Tout en jouant avec de petites flammèches qu'elle faisait apparaître au bout de ses doigts pour s'occuper les mains, Ruby ressassait encore une fois la discussion qu'elle avait eue la veille avec sa mère au sujet des visites. Celle-ci avait accepté l'accord beaucoup plus rapidement que ce à quoi Ruby se serait attendue – presque instantanément il fallait l'avouer –, mais une certaine appréhension subsistait toujours dans le cœur de Ruby à l'idée de faire visiter son Empire aux cinq futurs dirigeants des autres royaumes. Certes, elle voulait à tout prix remporter la pierre d'Éther et elle devait admettre – même si sa fierté exacerbée l'en empêchait – qu'elle aurait très certainement perdu l'affrontement contre cette brute de Myzu. Ce système de visite était donc une bien meilleure opportunité, sans compter qu'elle avait déjà conclu un marché avec Nathalyia : elle voterait pour elle et réciproquement. Il ne restait qu'à convaincre Obscura et Célestine qu'elles choisissent l'Empire, mais cela semblait déjà très bien parti puisque de très bonnes relations avaient toujours été entretenues avec les Démons, et quant à Célestine, la jeune fille apparaissait très facilement manipulable.

En revanche, ce qui rebutait grandement Ruby était que les deux princes de l'Eau et du Vent visitent la capitale de l'Empire ; les hommes n'avaient jamais eu le droit d'y pénétrer et Ruby n'était guère désireuse de devoir faire entorse à ce principe, surtout pour deux imbéciles tels que Myzu et Kaze. Elle se devait cependant de respecter tous les termes du marché, si elle voulait qu'Obscura et Célestine tiennent leur parole en échange... une chose que sa mère avait directement compris car elle n'avait pas fait la moindre histoire à ce sujet, ce qui avait quelque peu déçu Ruby.

La future Impératrice avait parlé à sa mère des différentes opportunités qui s'offraient à elles en ramenant les deux princes héritiers de Maryndorg et d'Ærulya dans leur territoire : elles auraient pu facilement les faire assassiner, mais Vermeille avait refusé cette pratique, stipulant que la pierre d'Éther ne serait jamais récupérée ainsi. Sans compter que l'alliance avec Nathalyia risquait d'être brisée, et une guerre serait déclenchée. Guerre que l'Empire ne serait pas sûr de gagner seul. Sûrement valait-il mieux faire les choses dans le bon ordre, comme sa mère le pensait ; récupérer la pierre d'Éther, sceller un pacte avec les Démons puis éliminer les autres peuples gêneurs.

Ce que Ruby n'appréciait guère dans cette stratégie était la perspective que les autres dirigeants auraient ce même genre de raisonnement. Et nul doute que ce phoque de Myzu ne se montrerait pas aussi raisonnable que Vermeille, ce qui laissait supposer à Ruby que sa propre vie serait en danger à partir du moment où elle ne serait plus dans son territoire... Que ce cachalot essaye de me tuer ! Ça me fournira au moins une raison légitime pour me défendre et l'éliminer sans craindre de représailles ! Ruby esquissa un sourire satisfait à cette pensée, chassant son appréhension précédente, et ses doigts effleurèrent délicatement les deux poignards tranchants dissimulés dans sa combinaison.

Bien sûr, un autre avantage et inconvénient à ces visites que sa mère avait si justement relevé était l'espionnage militaire qu'elles permettaient : l'Empire n'était pas assez fou pour montrer ostentatoirement l'étendue de sa puissance, si bien que ce serait surtout une occasion en or pour en apprendre davantage sur les stratégies des autres peuples. En espérant qu'ils n'auraient pas eu recours à cette même idée de dissimulation... Non, c'est impossible, ils ne sont pas suffisamment intelligents pour cela.

Sur ces pensées réconfortantes, Ruby vit arriver au loin Obscura, seule. La future Impératrice esquissa un sourire – la persuasion allait pouvoir commencer dès maintenant – et elle déclara sur un ton mielleux lorsque la Démone fut suffisamment proche :

— Obscura, c'est un plaisir de vous voir de si bon matin. Mais je n'en attendais pas moins de votre part. Vous êtes une meneuse née, nul ne peut en douter, et j'aimerais posséder ne serait-ce qu'une infime partie de vos qualités.

Un sourire en coin se dessina sur les lèvres noires d'Obscura qui répliqua :

— Je ne suis pas sûre de mériter autant de louanges, mais je les accepte volontiers. Cela dit, vous non plus ne manquez pas de qualités de meneuse et je suis convaincue que l'Empire a beaucoup de chance de vous avoir comme future Impératrice.

Ruby sourit intérieurement : finalement, amadouer la princesse des Démons n'était pas si compliqué. Elle voulut poursuivre mais une détestable voix grave retentit à sa gauche :

— Bonjour princesses.

Ruby sursauta en entendant Kaze, se retourna vivement, avant de pester contre cette minable crevette ; pourquoi fallait-il qu'il fût venu aussi matinalement ?!

— Bonjour Kaze, répondit Obscura de manière particulièrement neutre. Êtes-vous prêt pour visiter l'Empire ?

— Bien sûr. J'espère sincèrement que les relations entre les différents peuples se verront renforcées à l'issue de ces deux Lunes.

Ruby ne parvint à déterminer si le prince d'Ærulya était sincère, ce qui ne fit qu'accroître son mépris pour lui. Le jeune homme semblait particulièrement fourbe, et cela ne plaisait guère à Ruby – de toute façon, elle doutait pouvoir apprécier le moindre homme quel qu'il fût.

Les trois princes restants ne tardèrent pas à arriver, Ruby se fit un grand plaisir à saluer avec sympathie les deux jeunes filles, tout en adressant un regard noir à Myzu, qui la toisa en réponse. Ce qu'elle ne vit bien sûr pas tant elle était focalisée sur l'héritier de Maryndorg fut le sourire calculateur d'Obscura que de toute évidence se réjouissait de cette tension.

— Et si nous commencions la première visite ? finit par s'enquérir Célestine, rompant le silence instable qui s'était installé.

— Très bonne idée, affirma immédiatement Kaze, avant de se tourner vers Ruby : Auriez-vous l'obligeance de nous guider, princesse ?

L'interpellée plissa ses lèvres rouges en entendant le jeune homme – non pas à cause du manque de politesse, simplement parce qu'il daignait s'adresser directement à elle –, mais elle s'efforça de mettre de côté son ego, et elle répliqua avec condescendance :

— Je vous prierai de bien vouloir me suivre.

Elle fit volte-face, sa longue tresse rousse fendant vivement l'air au passage, et se dirigea vers la barrière de l'Empire. Myzu poussa un grognement guttural digne d'un cachalot – à croire qu'il ne savait pas faire autre chose –, et Ruby jeta furtivement un coup d'œil derrière elle, constatant avec satisfaction que les cinq figures royales la suivaient.

La petite troupe s'arrêta devant la majestueuse barrière, au style métallique au centre de laquelle était gravée une étincelante flamme. Ruby s'en rapprocha, avant de poser sa main au milieu des deux battants, sur un rubis sphérique soigneusement taillé. Elle fit affluer dans le joyau écarlate une infime partie de son pouvoir de pyrokinésiste et les fines gravures de la porte se mirent à scintiller d'un éclat vermeil, s'accordant à la perfection avec la teinte gris anthracite du métal. Diffusant une fumée de poussières sur son passage, le portail s'ouvrit lentement dans un vacarme contrastant grandement avec le calme naturel de la plaine. Une petite étendue au sol ocre cassant, bien différent de l'herbe fraîche et humide qui recouvrait la majorité de la plaine d'Equities, apparut alors sous leurs yeux ; en son centre brillait de mille feux un halo de cette même lueur rougeoyante qui émerveillait toujours autant Ruby. L'Impératrice se tourna vers ses futurs hôtes et déclara sur un ton impérieux :

— Veuillez me suivre, je vais vous conduire aux portes d'entrée de l'Empire.

Elle se mit alors à marcher magistralement à reculons, disparaissant peu à peu dans le halo flamboyant, son visage parfait rayonnant d'une joie perfide...