Chapitre 1

Leerian avait passé une mauvaise nuit.

Ses longs doigts enroulés autour de sa tisane aux fruits des champs, il essayait d'oublier les douze dernières heures de sa piètre existence. Mais comme toujours, les évènements avaient été trop violents, trop douloureux. Malgré l'habitude, ça ne devenait jamais facile. C'était, au contraire, de pire en pire.

Leerian leva les yeux de sa tasse pour regarder autour de lui. Dans la petite pièce de sa cabane, il n'y avait que le strict nécessaire pour un survivaliste en forêt. Une table en bois et quatre chaises assorties, même si personne d'autre que lui ne s'y était assis depuis plusieurs années. Une collection de vaisselle, même s'il n'avait jamais rien à cuisiner, en dehors de ses tisanes. Quelques décorations, des sculptures en forme de cerf ou de jolies pierres laissées un peu partout dans les coins ou les étagères. Dans la pièce d'à côté, il y avait un lit. Et accroché sur le mur du fond, détonnant entièrement du style rustique, une épée en or. C'était très peu, mais c'était pourtant tout ce qui constituait la maison de Leerian.

S'il n'y avait plus qu'une seule chose à mentionner, ce serait peut-être la porte, en bois comme tout le reste. Elle pendait sur ses gonds, laissant l'air frisquet du matin entrer dans la pièce. Du sang en barbouillait la moulure, un bout de fourrure argenté collé dedans, et une longue chaine de fer trainait au sol.

La nuit dernière, Leerian n'avait pas bien serré la chaine... et la bête s'était échappée. Lui, Leerian, il s'était échappé.

Leerian ferma les yeux. Un frisson lui traversa le dos.

S'efforçant de reprendre contenance, il avala une première gorgée de sa tisane qui refroidissait. Le gout des baies sauvages se mêla atrocement à celui, plus fort, du sang qui lui barbouillait encore le visage et les lèvres. Un haut-le-cœur monta en lui et il s'empressa d'appuyer son poing contre sa bouche.

Leerian était un elfe. Une race humanoïde qui aime manger des fruits et des légumes exclusivement. Ils sont ce qu'on peut appeler des végétaliens. Mais la bête, à l'intérieur de Leerian, était purement carnivore.

J'ai besoin d'air, pensa platement Leerian. Il se leva de sa chaise, très lentement. C'était le matin et il se sentait épuisé et à bout de force ; tous ses muscles tremblaient au moindre effort, comme s'il n'avait pas dormi depuis des semaines. 

En plusieurs petits pas, il atteint enfin la porte. Il fit attention de ne pas marcher dans une flaque de sang, la contournant soigneusement, avant d'arriver dehors, au cœur de la forêt Celeyste. Il prit une grande bouffée d'air et s'appuya contre le mur extérieur de sa cabane, se permettant un sourire las en apercevant toute cette magnifique verdure. Un immense pommier lui faisait face, ses branches s'écartant dans toutes les directions. Des arbres plus petits le contournaient. Des fleurs jaunes et roses couvraient le sol. Une dizaine de pixies volaient librement, ces êtres qui ressemblaient à des fées, mais qui faisaient la taille d'un insecte.

Quelques animaux auraient bien pu terminer le tableau, s'il n'y avait pas cette bête qui vivait tout près. Partout ailleurs dans la grande forêt, les lapins, blaireaux, écureuils et tous les autres n'avaient pas peur des elfes et se laissaient approcher sans crainte. Ici, ils avaient de bonnes raisons de garder leur distance ; Leerian en voyait donc très rarement.

— C'était un vrai carnage, hier soir. Je vais en faire des cauchemars.

Leerian ignora la voix fluette et agaçante de la pixie qui s'était posée sur son épaule. Il se pencha pour attraper une pomme et croqua dedans. Puis grimaça en sentant encore le sang sur ses lèvres.

— Tu sais, continua la pixie, ce n'est pas ton sang que tu goutes là.

La pixie sauta de son épaule et vola devant Leerian. Bien qu'elle ne faisait pas plus de trois centimètres, Leerian la trouvait jolie. Avec ses yeux d'elfe, semblables à ceux des chats, il lui était facile d'apercevoir tous les petits détails. Il voyait parfaitement à quoi ressemblait celle-ci ; elle avait des cheveux bruns et était habillée de ce qui semblait être un pétale de lys rose. Ses grandes ailes de papillon étaient du même rose, et tachetées de blanc.

C'était la première fois que Leerian rencontrait celle-là. Mais il ne s'en inquiétait pas ; les pixies avaient un sens social très différent des autres. Elles n'avaient pas besoin d'amis pour être gentilles avec tout le monde, pas même un pauvre elfe d'à peine dix-sept ans, orphelin depuis cinq ans, et atteint de lycanthropie depuis aussi longtemps.

— Tu as tué un cerf. Tu lui as tranché la tête, ouvert le ventre et dévoré son cœur.

— C'est vrai ? fit Leerian d'une toute petite voix.

— Pourquoi j'inventerais ? C'était déjà assez dégoutant à regarder.

Leerian aurait voulu croire que c'était un mensonge. Pourtant, des brides de mémoire revenaient à la surface. Il se souvenait d'un cerf, il se souvenait d'avoir mangé l'organe dégoulinant de sang, encore battant entre ses doigts griffus.

Une larme amère glissa de son œil. Il se répugnait.

— J'ai besoin de vacances, souffla Leerian. Je n'en peux plus de tout ça...

— Va vers le sud, proposa la pixie. Tu y trouveras quelque chose qui te remontera le moral.

— Il y a quoi, vers le sud ?

Malgré son scepticisme, il s'avançait déjà dans cette direction, prenant à gauche du grand pommier. Qu'avait-il de mieux à faire, de toute façon ?

— Je n'en sais rien.

La pixie s'envola sur ces paroles, abandonnant Leerian à sa solitude. Ça aurait pu en être absurde si ces petits êtres n'avaient pas toujours raison. Et quand elles donnaient des conseils, il fallait les suivre, aux risques de s'attirer la malchance. Leerian en était conscient, il avait vécu avec ces créatures toute sa vie, et c'était pourquoi, le cœur gros et les jambes lourdes, il marcha à pas lents vers le sud.

Pitié, faites que ce quelque chose sache remonter mon moral. Il est sacrément bas, depuis plusieurs années...

*

Leerian était à bout de force, ce qui ne l'avait pas empêché de marcher pendant cinq heures à travers la forêt. D'un pas toujours aussi lent et désintéressé, il avait enjambé des rivières, grimpé des collines et traversé des troupeaux de licornes. Il ne s'arrêta qu'une fois face à un grand lac, droit dans sa trajectoire. Leerian soupira, lassé de sa vie entière, et s'assit sur la berge. Il ne s'était jamais autant éloigné de sa maison et ça l'inquiétait un peu. Même si les elfes avaient généralement un excellent sens de l'orientation, Leerian était du genre à douter de lui-même. Il avait peur de ne plus savoir retrouver son chemin s'il contournait le lac, car cela impliquait de ne plus faire de ligne droite.

Tant pis pour ce qu'avait dit la pixie. Elle s'était trompée. Il n'y a rien, au sud.

Leerian trempa ses mains dans l'eau et s'en aspergea le visage, lavant le sang qui le couvrait depuis ce matin. Il sentit sous ses doigts les deux cicatrices au coin de sa mâchoire, du côté droit. C'était un souvenir d'il y a plus de cinq ans déjà, du loup-garou qui avait tué ses parents. Leerian ignorait encore comment il avait pu survivre à cette nuit, mais il aurait de loin préféré partir avec eux.

Leerian regarda son reflet dans le lac. Il était petit pour un elfe, faisant à peine un mètre soixante-dix. Mais ses yeux de chat aux couleurs d'or, ses cheveux argentés et ses oreilles pointues ne pouvaient porter à confusion. Il était le dernier de la famille des Celeyste, les elfes qui avaient donné leur nom à cette forêt. C'était, en quelque sorte, son royaume. La seule raison pour laquelle ce ne l'était pas réellement remontait à plus de mille ans, quand ses ancêtres s'étaient battus contre les hommes... ils avaient gagné la guerre, mais pas cette bataille-là, celle qui s'était produite dans cette forêt. Maintenant, plus aucun elfe n'habitait la région... sauf Leerian. Tous étaient partis vers les villes, s'étaient mélangés aux autres espèces humanoïdes. Ils avaient abandonné la vie de plein air pour raser les arbres et faire pousser des gratte-ciels. Même si Leerian n'en avait jamais vu, il savait déjà qu'il n'aimerait pas ça. Il préférait encore rester ici, seul, dans sa forêt.

En plus, s'il fallait qu'il passe une pleine lune au cœur d'un endroit surpeuplé, ça se terminerait à coup sûr en bain de sang.

Un léger clapotis en provenance du lac surprit Leerian, qui quitta enfin la contemplation de son propre reflet. À quelques mètres de lui, dans l'eau, une tête en dépassait. Il n'y avait de visible que des cheveux noirs et des pupilles d'un étrange violet éclatant. Le reste était submergé.

Leerian sentit son cœur se contracter de peur. Ce n'était pas une elfe. Il était impossible que ce soit une lutine. C'était peut-être une femme ? Y avait-il réellement des hommes et des femmes, dans la région ?

Leerian plissa des yeux tout en se levant lentement. Sans bouger d'où il était, sa vision sembla se rapprocher considérablement du visage dans l'eau. Il distinguait tous les détails de sa peau grâce à sa vision d'elfe, il voyait ses pores, l'espace entre ses cils, les gouttes glissant de sa chevelure. Et il voyait... des écailles de poissons. Sur ses tempes et son front.

— Une sirène ?!

Il hurla de panique avant de tourner les talons et de prendre ses jambes à son coup. Quelles étaient les chances de rencontrer une sirène en pleine forêt ? Ces êtres qui violaient et dévoraient tous les mâles qu'elles pouvaient trouver, peu importe la race ? Leerian avait beau ne pas tenir à sa vie, il n'avait pas envie de terminer comme ça !

— Non, attends ! Arrête-toi !

Leerian ayant vécu avec des pixies, il avait l'habitude d'obéir quand on lui donnait un ordre. Il s'arrêta alors et se retourna vers la sirène. Elle était toujours dans le lac, mais il apercevait maintenant son visage en entier, ainsi qu'une partie de son corps. Sa poitrine était recouverte d'un vêtement rose, ce qui étonna Leerian. Il se risqua même à faire un pas vers elle.

— Je ne voulais pas te faire peur, je suis désolée, dit-elle. Je t'assure que je ne suis pas sauvage. Je m'appelle Mishi. Et toi ?

Pour toute réponse, Leerian lâcha un petit rire nerveux. Il était vrai qu'il existait deux sortes de sirènes ; les sauvages cannibales, et celles qu'on appelait domestiques, qui étaient beaucoup plus, en quelque sorte, civilisées.

— Leerian, marmonna celui-ci. Et... désolé d'avoir eu peur. Je ne voulais pas te froisser. Tu ne vas pas me violer et me manger, quand même ?

Mishi éclata de rire à son tour. Un son joyeux et cristallin, qui remonta miraculeusement un peu le moral de Leerian. J'ai peut-être bien fait d'écouter la pixie.

— Non, voyons. Je te le répète ; je ne suis pas sauvage.

— Mais tu n'es surement pas une domestique si tu vis seule en pleine forêt.

Leerian pinça les lèvres. Il ne voulait pas manquer de tact, il n'avait simplement pas l'habitude de parler avec autres choses que des pixies. Il soupira et secoua la tête.

— Je suis désolé...

— Ne le sois pas. Tu te retournes ? Je vais sortir, si tu permets.

Pouvait-il lui faire confiance ? Bien qu'elle lui avait répété ne pas être sauvage, les sirènes étaient toujours du genre sournoises et imprévisibles.

— D'accord, ne te retourne pas, dit Mishi en faisant la moue. Essaie au moins de ne pas trop me reluquer.

Mishi nagea jusqu'à la berge. Leerian apercevait sa longue queue de poisson derrière elle, d'un violet foncé, battant l'eau en rythme et projetant quelques gouttelettes. Arrivée au bord, elle se hissa sur la terre à la force de ses bras. Aussitôt sortie du lac, sa queue se divisa en deux jambes humaines et parsemées, à quelques endroits, d'écailles reptiliennes. Elle se dépêcha ensuite d'enfiler un pantalon qui trainait là, et Leerian détourna enfin le regard, se sentant rougir.

— J'ignorais totalement que des sirènes vivaient ici, dit Leerian d'un ton coupable.

— Et moi, je croyais que les elfes avaient tous déserté la région.

Leerian releva les yeux vers Mishi. Elle avait terminé de s'habiller et s'approchait lentement de Leerian, laissant tout de même deux mètres de sécurité.

— Je suis le dernier, probablement, lâcha Leerian malgré lui.

— Tu ne dois pas voir de gens souvent, alors.

Leerian secoua platement la tête. Il avait trop honte pour avouer qu'elle était la première humaine qu'il rencontrait depuis cinq ans.

Mishi dût se rendre compte de la tristesse que Leerian tentait de camoufler, car elle fit un pas de plus vers lui. Un mètre les séparait maintenant.

Elle est jolie, pensa Leerian. Bien sûr, les sirènes étaient toujours jolies. Et bien sûr, Mishi était la première qu'il n'avait jamais rencontrée. Mais celle-ci, tout de même, lui semblait vraiment très jolie. Avec ses longs cheveux de jais, sa bouche en cœur et ses yeux violets.

— Leerian, c'est ça ? Je t'invite. Viens chez moi.

— Où ? s'inquiéta Leerian.

— Chez moi. Ce n'est vraiment pas loin, je te rassure. Et je sais que mon père sera ravi de t'accueillir pour le diner.

Pour le diner. Leerian se revit, en flash, dévorer le cœur d'un cerf.

Il n'avait pas faim.

— Euh... Non... Je suis désolé, je ne peux pas...

— Oh, mais je suis idiote ! s'exclama Mishi en éclatant de rire. Les elfes ne mangent pas de viande, pas vrai ? Ce n'est pas grave ! On trouvera des baies pour toi.

Elle était si enthousiaste... comment Leerian aurait-il pu refuser ?

— D'accord, alors...

Mishi sauta de joie en tapant dans ses mains. Elle était si heureuse à la simple idée de faire entrer un elfe chez elle. Pas spécialement Leerian ; elle ne voyait que le fait qu'il soit un elfe, parce qu'elle n'en avait jamais rencontré avant. Et surtout, une vieille légende racontait qu'inviter un elfe chez soi marquait le début d'une aventure. Et Mishi ne rêvait que de ça.

(Leerian en image)

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