Chapitre 12

Leerian, Danayelle et Mishi s'étaient arrêtés dans une forêt pour se reposer, se remettre de leur émotion. Ce n'était pas Celeyste ; l'endroit s'appelait Nashintill et était beaucoup plus petit. Moins dangereux, au soulagement de Danayelle. Ils s'y étaient aventurés assez profondément pour éviter les risques que les trolls tentent de les traquer, sans pour autant aller trop loin. Leerian était trop mal en point pour courir pendant des heures ; rien que vingt minutes avaient été un supplice pour lui.

À bout de souffle, il se laissa tomber au pied d'un arbre, les jambes repliées et les bras serrés autour de son ventre.

— Comment tu te sens, Leerian ?

Il leva les yeux vers Mishi qui s'était assise en face de lui. Elle avait un peu de sang séché sur le menton, ce qui n'aidait pas Leerian à pour contrôler son estomac.

— Je ne vais pas vomir, si c'est ta question, dit-il d'une voix faible. Tout est déjà sorti...

Danayelle s'approcha à son tour, restant debout près d'eux. Elle ressentait une vive émotion face à la trahison de son professeur et elle devait se concentrer de toutes ses forces pour ne pas laisser libre cours à sa télékinésie. Elle avait encore l'épée de Leerian à la main.

— Alors qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? demanda Mishi. C'est fini ? On retourne à la maison ?

— Demain, fit aussitôt Leerian. Je n'ai pas la force de faire un pas de plus...

— Oui, on va rester ici pour la nuit, dit Danayelle. Et... on verra demain.

Le soleil commençait déjà à décliner. L'obscurité n'était plus très loin ; la lune était visible, même si ce n'était plus qu'un croissant. Trop peu pour avoir un quelconque effet sur Leerian qui somnolait dans son coin. Mishi prit son sac qu'elle avait toujours sur ses épaules et en sortit une couverture pour en abriller l'elfe, ne laissant que ses yeux mi-clos en dépasser.

— Il va s'en remettre, hein ? fit Mishi en se tournant vers Danayelle.

— Oh, oui, ne t'inquiète pas. Il va juste passer une mauvaise nuit.

— J'ai l'habitude, marmonna Leerian.

— Comment ça ?

Leerian ne répondit pas, feignant une grimace de douleur.

— Arrête de lui poser des questions, dit Danayelle. Laisse-le dormir. On devrait tous dormir et, demain matin, on pourra... décider de ce qu'on ferra.

— Mais les trolls ? Est-ce qu'on devrait... je ne sais pas, monter un tour de garde ?

Danayelle prit un moment pour réfléchir. Elle ignorait si c'était vraiment une bonne idée, mais il était certain que ça l'aiderait pour accomplir le plan qu'elle avait en tête.

— Oui, d'accord, dit-elle enfin. Je vais prendre le premier, dans ce cas. Tu prendras le deuxième, et...

Danayelle risqua un regard vers Leerian. Il avait le teint verdâtre et de la sueur plaquait ses cheveux gris sur son front.

— Je reprendrai le troisième.

Danayelle hocha la tête pour elle-même, essayant de se convaincre que ce ne serait pas autant pénible que ça en avait l'air, puis s'éloigna un peu pour s'assoir au pied d'un autre arbre.

Profitant qu'elle n'était plus près d'eux, Mishi se pencha légèrement pour se rapprocher de Leerian.

— Je suis vraiment désolé pour toi, dit-elle dans un murmure.

— Ne t'inquiète pas, j'irai mieux demain...

— Non, je veux dire... enfin, oui, ça aussi. Mais je voulais parler de... tu vois, avec les trolls. Tu as été obligé de raconter toute ton histoire alors que je sais que tu n'en avais pas envie.

Leerian baissa les yeux, resserrant la couverture autour de ses épaules. Il se sentait mal, et ce n'était pas qu'à cause de l'empoisonnement alimentaire.

— Je sais ce que tu penses, dit-il après un court moment de silence. Que j'aurais tout gardé avec moi jusqu'à la tombe. Mais c'est faux... avec toi, en tout cas. J'aurais répondu à toutes tes questions... seulement, je n'en étais pas encore prêt. Je te rappelle que tu es la première amie que j'ai eue depuis... depuis toujours, en fait.

— Alors tout ce que tu as dit aux trolls... tout était vrai ?

— Oui.

— Tes parents ont été tués par des loups ?

Leerian détourna le regard. Son cœur pesait lourd dans sa poitrine.

— Oui, fit-il d'une toute petite voix.

Mishi prit l'une de ses mains entre les siennes. Elle sentait l'émotion que tentait de réprimer Leerian, sans se douter que c'était, encore une fois, la honte face au énième mensonge qu'il venait de lui servir.

— Tu sais, ma mère est morte depuis trois ans. Bien sûr, je n'ai pas manière à me plaindre, j'ai encore mon père... tout ce que je veux dire, c'est que je comprends la peine que tu peux ressentir. Je suis passée par là, moi aussi. Elle a été tuée par un loup-garou.

Leerian sentit son cœur se contracter douloureusement, lui coupant le souffle pendant une seconde. L'atroce révélation résonnait à ses oreilles, accentuées par cette possibilité qui lui tournait en boucle dans la tête ; était-ce moi ? Est-ce que j'ai tué la mère de Mishi ?! Il n'en avait aucun souvenir, mais il y avait tout un tas de choses qu'il oubliait pendant ses transformations. Tout était comme un rêve ; parfois, il se souvenait de tout, et à d'autres moments, il était incapable de se rappeler quoi que ce soit.

— Ne t'en fais pas, Leerian, fit Mishi d'une voix douce. C'était il y a longtemps.

Leerian hocha lentement la tête, sans rien dire. Mishi était inquiète de son soudain mutisme, mais préférait ne pas en faire de cas. Elle lui tapota la main, puis la lâcha et alla s'installer un peu plus loin pour dormir.

Danayelle avait tout entendu de cette conversation. Elle lança un regard discret vers Leerian. Elle le sentait ; sa réaction n'était pas normale.

*

Une heure plus tard, la nuit était définitivement tombée. Deux heures plus tard, Leerian et Mishi dormaient à point fermé. Et trois heures plus tard, Danayelle avait regroupé assez de courage pour mettre son plan à exécution.

Depuis le village d'Yglas, ils avaient fait une ligne droite pour atteindre ce coin de forêt. Elle n'avait aucun doute qu'elle saurait le retrouver, malgré son sens inexistant de l'orientation. Dans la noirceur ambiante, elle se leva de sa couche, constituée de ses vêtements de rechange jeté au sol, et quitta leur petit campement pour retourner à Yglas sans un bruit, l'épée de Leerian à la main. Mishi était difficile à réveiller, et Leerian, toujours malade, dormait beaucoup plus durement que ses derniers jours.

Danayelle n'avait aucune raison d'associer son bon sommeil avec la phase lunaire.

Ce fameux plan qu'elle avait derrière la tête était tout simple ; aller à la maison au toit rouge. Quand ils y étaient arrivés pour la première fois, elle y cherchait un mage... avant de découvrir qu'il n'y en avait eu aucun. Ensuite, ils avaient donc cherché un moyen de sortir. Pourtant, tout ce que Danayelle avait trouvé, c'étaient des livres.

Au diner, le chef troll avait fait sa grande révélation ; il y avait bel et bien eu un mage ici, à Yglas ! Était-il possible que tous ces livres qu'elle avait su trouver, sans jamais prendre la peine d'en lire les titres, fussent en réalité des ouvrages de magies ? Danayelle avait eu si honte de ne pas y avoir pensé plus tôt qu'elle n'avait même pas osé en parler avec Mishi et Leerian. Après tout, Leerian était malade et Mishi... juste une sirène. En cas de pépin, ils seraient tous deux des fardeaux, et la curiosité ne lui permettait pas d'attendre une meilleure occasion.

Il fallait qu'elle retourne voir ces livres tout de suite.

Malgré l'obscurité, Danayelle avait une bonne vision. Elle venait tout juste de ressortir de la forêt, le village d'Yglas s'étendant devant elle en ligne droite. Il n'y avait aucun troll à l'horizon, et il devait bien être près de minuit. Les chances qu'elle en rencontre un était minime, mais elle resserra tout de même ses deux mains autour de la garde de l'épée. Si Leerian sait que je suis parti avec son joujou, il va me tuer, pensa-t-elle soudain. Puis elle pouffa de rire ; le grand roi Celeyste n'avait pas plus d'autorité qu'un chiot égaré.

Convaincu qu'il n'y avait aucun troll pour la voir, Danayelle s'élança à toute jambe sur la route de terre battue, sprintant à une vitesse qu'aucun troll n'aurait pu atteindre. En une dizaine de secondes, elle était déjà devant son objectif ; la maison au toit rouge.

Un regard à gauche et à droite, puis elle s'engagea sur le perron et dans la maison. La porte d'entrée était encore entrouverte. À l'intérieur, il faisait sombre comme dans un puits, et Danayelle sentit monter en elle la nervosité qui l'avait épargnée jusqu'à maintenant.

Le vent frais de la nuit lui procurait des frissons alors qu'elle s'avançait lentement, un pas à la fois, dans la petite habitation. Même si elle n'y voyait presque rien, elle se souvenait parfaitement où étaient les objets et savais où mettre les pieds pour éviter au maximum de faire du bruit. Elle alla dans la seconde pièce, celle où il n'y avait qu'un lit de paille et quelques étagères le long du mur de bois.

Danayelle posa précautionneusement l'épée sur le lit et s'agenouilla devant le meuble. Il y avait une dizaine de livres de différentes tailles. Elle prit le premier entre ses mains et s'efforça de lire le titre, mais il faisait si sombre qu'elle n'arrivait pas à voir les lettres. Elle passa ses doigts au-dessus du titre en relief, ferma les yeux et se concentra de toutes ses forces... mais ne parvint à rien de concluant. Perdant patience, elle remit le livre à sa place et en pigea un autre. Si seulement j'avais une lampe torche avec moi... Mais bien sûr, elle aurait eu trop peur d'alerter les trolls pour l'allumer.

Plusieurs livres défilèrent ainsi, sans qu'elle ne puisse deviner le moindre titre. Arrivée au sixième, cependant, elle fut surprise du poids de l'ouvrage. Si les précédents ne devaient pas avoir plus d'une centaine de pages, celui-là devait bien en avoir dans les cinq-cents, au bas mot. Et si c'était effectivement un grimoire, eh bien, celui-là était bien fourni. Si je n'ai pas trouvé la pierre magique ici, je trouverais peut-être, au moins, un indice dans ce livre.

Elle prit son sac qui était toujours accroché à son dos et le fourra à l'intérieur, s'efforçant de réprimer un sourire. Je ne suis peut-être pas venu jusqu'ici pour rien, finalement.

Danayelle s'arrêta soudain dans son mouvement, ses longues oreilles ayant capté un bruit non loin. Puis elle s'activa à nouveau, remettant son sac sur ses épaules et empoignant l'épée de Leerian à deux mains, son cœur battant avec force. La vitre de la fenêtre à sa gauche tremblait par la faute de sa nervosité.

Ce n'est rien, je m'imagine seulement des choses...

Elle prit plusieurs grandes inspirations, essayant de se calmer, puis risqua un regard par la fenêtre qui s'était arrêtée de trembler. Dehors, un troll marchait dans la rue. Que faisait-il exactement ? Peut-être était-il simplement un couche-tard en proie aux insomnies ? Mais peut-être était-il aussi un patrouilleur qui cherchait pour elle ! Après tout, qu'est-ce qu'elle en savait ? Peut-être que les trolls étaient toujours décidés à la tuer. Il était sûr, dans tous les cas, que ce n'était pas Leerian qui leur aurait convaincu d'y renoncer.

Danayelle jura à mi-voix, ses pensées la ramenant, comme souvent, à Outré. Elle aurait tant aimé avoir la faculté de se téléporter, en ce moment ! Retour direct à la forêt auprès de ses amis, sans le moindre incident. Mais évidemment, ce petit crétin aux cheveux de neige avait préféré rester tranquille à l'Institut plutôt que de l'accompagner.

Danayelle regarda à nouveau par la fenêtre, ne laissant dépasser que ses yeux. En réalité, elle le savait, il y avait très peu de chance qu'elle se fasse voir. Les trolls n'avaient pas une très bonne vision et, de nuit, ils étaient pratiquement aveugles. Mais il suffisait qu'un seul ne la remarque pour alerter le village entier. Même si elle aurait pu les envoyer valser d'un coup de télékinésie, comme elle l'avait déjà fait un peu plus tôt, elle préférait éviter. Les risques qu'elle en tue un accidentellement étaient trop grands.

En même temps qu'elle y pensait, la blonde baissa les yeux vers l'épée qu'elle avait toujours entre les mains. Après tout, je ne cherche qu'à les empêcher, eux, de me tuer. Légitime défense, ce n'est pas si mal, non ?

Danayelle prit une grande inspiration, hochant la tête pour elle-même. Je ne peux pas rester ici indéfiniment.

Elle quitta la petite pièce pour revenir à la cuisine, s'approchant doucement de la porte d'entrée toujours ouverte. À l'extérieur, le troll avait dépassé la maison ; elle n'en voyait que son dos. Sans attendre que sa chance ne tourne, Danayelle courut à pleine vitesse, en ligne droite pour aller se cacher derrière la maison d'en face. Le temps que le troll ne se retourne, se demandant ce qui avait fait ce bruit, l'elfe était déjà loin.

Danayelle soupira ; le danger était écarté. Elle n'avait plus qu'à rester à l'ombre des habitations et courir jusqu'à la forêt. Elle se retourna et, soudain, fit face à un troll.

Elle ignorait que celui dans la rue était loin d'être le seul à patrouiller, cette nuit-là. Plusieurs étaient cachés dans chaque recoin du village rien que pour elle. Danayelle eut un hoquet de surprise alors que le troll lâchait un grognement bestial, refilant la chair de poule à la blonde. Le troll approcha les mains dans l'intention de l'attraper, peut-être même lui casser le cou sans aucune once de pitié.

Danayelle réagit la première ; elle leva l'épée de Leerian et l'enfonça sans réfléchir dans le ventre du monstre. Il poussa un gargouillis, ses petits yeux noirs écarquillés de stupéfaction. Sa large bouche s'ouvrit et un filet de sang glissa de ses lèvres sous le regard médusé de Danayelle.

Le troll tomba à genoux, puis sur le flanc. Danayelle retira l'épée, une longue traînée de liquide sombre dégouttant de la lame d'argent.

Le cœur pompant à toute vitesse, son esprit carburant encore plus vite, l'elfe se remit à courir vers la forêt, préférant laisser le problème derrière elle.

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