terminé le formulaire de départ, qu'il tendit à Egrim. Il le prit, le lisant avec un grand sourire au visage.
En date d'aujourd'hui mardi 8 juin, je professeur Kurd Lelodorel autorise Egrim Burlohq à quitter l'Institut en raison de maitrise du don. Information supplémentaire : J'espère ne jamais te revoir, petit insolent.
— Joli nom de famille, monsieur. Et pas très professionnel de votre part, en passant.
— Tu n'es plus mon élève ; je ne suis plus ton professeur. On peut se tutoyer, avec quelques extras.
Egrim sourit, presque touché par l'intention. Puis pouffa de rire, incapable de garder son sérieux.
— Quand est-ce que je pourrais partir, alors ?
— Des nouveaux devraient arriver en soirée ; tu pourras repartir avec la même voiture.
— Une voiture, repéra Egrim. Enfin, la technologie.
— J'aurais dû être plus clair. C'est une calèche.
Egrim soupira en levant les yeux au ciel.
— Sinon, je suis vraiment votre record, monsieur ?
— Je ne suis pas le plus ancien. Ça ne fait que cinq ans que je travaille ici. En cinq ans, oui, tu es le plus rapide. Mais il y en a eu quelques-uns, avant mon temps, qui sont reparti bien plus vite que toi.
Kurd se remémora l'anecdote, racontée par les autres professeurs. Souvent, les plus prompts à quitter l'Institut étaient les guérisseurs. C'était un don très facile à maitriser, et même pour ceux qui n'y arrivaient pas, ce n'était pas un don qui risquait de faire du mal à quelqu'un. Les élémentaux prenaient en général un ou deux mois. Et les psychiques, tels que les téléporteurs, télékinétiques et télépathes, atteignaient généralement les six mois.
Et il y avait ce petit ingrat qui partait au bout de trois semaines...
Kurd s'efforça de retirer l'idée qui lui était venue à l'esprit. Ne surtout pas dire ce que je pense, ne surtout pas enfler sa tête déjà assez grosse comme ça. Chaque chose en son temps. Et si j'ai raison, il n'aura qu'à le découvrir par lui-même.
Il termina d'emplir le certificat et le retourna pour permettre à Egrim de le lire. Il avait sorti sa meilleure calligraphie pour en faire un document officiel ; pas question d'écrire là-dessus qu'Egrim était insolent, même s'il en avait envie.
— Je te le rendrai ce soir, avant que tu partes. Pour l'instant, je le garde avec moi. Mais je peux te donner ceci...
Kurd s'inclina légèrement pour atteindre l'un des tiroirs de son bureau. Il trouva un petit sac de toile, pigea dedans et en ressortit un badge qu'il tendit à Egrim. Celui-ci le prit du bout des doigts, son cœur faisant un bond dans sa poitrine. Il avait déjà vu cet objet ; tous ceux qui maitrisaient un don étaient tenus à le porter en public. Il avait la forme d'un bouclier, bleu marine, et le contour gris métallique. Au centre, du même gris, apparaissait un « I » pour Institut. Et dans le coin à gauche, embarquant légèrement au-dessus du I, une spirale à l'intérieur d'un triangle, en or, représentait le symbole des téléporteurs.
— Il faudra que tu le portes en tout temps quand tu sortiras... un peu comme l'insigne d'un policier.
— Ça va, je connais tout ça, dit Egrim en le glissant dans la poche de son pantalon. Ma mère aussi a un don. Elle l'a toujours sur elle dès qu'elle quitte l'appartement.
— Très bien... Si tu sais déjà tout, tu peux sortir de ma vue.
Egrim s'inclina avec respect, puis disparut aussi sec. Le professeur Kurd lâcha un soupir retenu depuis trop longtemps, levant les yeux vers le plafond de la petite pièce. Je l'emmerde, ce gamin.
Egrim réapparut dans sa chambre, le sourire aux lèvres. En sautillant d'excitation, il posa l'autorisation de sortie sur son bureau et se mit à vider ses tiroirs, emplissant la grosse valise qui était cachée sous son lit. Je pars ce soir ! J'arrive, Danayelle !
Quand il eut fini, quelqu'un cogna à la porte. Et sans attendre la permission, Tys entra dans la pièce, refermant derrière lui.
— Mec, je vais devenir fou. J'entends ton nom dans les pensées de tout le monde. C'est vrai que tu pars aujourd'hui ?
Tys avait déjà perçu la réponse dans sa tête, mais il laissa tout de même, par politesse, la possibilité à Egrim de s'exprimer.
— Ouais ! Ce soir, quand les nouveaux arriveront. Et regarde !
Il sortit le blason de sa poche pour le montrer au télépathe. Celui-ci siffla, impressionné par la brillance de l'objet.
— Maintenant, je vais me la couler douce. Et j'irai voler la carte à Muglow juste avant de partir. Comme ça, il ne risquera pas de me soupçonner ! Ou du moins... s'il me soupçonne quand même, il ne me suivra pas jusqu'à... euh, je sais plus.
— Forêt Nashintill, fit Tys. Il ne te suivra pas jusqu'à Nashintill. Non, il est plutôt du genre à envoyer des trolls à tes trousses. En fait... t'arrives trop tard, mec. Ils ont attaqué.
Le sourire d'Egrim disparut alors qu'il était figé au milieu de sa chambre. Tys détourna le regard, mal à l'aise.
— C'était il y a plusieurs heures. À neuf heures, pour être précis. Heum... eh bien, si ça peut te réconforter, elle n'est pas morte. Mais blessée. Et ils vont s'essayer à nouveau. Pendant la nuit, je crois, pour tenter de les avoir par surprise.
Egrim demeura muet, étonné de ce qu'il entendait. Danayelle était vraiment blessée ? Et le danger n'était toujours pas écarté ? Il faut que je la retrouve, pensa-t-il au désespoir.
— Cette nuit sera longue, dit Egrim d'un ton étrangement grave. Mais je te jure que je vais la retrouver avant ces foutus trolls.
— Eh bien... Bonne chance, mon pote. Et compte sur moi ; je serai présent à tes funérailles.
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