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Alors que je tourne à l'angle du couloir, les appartements privés de la famille royale apparaissent devant moi. Les multiples dorures brillent dans les lueurs des lampes à Luces. Les domestiques ont dû les briquer afin que tout soit parfait pour ce soir.

Je m'arrête, ayant un instant d'hésitation. Je suis crevée, je n'ai pas arrêté de la journée. En plus, la nuit passée avec ma cousine au club de danse ne m'aide pas à tenir debout. J'ai besoin d'une pause quelques minutes, avant de retourner à des tâches peu agréables. Parce qu'il faut bien se le dire, un après-midi maquillage et essayage avec Ayliae ne m'intéresse absolument pas. J'ai d'autres priorités dans la vie.

Sans hésiter davantage, je fais demi-tour en direction des sorties de service. Au moins, ma tante ne me verra pas sortir. Elle ne met jamais une nageoire dans la cuisine. Pas parce qu'elle dédaigne les sirènes et tritons qui nous servent, mais parce qu'elle n'en a pas le temps. C'est plus mon oncle qui gère le budget nourriture et qui discute des différents plats servis avec le chef cuisinier.

Je traverse parmi les domestiques, qui ne me jettent pas un regard, habitués de me voir par ici. J'utilise souvent cette issue, qui mène directement au cœur du quartier de Nyane. C'est là que je veux me rendre, parce que mon oasis de paix s'y trouve, non loin du lieu de recueillement de nos morts. J'ai prévu de m'y rendre.

Je me fais discrète pour ne pas laisser planer de soupçons, mais personne ne fait attention à moi. Je franchis la lourde porte, descends la colline sous-marine jusqu'à la ville, puis navigue au milieu des rues et ruelles de Nyane. Ce Coxya est toujours plein d'effervescence. J'adore ça. Il symbolise la vie, la joie et la bonne humeur. Le sourire aux lèvres, je traverse l'artère centrale, menant à la place du marché et aux serres de Céréa, un peu plus au nord.

Mon épée tapote contre ma nageoire, au rythme de mes battements de queue. J'observe tout autour de moi, constatant que les habitants sont bien plus nombreux aujourd'hui, à sillonner les étals du marché. Chacun est à la recherche de la perle rare pour la cérémonie de ce soir. Je distingue les éclats dorés des pièces de Moryna à travers la clarté naturelle de l'eau, que les gens donnent en échange de la plus belle parure, du plus beau bijou.

Je ne m'attarde pas dans le coin et rejoins directement le lieu de recueillement. Il se trouve tout près du mur d'enceinte, d'ailleurs sous la surveillance de plusieurs gardes argentés armés. Ils font des rondes le long du haut édifice en métysio noir, afin de s'assurer qu'aucune créature venue des plaines d'Arcéya ne franchisse les frontières du royaume. Ils sont également présents pour réguler les sorties.

L'un d'eux pose le poing droit serré contre son cœur, le signe de respect entre les différents soldats de Céréa. Je lui réponds puis me dirige vers un petit espace, où trois pierres ont été déposé jadis. Je m'approche lentement, le cœur serré. Ce n'est jamais évident de venir ici, demander des réponses que je n'obtiendrai pas. Mais dans un sens, cela me fait aussi du bien.

L'une des stèles en quartzys rouge comportent le nom de mon père : « Ilric Rowel ». Celle d'à côté en quartzys d'un vert clair porte le patronyme de ma mère, la sœur jumelle d'Avalia : « Alysson Van Syr ». La dernière est plus petite, mais bien présente entre mes deux parents : « Nyna Rowel Van Syr ».

La gorge nouée, je m'éloigne un instant et m'assois sur le sable meuble d'un noir profond. Le silence m'entoure, prenant, m'imprégnant d'une atmosphère sereine. Je ferme les yeux quelques instants et adresse des mots silencieux à ceux que je ne connaitrais jamais, dont je n'entendrais plus jamais les voix. Je ne me rappelle ni de celle de ma mère, ni de celle de mon père. La seule chose qui me reste d'eux est le collier de Capitaine qu'ils m'ont légué. Et une boucle d'oreille en forme de goutte d'un doré scintillant que je ne quitte jamais. C'était mon cadeau de naissance, leur façon à eux de symboliser l'amour qu'ils me portaient.

Je reste ainsi cinq longues minutes, à méditer, et à leur demander conseil. Je sais pertinemment qu'ils ne me répondront pas, mais ça m'apaise de penser qu'ils m'entendent, là où ils se trouvent. Qu'ils veillent sur moi et me protègent.

Je rouvre les yeux lentement, esquisse un sourire puis leur envoie un baiser plein d'amour. Lorsque je me retourne en direction de la ville, j'essuie une larme silencieuse. Je passe devant plusieurs autres stèles, disposées en lignes organisées. Nous enterrons tous nos morts, afin de pouvoir nous recueillir.

Je laisse derrière moi la tristesse et me dirige d'un battement de nageoire en direction des serres. J'avais dit avoir besoin d'une pause, pas de me mettre à pleurer. Je me faufile lentement dans l'une d'elle, celle réservée aux plantes exotiques et soins médicaux. J'adore me perdre parmi les longs rayonnages, où diverses fleurs viennent égayer les nombreuses vitres de croche épais, qui gardent la chaleur à l'intérieur. Les globes de lavas permettent la pousse plus rapide des végétaux.

J'effleure délicatement les pétales veloutés d'une fleur de zostère, aux couleurs vives, dont le parfum emplit avec douceur mes sens olfactifs. Celles-ci envahissent tout l'espace, me faisant plisser les yeux devant un tel maelstrom. Je me suis toujours sentie bien ici, en paix avec moi-même. La vie n'est pas évidente tous les jours, même si je n'ai pas à me plaindre. Je respire à pleins poumons l'odeur parfumée que dégagent les plantes, m'imprégnant de l'atmosphère sereine qui règne toujours en ces lieux.

J'entends soudain un bruit de verre brisé. Je me retourne lentement, me retrouvant presque nez à nez avec Asher. J'éclate de rire en le prenant sur le fait, une fiole de liqueur violette écrasée près de sa nageoire.

— Oh ça va, peste-t-il. Ne te moque pas.

Son uniforme est tâché à plusieurs endroits. Je sais que je ne devrais pas en rire... mais c'est plus fort que moi. Je dois évacuer la tension qui m'habite depuis plusieurs jours. Je crois que la mission qui nous attend demain me stresse beaucoup trop. Il y a tellement en jeu.

Je m'approche lentement, effleurant sa joue au passage.

— Qu'est-ce que tu fais là ? demandé-je, mourant d'envie de le serrer dans mes bras.

Il essaie de faire disparaître les auréoles violettes qui maculent sa veste officielle, mais ne parvient qu'à les étaler davantage. Il relève la tête en entendant ma question. Son regard brille soudain d'une malice amoureuse. Sans rien dire, il m'attrape le bras et part en nageant à toute vitesse à l'autre bout de la serre. Lorsqu'il s'arrête, nous sommes sous un cocon très épais de plantes vertes, dont les feuilles recouvrent chaque parcelle des vitres.

Personne ne peut nous voir de l'extérieur. Nous sommes vraiment seuls, éloignés de toute civilisation. Seulement à ce moment-là, il m'attrape les deux mains, puis répond enfin à ma question.

— Je t'ai suivie depuis la salle de cérémonie. J'ai toujours su que tu avais un endroit secret, mais tu n'as jamais voulu m'en parler. J'ai respecté ta décision, jusqu'à aujourd'hui, où la curiosité a été trop forte...

Je secoue la tête. Il est vraiment impressionnant de bêtise... un vrai enfant quand il veut...

— Tu dis vraiment n'importe quoi ! soufflé-je en sentant mon cœur accélérer sous la pression de ses doigts, à travers mon débardeur noir, au niveau de mon épaule. Tu connais cet endroit aussi bien que moi. C'est là que nous nous réfugions quand nous étions enfant et que nous avions besoin de calme...

Il éclate de rire devant mon air incrédule. Je lève les yeux au ciel, mais je suis quand même amusée. Il me pousse lentement près d'un rayonnage en métysio gris, sur lequel s'entasse des dizaines de pots aux couleurs diverses et plantes fleuries. Il en pousse certains puis m'oblige à m'asseoir. Le métal est froid sous mes écailles. Je retiens un frisson, qui remonte le long de ma colonne vertébrale.

— Ah bon... ? chuchote-t-il près de mon oreille. Tu m'apprends quelque chose...

Je le fais taire en embrassant ses lèvres chaudes, déviant sur sa joue, profitant de cet instant seul à seul. Nous en avons bien besoin, sachant que la dernière fois que nous avons vraiment été seuls, date déjà d'il y a un mois. L'Oros nous prend beaucoup de temps, et même si nous travaillons ensemble, ce n'est pas pareil. Nous sommes obligés de garder une relation professionnelle et hiérarchique, pas toujours évidente quand on connait les sentiments que nous nourrissons l'un envers l'autre. J'ai très souvent envie de le prendre tout contre moi, de l'embrasser, de profiter de lui comme un vrai couple le ferait. Mais nous ne sommes pas des amants comme les autres. Nos responsabilités pèsent en permanence comme une épée de Damoclès

Son cœur bat la chamade dans son torse, que j'effleure du bout des doigts. J'aurais envie de passer plus de temps avec lui, ici, perdus au milieu des senteurs parfumées et des plantes colorées. Mais il est déjà tard. Ma cousine doit m'attendre dans sa chambre. Et je suis certaine que ma tante va venir vérifier que je respecte bien mes engagements. Elle en est parfaitement capable, vu son tempérament.

Je me détache à regret d'Asher, dont le regard vert pétille d'amour et de désir. Ses cheveux noirs sont encore en bataille sur sa tête, légèrement humides et parfumés du savon dont il s'est servi pour se les laver. Je me retiens d'y passer une main, sachant que je risquerais de m'attarder. Je le pousse lentement, puis me place face à lui pour planter un dernier baiser sur sa joue.

— Je dois y aller ! Ayliae doit déjà m'attendre. Je suis certaine que ma tante me ferait enfermer, si elle savait que je me suis échappée au cœur de Nyane, alors que j'avais des engagements.

— Ah ça, tu prends un risque ! murmure-t-il en embrassant tendrement ma main. On se voit à la cérémonie alors...

Je lui réponds par un sourire, avant de m'éclipser de la serre par la porte près de moi. Je me sens bien mieux que tout à l'heure. Ma fatigue a l'air de s'être atténuée, remplacée par une douce torpeur très agréable. Tant mieux, parce que ce soir, je vais me coucher assez tard.

Je nage lentement en direction du palais, repassant par le Coxya de Nyane. Un évènement attire soudain mon attention. Un triton armé d'une longue épée s'est approché des portes centrales du palais. Les soldats argentés lui en interdisent l'accès en brandissant leurs lances. Il recule aussitôt, mais son attitude indique qu'il ne va pas renoncer. Je suis trop loin pour apercevoir son regard, mais son comportement ne me dit rien qui vaille. Je m'apprête à aller prêter main forte aux gardes qui observent le triton s'éloigner, quand une des domestiques me hèle depuis la porte de service.

— Votre altesse !

Je me retourne d'un coup sec, apercevant la jeune sirène dans l'encadrement. Elle porte l'uniforme de service noir et blanc et me fait de grands signes. Je nage rapidement jusqu'à elle, puis passe dans la cuisine.

— Iliana, sa majesté la reine vous cherche partout. Elle m'a confié la tâche de vous dire qu'il fallait que vous vous rendiez immédiatement chez la princesse.

Je pousse un immense soupir devant la ténacité de ma tante. Elle ne me laissera jamais être libre de mes mouvements, ma parole... Son comportement commence à m'agacer sérieusement. Il faudra que je lui en touche deux mots, mais pour cela, je dois trouver le moment opportun.

Je remercie la domestique, puis me faufile à nouveau dans les couloirs, en direction des appartements de ma cousine. Je suis fin prête à subir les multiples essayages d'Ayliae. Je m'arrête quelques secondes devant sa porte, puis me décide enfin à frapper contre le montant de métysio blanc. 

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