XIV - Kaze - Tourment
À peine Kaze était-il entré dans la salle principale de son palais situé sur le point le plus élevé du Domaine, profitant ainsi d'une belle séance de vol apaisante pour le regagner, qu'une masse orange fondit sur lui.
— Grand frère, tu m'as tellement manqué !
Airy l'enserrait avec force, sa tête brune posée contre son épaule, et Kaze sentit une certaine forme d'embarras l'envahir, bien qu'il fût heureux d'être de retour chez lui – certes temporairement – en un seul morceau. Airy finit par le relâcher, elle recula d'un pas, puis releva son visage pour ancrer ses prunelles bleu clair dans celles de Kaze.
— Alors, qu'est-ce que la Démone te voulait ?
— Attends un peu, Airy... marmonna Kaze, légèrement exaspéré par autant de précipitation, surtout qu'il n'avait pas encore réfléchi à la manière de lui annoncer la nouvelle.
— Attendre ! s'offusqua sa cadette trop énergétique. Ça fait depuis l'aube que j'attends ton retour !
Kaze ignora cette dernière plainte et contourna Airy pour aller s'asseoir sur son siège en pierre, dépourvu de dossier, situé tout au fond de la salle du trône, juste devant l'immense ouverture qui donnait vue sur l'intégralité du Domaine. Un panorama sans pareil que Kaze affectionnait particulièrement, surtout lors du lever et coucher du Soleil qui offraient tous deux un spectacle éblouissant. Le jeune prince s'assit en tailleur sur le socle, dos à la porte d'entrée, et entama sa méditation, fermant ses prunelles pour laisser le Vent affluer en lui.
— Non mais je rêve, Kaze !
Il était vain de penser qu'Airy aurait abandonné la négociation. Le prince rouvrit les yeux, découvrant sa petite sœur face à lui, les bras croisés sur sa robe orange légère, son regard irascible fixé sur lui. Ses cheveux bruns flottaient anormalement autour de sa tête, comme si elle peinait à contrôler ses émotions, laissant ainsi une légère brise emporter sa chevelure.
— Airy, s'il-te-plaît, je souhaiterais me reposer... Nous en reparlerons tout à l'heure...
— Non.
Les cheveux d'Airy se plaquèrent brusquement contre son visage, confirmant l'hypothèse de Kaze, elle chassa avec énervement l'une des mèches qui venaient obstruer sa vue, avant d'enchaîner implacablement :
— Je veux d'abord savoir ce qu'il s'est passé, ensuite tu pourras méditer. Et en l'occurrence, te confier à moi te permettra d'ôter un poids de tes épaules. Car oui, Kaze, ne pense pas que je ne perçois pas ton trouble, ce serait me sous-estimer grandement.
Airy était trop perspicace, et trop insistante pour que Kaze pût l'ignorer. Le prince décroisa alors ses jambes, poussa un long soupir avant d'expliquer la réunion avec les cinq autres héritiers. Sa petite sœur se montra étonnamment silencieuse lors de son récit, ses bras toujours croisés devant elle, mais c'était sûrement parce qu'elle gardait toutes ses questions et remarques pour la fin. Effectivement, cela ne tarda pas, car Kaze avait tout juste conclu en annonçant l'ordre des visites prévues, qu'Airy explosa :
— Tu vas donc y retourner après-demain, je n'y crois pas ! Et ce pour deux Lunes ! Deux Lunes où tu seras absent du Domaine !
— Seulement une et demie puisque les visites s'achèveront ici, corrigea Kaze avant de se faire interrompre sèchement par sa sœur.
— Laisse-moi finir comme, moi, je t'ai laissé finir ! Tu vas être absent d'ici pendant longtemps, qu'importe que ce soit pendant deux Lunes ou une et demie, te trouvant en territoire ennemi avec une Démone, un Ange et les trois autres héritiers qui ne m'ont guère semblés louables ! Certes, c'est toujours mieux que cet insensé combat qu'Obscura souhaitait organiser, mais tout de même ! Combien de fois vas-tu risquer ta vie là-bas en compagnie de ces cinq rivaux ?! Avec quoi à la clé ? Une simple pierre à l'éclat moins insipide que les autres ?! Pourquoi as-tu accepté, idiot de frère ?! As-tu songé à notre peuple, à moi, avant de prendre cette décision égoïste ?! À supposer que tu l'emportes et qu'Obscura ne fasse pas preuve de mauvaise foi, ce qui, si tu veux mon avis, est totalement improbable, à quoi te servira ce fragment d'Éther ? Te faire sentir puissant ?! Crois-tu vraiment que c'est ce que Papa et Maman auraient voulu ?!
C'était la corde sensible et Kaze ne put en supporter davantage ; il se releva brutalement, toisa sa petite sœur de toute sa hauteur et cingla :
— Ils n'ont rien à avoir avec cette affaire ! Tu n'étais pas à ma place ! Tu ignores comment tu aurais réagi face à une telle pression ! Contrairement à toi, j'ai un peuple à protéger, en plus d'une insolente petite sœur, et se reclure sur soi-même en haut de ses falaises n'est plus une stratégie viable en ces temps ! Les Démons font tout pour déclencher des conflits, n'importe quel idiot un peu sensé serait capable de le percevoir ! Alors j'ai décidé qu'il valait mieux essayer d'apaiser ces tensions, au risque de les envenimer davantage, plutôt que de les ignorer, ce qui les aurait indubitablement fait éclater ! Maintenant, Airy, laisse-moi tranquille.
Kaze lui jeta un regard lourd de sens, mais sa cadette n'en démordit pas car elle répliqua insolemment :
— Je me tairais sur « l'insolente petite sœur », mais pas sur le reste. Est-ce cette fameuse pierre qui t'a fait monter à la tête ces idées grandiloquentes de pouvoir ?! Où est passé mon frère aimant et attentionné en cette matinée ?
Le regard impitoyable d'Airy se figea dans celui de Kaze et tous deux se fixèrent pendant de longs instants, l'un comme l'autre refusant d'abandonner. Mais la persévérance était bien la meilleure des qualités d'Airy – ce que Kaze n'ignorait pas –, et ce fut le prince qui abdiqua le premier, en lâchant un soupir. L'air de la jeune fille se radoucit alors et elle souffla :
— Grand frère, tu peux me faire confiance, tu le sais... Je suis là pour t'aider, non pour m'opposer à toi et te donner une charge supplémentaire ; c'est dans mon rôle de te faire remarquer ce qui ne va pas dans tes décisions, afin de te guider.
Oui, Kaze savait bien tout ceci et il avait souvent été reconnaissant envers sa sœur pour être présente en soutien. Son égo n'aimait simplement pas faire appel à elle, surtout qu'elle n'était encore au fond qu'une enfant... Il aurait mille fois préféré qu'elle vive une adolescence heureuse et innocente, loin de tous ces problèmes politiques qui le dépassaient lui-même.
— Grand frère... ?
Kaze poussa un soupir face à cette énième relance et il daigna lui répondre :
— Je ne peux pas croire qu'Obscura n'ait pas un mauvais plan derrière la tête et je refuse de rester dans l'ignorance. Je dois savoir ce qu'elle trame, au même titre que les Anges d'ailleurs, car la proposition de ce Célestin, bien qu'elle nous arrange, est tout aussi suspecte. Et pour cela, la meilleure solution que j'ai vue est de rester avec eux et faire semblant de marcher dans leur sens.
— C'est risqué, grand frère, tu en as conscience, je l'espère ?
— Oui, Airy, je le sais. Mais c'est encore plus risqué d'ignorer cette menace et laisser notre peuple à la merci de leurs machinations.
— Et si justement le but d'Obscura ou des Anges était d'éloigner chaque héritier de son royaume afin de mieux pouvoir les attaquer en leur absence ?
— Eh bien, ils auraient eu tort car tu es toujours là pour déchaîner toute la puissance du Vent si besoin.
Airy lui jeta un regard abasourdi et Kaze poursuivit sans se soucier davantage de sa réaction :
— Airy, puis-je te confier les rênes du Domaine pendant les deux prochaines Lunes ?
— Mais c'est ton rôle, pas le mien ! protesta la jeune fille en lui adressant un regard indigné. Tu ne peux pas te décharger ainsi sur moi !
— Airy, le peuple du Vent ne peut pas ne pas répondre présent à l'invitation d'Obscura et Célestin.
— Arrête avec les doubles négations, c'est pénible à suivre, interrompit Airy en bougonnant, surtout par esprit de contradiction plutôt que par pertinence.
— Le peuple se doit de répondre présent à l'invitation d'Obscura et Célestin, enchaîna vivement Kaze sans vraiment se soucier de la mauvaise foi de sa sœur. Et je refuse que tu sois aussi exposée en t'y rendant ; tu seras davantage en sécurité ici, dans notre Élément.
— Es-tu vraiment convaincu que c'est pour le bien de notre peuple que tu dois t'y rendre ? Ou est-ce pour assouvir une soif de pouvoir dont tu ignorais l'existence avant de ce jour ?
Kaze resta silencieux face à ces dernières paroles, refusant de répondre dans la précipitation comme son cœur le lui aurait dicté. Il préférait d'abord analyser ses propres sentiments plutôt que de fournir une réponse hâtive possiblement mensongère. Il ne pouvait nier avoir ressenti une certaine fascination à la vue de la pierre d'Éther étincelante, mais de là à risquer sa sécurité, celle de son peuple et de sa chère petite sœur simplement pour la récupérer, il en doutait. Non, il voulait réellement comprendre les projets d'Obscura et faire le nécessaire pour l'empêcher de sévir. Après tout, il avait été prêt à renoncer à la pierre divine en refusant le combat ; cela dit, une part de lui se doutait qu'Obscura finirait par le rappeler et cela n'avait été qu'un jeu de chantage entre eux. Un jeu qu'il avait gagné d'ailleurs.
— Non, Airy, j'ai réfléchi pour mon peuple avant tout.
Sa petite sœur esquissa un sourire de fierté qui cependant s'estompa lorsque Kaze acheva sa phrase :
— Mais tu as raison ; je ne peux nier la forte influence que cette pierre exerce sur un esprit. Tu resteras ici pour veiller sur notre peuple tandis que j'irai là-bas, tout en gardant en tête les pouvoirs de ce joyau.
Airy lui jeta un regard désemparé, elle voulut protester, mais Kaze réfuta d'un geste de la tête en décrétant d'un ton qui ne laissait plus la place à l'argumentation, même pour Airy :
— C'est la meilleure solution que je vois pour notre peuple, alors je te demande de la suivre. Ceci est un ordre de ton souverain, Airy.
Elle s'apprêta à riposter, mais elle demeura muette, les poings serrés, et elle s'éloigna vers la sortie de la salle du trône. Kaze ne parvint à esquisser un sourire face à l'abdication de sa sœur et, l'esprit tourmenté, il se rassit en tailleur sur son socle de pierre, puis ferma ses paupières en espérant retrouver en lui un semblant d'apaisement.
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