Chapitre 9 - Calliste 2/2
Toc, toc, toc.
Trois coups secs frappés contre sa porte la réveillèrent dans un sursaut. Lorsqu'elle constata l'absence de danger, Calliste grogna et se frotta les tempes. Le manque de sommeil tambourinait encore contre son front et elle était déterminée à se défouler contre celui qui avait eu l'outrecuidance de la déranger. Ses mains arrangèrent du mieux qu'elles purent ses cheveux collés par la sueur et les vêtements qu'elle n'avait pas eu le courage d'ôter, puis ouvrit la porte.
Elle tomba nez à nez avec le valet de Dersen qui s'apprêtait à toquer à nouveau. Son regard dû le terroriser, car l'adolescent se figea un instant, puis baissa les yeux vers ses pieds. Le dos courbé et le nez toujours vers le sol, il lui présenta un plateau d'argent sur lequel reposait un feuillet plié en deux :
— Madame.
Dans d'autres circonstances, elle aurait pu s'amuser de la prévisibilité du capitaine. Mais le regard dont il l'avait gracié plus tôt la troublait encore, alors Calliste ravala un gloussement et soupira en refermant sa main sur le papier.
Votre Altesse,
Permettez-moi de vous convier à un dîner en l'honneur de votre vingt-cinquième anniversaire, ce soir dans mes quartiers. Ce sera un moment privilégié pour évoquer l'avenir et les aventures qui nous attendent.
En espérant vivement pouvoir compter sur votre présence,
Respectueusement,
Joseph Dersen.
Dès les premiers mots, son ventre se serra et sa mâchoire se crispa. Ses doigts froissèrent la lettre alors qu'ils y resserraient leur prise. Calliste n'avait pas échangé plus de dix mots avec le capitaine, pourtant, en cet instant, elle pouvait affirmer sans l'ombre d'un doute qu'elle le détestait. Avec sa menace à peine voilée, sa promesse de l'utiliser, de la manipuler, il la répugnait même comme personne avant lui.
Son instinct lui dictait de fuir, de refuser de le rencontrer, mais sa raison lui rappela qu'elle n'avait pas d'autre choix que d'accepter. Il en allait de sa survie, de celle d'Emeric et peut-être même de celle d'Élara. Qui savait seulement jusqu'où l'homme serait prêt à aller pour atteindre son but ?
Elle ignora alors sa nausée et para ses lèvres du plus poli des sourires avant de déclarer au valet :
— Dîtes au capitaine que je me ferai une joie de me joindre à lui.
Le jeune blond hocha la tête, satisfait de sa réponse, s'inclina puis courut informer son maître de l'aboutissement de sa vile manoeuvre.
Une fois la porte refermée, Calliste se laissa tomber sur la chaise. De toutes les émotions qui se bousculaient dans son esprit, ce n'étaient ni le dégoût ni la colère qui prirent le pas, mais la lassitude. Utilisée par tout le monde, elle n'avait plus la force de se révolter. Il ne lui restait qu'amertume et fatigue. Son regard pivota vers le hublot et elle se délecta un instant du miroitement rosé des vagues. Bientôt, le soleil se coucherait et elle se retrouverait en tête à tête avec Dersen. Si seulement elle savait ce qu'il attendait d'elle...
Dans un soupir, elle glissa vers sa malle et fouilla en quête d'une tenue appropriée pour leur dîner. Rien de trop luxueux ou séducteur, Dersen ne devait pas l'imaginer désespérée, mais rien de nonchalant pour autant. Froisser l'égo de l'homme qui avait sa sécurité et celle d'Emeric entre ses mains était la dernière chose que Calliste souhaitait. Ses mains s'attardèrent sur une soie vert sauge aux reflets chatoyants. Ce n'était pas une robe de soirée ou d'apparat, mais elle était suffisamment travaillée pour convenir. Du bout des doigts, elle caressa la dentelle et les broderies dorées du corsage et décida qu'elle ferait l'affaire.
Elle posa le vêtement sur la couchette et se dirigea vers le petit lavabo camouflé dans le placard de sa cabine. Munie d'une serviette et d'un pain de savon, elle se déshabilla et se toiletta. Un frisson la parcourut au contact avec l'eau froide. Elle s'était vu contrainte d'accepter ces conditions de vie plus rudimentaires que celles auxquelles elle était habituées. De plus mauvaise grâce qu'elle ne voulait bien l'admettre. Mais elle se montrait tout de même reconnaissante pour ce point d'eau privé, aussi petit et inconfortable fut-il, consciente que tous à bord n'avaient pas le même privilège.
Lorsqu'elle fut rafraîchie, elle rassembla ses cheveux en un chignon, ne laissant s'échapper quelques mèches que pour mieux encadrer son visage. Elle se pinça les joues pour leur donner un peu de couleur, regrettant le maquillage et les parfums restés sur sa coiffeuse à Blanc-Port. Heureusement, Sidonie avait eu le temps d'emballer son large coffret à bijoux. Elle ouvrit l'écrin et sélectionna quelques pièces pour complimenter sa tenue. Une rivière de saphirs roses et d'améthystes s'accrocha autour de son cou puis, elle déposa une délicate tiare d'or et diamants sur sa tête.
Ses yeux noisettes l'observèrent une dernière fois depuis la glace. Ainsi couronnée, elle avait de nouveau l'air d'une princesse. D'une impératrice. Satisfaite de son apparence, elle referma la porte du placard.
Quelques minutes plus tard, le valet de Dersen toqua à nouveau pour l'escorter. Les yeux du jeune homme s'écarquillèrent lorsqu'il la découvrit et il se fendit dans une maladroite révérence :
— Madame.
Lorsqu'il se releva, il lui offrit son bras :
— Si vous voulez-bien me suivre.
Elle l'accepta et une sourire amusé se dessina sur ses lèvres alors que l'adolescent, fier comme un paon à ses côtés, la guidait jusqu'aux appartements de son employeur. D'un pas soutenu, ils s'enfoncèrent dans les couloirs lambrissés du navire puis gravirent le grand escalier qui menait au château.
L'anti-chambre dans laquelle il débouchèrent se révéla plus luxueuse que ce que Calliste avait anticipé. De la tapisserie vert profond, ses motifs floraux, la moquette assortie, les peintures de paysages verdoyants face à une mer déchainée, tout lui laissait croire qu'elle se trouvait dans le petit salon d'un manoir du sud de l'Empire. La différence d'aménagement avec le reste du bateau la troublait au point de se demander s'ils n'avaient pas traversé un portail en franchissant la dernière marche.
Le valet s'excusa pour aller prévenir Dersen de son arrivée et elle profita de ces quelques instants pour se ressaisir et admirer l'un des tableaux. Un temple surplombait l'océan depuis un promontoire. L'oeuvre lui rappelait une reproduction conservée dans la bibliothèque de Blanc-Port et qui figurait un village chantemarin. Il ne lui manquait plus que l'odeur de la pluie sur l'herbe au petit matin pour s'y sentir transportée.
— Par ici, l'invita le garçon en ouvrant une large porte de bois laqué.
Calliste franchit le seuil et laissa ses talons s'enfoncer dans un moelleux tapis bleu marine. D'un regard, elle balaya la salle de réception qui l'accueillit. Là encore, la décoration avait été choisie avec goût, alliant à la perfection raffinement et charme pastoral. Au centre de la pièce, ses yeux se posèrent sur la silhouette du capitaine. Déjà attablé, il s'étendait sur sa chaise et sirotait un verre d'alcool ambré. Lorsque ses iris gris trouvèrent les siens, il prit une dernière gorgée et reposa lentement son verre de cristal.
Calliste soutint son regard et resta immobile. Elle avait côtoyé suffisamment de politiciens pour savoir comment se comporter. En gardant le silence, elle gardait le contrôle. En le forçant à se lever, à s'incliner, elle lui démontrait sa supériorité. Il ne saurait jamais l'impact qu'avaient eu ses menaces. Elle ne dévoilerait aucun doute, aucune faiblesse. Pas une seconde, elle n'oubliait que derrière cette sommation, il y avait un besoin. Un besoin auquel elle était davantage en capacité de pourvoir que Maximilien. Sinon, il n'aurait pas organisé ce simulacre de réception. Il l'avait obligée à jouer à son jeu, mais il n'était plus celui qui en dictait les règles.
— Votre Altesse, la salua-t-il enfin en se levant pour mieux s'incliner. Votre présence m'honore.
Pour toute réponse, Calliste lui tendit sa main. Il l'attrapa et la porta à sa bouche. Son souffle contre sa peau l'écoeura, mais elle ne laissa rien paraître. Ce n'était pas la première fois qu'elle devait supporter le contact d'un homme qui la repoussait. Au moins, cette interaction restait rare et chaste, contrairement à ce que enduraient quotidiennement bien d'autres. Il la lâcha spontanément et se redressa pour mieux retrouver sa place.
Calliste se contenta de rassembler dignement ses mains devant elle et attendit. Dersen l'observa un instant et elle se régala de la confusion qui envahit ses yeux, son front, ses lèvres. Croyait-il vraiment qu'il pouvait se permettre de convoquer une princesse, puis d'échouer à la traiter avec la déférence que son rang exigeait ? Ou n'avait-il juste aucune idée de ce qu'il faisait ? Le marin affichait une mine de plus en plus perplexe, alors elle réprima un soupir et laissa glisser son regard vers sa chaise dans l'espoir de mieux faire passer la consigne implicite. Il comprit enfin et se précipita pour mieux l'aider à s'asseoir. Il tira le dossier et dévoila l'assise.
— Merci, Capitaine.
Elle s'installa et lissa ses jupes alors qu'il accompagnait son mouvement pour la rapprocher de la table.
— Je vous en prie, Votre Altesse.
D'un claquement de doigts, Dersen ordonna à son valet de lui servir à boire pendant qu'il se repositionnait sur sa chaise. Le garçon saisit une carafe qui décantait sur une desserte et versa une généreuse rasade d'un vin carmin.
— Merci, murmura Calliste avant de porter le cristal à ses lèvres et d'y goûter le liquide âpre.
— Je suis ravi que vous ayez pu vous joindre à moi ce soir, annonça le capitaine.
La princesse crut s'étrangler sur la longue gorgée d'alcool qu'elle venait d'avaler. Ce n'était pas comme si elle avait eu le choix, voulait-elle lui répondre. Sa missive n'avait jamais été une invitation. Mais elle camoufla son amertume d'un sourire et le laissa poursuivre.
— Surtout en ce jour festif. Permettez-moi de vous souhaiter un très joyeux anniversaire, Votre Altesse.
Elle ne répondit pas, mais fixa ses iris dans les siens. Son silence le désarçonnait. Elle le lisait dans son regard gêné, dans ses gestes hésitants. Il l'avait vue perdue dans la nuit, bataillant contre ses peurs une épée à la main. Peut-être l'avait-il confondue avec une bête blessée, en proie à ses doutes, se vidant de ses émotions comme de son sang, cru qu'il pourrait lui soutirer tout ce qu'il souhaitait sans craindre de morsure. Que ça ne lui couterait qu'une menace bien placée. Et maintenant, elle aiguisait ses crocs et observait sa confiance s'effriter avec délice.
— Merci, Capitaine, dit-elle finalement avant qu'il ne change de sujet. Mais ce n'est pas une occasion que j'ai pour habitude de célébrer. Aujourd'hui est un jour comme un autre.
Bien sûr, ce n'était pas tout à fait vrai. Si elle n'avait jamais fêté ses précédents anniversaires, ce vingt-cinquième aurait dû marquer le jour où elle rencontrerait son destin. Une occasion qu'on lui avait volée. Mais ça ne regardait pas Dersen.
— Vraiment ? Quel dommage. Permettez-moi de corriger la situation et de vous honorer comme il se doit.
À peine eut-il prononcé ces mots qu'il se tourna vers l'entrée et fit un signe de tête. Deux garçons en uniforme blanc approchèrent. L'un d'entre eux, déposa une assiette devant elle, puis s'éclipsa. Le valet, qui tenait toujours son rôle d'échanson, remplit à nouveau son verre de vin.
Les doigts de Calliste caressaient le manche arrondi de son couteau d'argent alors que son regard tomba sur la nourriture qu'on lui servait. Une salade d'endives et de fromage persillé. Des produits frais, difficiles à conserver en mer. Le met était bien plus délicat que ceux distribués dans la salle commune. Le seul fruit que les marins y avaient entre les mains était leur citron quotidien, leur remède préventif contre le mal de terre.
Se saisissant de sa fourchette, elle goûta. Ni l'amertume des endives ni la douceur du fromage ne contrebalançait l'acidité de la sauce qui les accompagnait. D'un mouvement vif elle reposa son couvert et porta une serviette blanche à ses lèvres. Cachée derrière le tissus, elle grimaça, puis sa bouche se courba en un sourire sarcastique. Qui aurait deviné que la saveur du dîner s'accorderait aussi parfaitement à l'aigreur qu'elle éprouvait ?
— Ça vous plait ? s'enquit Dersen. J'ai souhaité marquer l'occasion.
Les sourcils de la princesse se froncèrent alors qu'elle notait l'oublie de son prédicat honorifique. Mais pour tout rappel à l'ordre, elle se contenta d'appuyer sur le titre de son interlocuteur :
— C'est parfait, Capitaine.
Elle piqua une autre feuille et la plia à l'aide de son couteau, mais cette fois ne manqua pas de la secouer discrètement pour en éliminer la vinaigrette avant de la déguster. Le marin, lui, enfournait fourchette après fourchette sans se soucier de l'âcreté.
— Comment trouvez-vous la Sirène, Votre Altesse ?
Un rictus satisfait s'invita sur le visage de Calliste au retour de sa formule de politesse. Elle avala sa dernière bouchée et déposa l'argenterie dans son assiette vide tout en considérant la question.
— Je suis habituée à un tout autre confort. Mais reconnaissante d'être à bord.
Encore une fois, ce n'était pas l'entière vérité. Mais Dersen ne devait pas s'en douter. Il fallait qu'il la sache maître de la situation, en contrôle. Sa présence à bord n'avait rien d'une fuite ou d'un enlèvement. C'était une mesure d'urgence, certes, mais dûment planifiée. L'idée même qu'elle préférerait se trouver sur le toit de la cathédrale de Blanc-Port plutôt qu'à sa table était ridicule. Elle se préparait pour une guerre de succession. Un conflit dont elle était certaine de sortir victorieuse. Parce que s'il soupçonnait seulement la moindre faiblesse, il comprendrait qu'elle n'avait rien à lui offrir. Et la lueur qui persistait dans ses yeux d'acier lui indiquait qu'il n'hésiterait pas une seconde avant de la vendre à son frère.
— J'imagine que vos prochains alliés sauront vous offrir des conditions plus dignes de votre rang.
Alliés et non hôtes. Le coin des lèvres de Calliste remonta. La flatterie remplaçait les menaces. Mais était-ce un progrès ? Enfin, s'il s'attendait à ce que cela suffise pour qu'elle s'épanche sur la suite de ses plans, il avait frappé à côté. Il dû se contenter de son sourire poli pour toute réponse. Les garçons s'approchèrent à nouveau pour débarrasser l'entrée et servir le prochain plat. Leur sillage portait un fumet réconfortant de poisson salé et de pommes de terre rôties qui chatouilla les papilles de la princesse.
— Après tout, poursuivit le capitaine une fois que ses deux employés furent sortis, il est naturel de dérouler le tapis rouge lorsqu'on accueille une éventuelle fiancée.
La fourchette de Calliste s'immobilisa en à mi-chemin de sa bouche et ses doigts raffermirent leur prise sur l'argent. Détendant sa mâchoire crispée, elle leva vers lui des yeux qui avaient bien du mal à dissimuler son irritation. Et la mine contente qu'il affichait chargeait d'autant plus sa colère. Mais ce fut avec froideur qu'elle réagit :
— Une impératrice n'a-t-elle rien de mieux à offrir que sa main en mariage ?
— Je ... commença-t-il.
— Comme mes aïeuls, Dersen, le coupa-t-elle, c'est autour de traités mutuellement profitables que je noue mes alliances. Et non dans un temple.
Le temps d'une courte pause, elle apprécia la tension qui avait remplacé le sourire du marin. Puis ajouta :
— Mais si, toutefois, l'un d'entre eux souhaite rejoindre le Nid, je suis ouverte à discussion. Aucune des pensionnaires actuelles n'est à mon goût.
Un nouveau mensonge, car Calliste n'avait jamais rencontré les compagnes officielles de son père. Pas même sa mère, morte en couches après avoir donné la vie à son frère. La dernière fois qu'elle avait été admise dans leur résidence, c'était il y avait vingt-cinq ans jour pour jour. Et seulement parce qu'elle y était née.
— Je doute que cela suffise aux Seigneurs de Coruscel, Votre Altesse. Leurs moeurs sont différentes.
Dersen avait retrouvé sa constance, mais se montrait encore prudent. Calliste sentait qu'elle en apprendrait bientôt plus sur les intentions du marin et le pourquoi de leur rencontre.
— Nous verrons, lança-t-elle avec nonchalance en prenant une bouchée de pomme de terre. Je les sais très attachés à leur culture.
Il fronça un sourcil et gratta son élégante barbe rousse du bout des ongles. Devant son air interrogateur, la princesse leva le nez et désigna les oeuvres, la tapisserie et tout le décorum pré-impérial autour d'eux.
— Que reste-t-il aujourd'hui de Chantemer, de Valperle, des Marches Draconiques ? Rien. Toutes ces nations ont disparu. Annexées puis assimilées. Leur histoire, leurs traditions ? Oubliées et remplacées par celles de mes pères. Alors oui, Dersen, mes alliés en Corscuel préfèrent de juteux partenariats commerciaux à la colonisation. Comme Méridia et Austros avant eux.
Elle reporta son attention sur son assiette et feignit d'ignorer le regard contemplatif du capitaine. Il resta silencieux de longues secondes. L'éclat dévorant de ses yeux, si terrifiant, se transforma. Moins hostile et plus résolu. Quelle qu'elle fut, sa décision était prise. Et elle était en faveur de Calliste. Elle aurait pu en être soulagée si ce sentiment tenace, d'avoir troqué un danger pour un plus grand encore, n'alourdissait pas son ventre.
— Pardonnez ma méprise, Votre Altesse. Je voulais seulement m'assurer de votre préparation.
— Bien sûr, Capitaine.
Son assiette était encore à moitié pleine lorsqu'elle capitula et déposa ses couverts. Sa main se referma autour du cristal de son verre et elle le termina d'une traite, comme pour marquer la fin du repas. En face, Dersen se redressa sur sa chaise et avança :
— Peu le savent, mais la famille de ma mère est originaire d'Eosel. De Chantemer plus précisément.
Voilà qui expliquait ses choix décoratifs, se dit-elle en jouant du bout des doigts avec l'argenterie. Il but une longue gorgée avant de continuer :
— Malheureusement, elle n'a jamais pu fouler la terre de ses ancêtres.
Les yeux de Calliste trouvèrent l'acier de ceux du capitaine. Derrière leur volonté sans faille un voile de tristesse les troubla.
— J'en suis désolée, commenta-t-elle.
— Moi aussi.
Dans un soupir, il baissa le regard et se frotta la moustache. Le temps de porter une nouvelle fois son vin à ses lèvres, toute trace d'émotion avait déserté son visage.
— Je lui ai fait une promesse sur son lit de mort. Que ses petits enfants courront, les pieds nus, dans les hautes herbes de la lande. Qu'ils danseraient sous la pluie printanière dans les près verdoyants. Que leur langue goûterait le sel des embruns charrié par la brise. Que lorsque les vents et les eaux se déchaineront contre les falaises, c'est sans peur qu'ils les admiraient, mais le coeur emplis d'amour et de fierté.
L'intensité de ses mots, de sa voix, la déstabilisa. Et elle ne comprenait pas pourquoi il partageait avec elle ce moment si intime.
— J'ignorais que vous aviez des enfants, Capitaine.
— Je n'en ai pas.
La bouche de Calliste s'ouvrit et avant qu'elle ne puisse donner corps à sa confusion, il continua :
— Ma mère s'appelait Eryn Avilles. Elle était la dernière princesse de Chantemer.
L'air déserta ses poumons et ses pupilles dilatées se fixèrent sur le marin. Les Avilles étaient tous morts lorsqu'ils avaient refusé de se soumettre à Novia et s'étaient retranchés dans le bastion familial. Le siège de Corvan avait été le plus meurtrier de la Conquête et leur exécution avait servi d'exemple au reste du continent, qui avait plié le genou sans protester.
— Chantemer n'a plus de princesse depuis presque deux cents ans, Dersen.
— Et n'en aura plus jamais.
Son ton était définitif, comme s'il se voulait rassurant, coopératif. Mais tout chez cet homme l'intimait à la méfiance. Il serait son allié par intérêt et retournerait sa veste à la seconde où le vent tournerait.
— Mais Chantemer a un gouverneur, poursuivit-il.
Si son esprit ne s'était pas tant perdu dans le calcul de tous les risques auxquels elle s'exposait, Calliste n'aurait pas pu retenir un gloussement moqueur devant un tel manque de subtilité. Désormais fixée sur la nature de l'objectif du capitaine, elle entrait dans la phase de négociation un peu plus sereine.
— Bellamy ? demanda-t-elle.
Dersen hocha la tête.
— Ce n'est pas l'un de vos plus fervents admirateurs, Votre Altesse.
Bellamy était inoffensif. Rien de plus qu'un pion qui se rangeait toujours à l'avis du plus fort. Son fils, par contre, avait fréquenté l'Académie en même temps que Maximilien. Et le bruit courrait qu'ils étaient amis. Sa présence à cette table plutôt qu'attachée dans la cale ne tenait donc qu'à la supposée réticence de son frère à priver un camarade de son héritage. Calliste sourit. Si Dersen avait connu Max comme elle le connaissait, jamais les moteurs de La Sirène n'auraient démarré.
— Ce n'est pas l'un de mes plus fervents détracteurs pour autant. Il préfère, contrairement à vous, Capitaine, se laisser porter par le courant.
Un éclat de rire s'échappa de la bouche du marin qui leva un bras pour appeler ses employés. Les deux garçons en uniforme arrivèrent avec un large plateau d'argent couvert de mignardises. Ils le déposèrent entre la princesse et son hôte, débarrassèrent assiettes et couverts et remplacèrent leur verre par de délicates coupes cerclées d'or. Derrière Calliste, un claquement retentit. Le bouchon d'une bouteille de vin pétillant venait de sauter. Le valet qui faisait office d'échanson s'approcha et laissa le liquide brillant s'écouler.
— C'est bien là le problème, Votre Altesse. Vous, moi, Novia, nous avons besoin de partenaires forts et fiables.
La paupière de Calliste se contracta, seule témoin de la tension qui s'était de nouveau emparée d'elle. Étrangement, ce n'était ni l'évocation de la fiabilité ni celle de la force qui la contrariait. Non, elle l'avait prévu. Ce qui l'alertait, c'était qu'il ait si tôt abandonné la notion d'alliés. Mais elle conserva sa constance et se pencha vers le plateau où elle choisit une pâtisserie feuilletée couverte d'un glaçage au chocolat. Son goût trop sucré s'empara de ses papilles et ne se dissipa qu'après qu'elle avala une grande gorgée d'alcool.
— Et que proposez-vous concrètement, Capitaine ?
L'homme se réinstalla sur sa chaise. Le moment qu'il avait anticipé toute la journée arrivait enfin. Ses mains se posèrent devant lui, la posture nonchalante qu'il avait cultivé jusqu'alors, abandonnée.
— D'être votre amiral. Quand l'heure sera venue, ma flotte sera à votre disposition et transportera votre armée vers Novia.
Les iris d'acier du marin sondèrent son visage à la recherche d'un signe d'approbation, mais Calliste demeura impassible et l'observa. Les mouvements vifs de ses pupilles et la raideur de ses traits trahissaient sa nervosité croissante. Elle lui concédait bien volontiers que la proposition était osée. En cas d'échec, il ne tomberait pas seul. Tout Méridia en payerait le prix.
L'espace d'une inspiration, elle se concentra. Jamais le choix de ses mots n'avait tant importé qu'en cet instant. Une maladresse et elle se verrait contrainte d'honorer une promesse qu'elle n'avait jamais eu l'intention de formuler. Une maladresse et son Empire pourrait en pâtir plus encore que d'une guerre de succession. Car Bellamy ne s'était pas rangé derrière Maximilien. Elle était même convaincue qu'il se rallierait à Volombre. Si elle déposait un gouverneur, un gouverneur allié, qu'enseignerait-elle aux autres ? Qu'encouragerait-elle ? Novia pouvait survivre à une guerre de succession, mais pas si elle était suivie d'une tentative de sécession.
— Et en échange de votre intervention, vous attendez de moi que je dépose Bellamy pour vous offrir son poste ?
— En partie.
Calliste inclina la tête sur le côté et une ligne se creusa sur son front. Que pouvait-il vouloir de plus ? Une duché n'était pas suffisant ?
— En partie ?
— L'indépendance de Chantemer.
Les sourcils relevés et les yeux ronds, Calliste ne put retenir un éclat de rire. L'ambition de cet homme avait-elle une limite ? Chantemer était le dernier duché auquel elle pourrait donner un semblant d'autonomie, alors l'indépendance ? C'était hors de question. Elle avala deux longues gorgées de vin pour se calmer et fixa de nouveau le capitaine. Le nez plissé et les lèvres pincées, il ne cherchait pas à dissimuler sa colère. Elle reposa son verre lentement et avec froideur répondit :
— Non.
Les épaules de Dersen s'ouvrirent, comme s'il voulait se faire plus large, plus grand. La réaction primitive d'un homme à l'égo froissé. Mais ajouter une intimidation physique à la pression de ses mots ne changerait pas sa décision.
— Vous avez besoin d'alliés.
Une évidence enveloppée d'une menace. Seulement, elle comprenait désormais qu'il avait davantage besoin d'elle qu'elle n'avait besoin de lui. Et elle savait comment s'offrir, au moins momentanément, sa loyauté.
— Je ne le nie pas, Capitaine. Et j'espère que nous parviendrons à trouver un accord. Mais comprenez que j'ai déjà une flotte à ma disposition. Une flotte militaire. La plus rapide du monde. Vous avez, d'ailleurs, déjà rencontré l'un de mes officiers généraux.
Elle n'était plus à un mensonge près, se rassura-t-elle en fixant sa mine dubitative. Et puisque son amie avait tenu à lui imposer la guerre, elle en assumerait les conséquences.
— Élara Charmevois.
Calliste sirota sa coupe pendant qu'il digérait la nouvelle. Son regard se baissa vers la table et ses épaules se relâchèrent. Son agressivité disparut aussi vite qu'elle était arrivée. La princesse saisit se moment de doute pour prendre l'avantage et formuler une proposition qu'il ne pourrait pas refuser :
— Je ne peux pas accorder à Chantemer l'autonomie que vous espériez. Ce que je peux faire, en revanche, c'est prendre des mesures exceptionnelles pour récompenser un acte héroïque.
Leurs yeux se rencontrèrent. L'espoir naquît à nouveau dans ceux de Dersen et sa détermination y brilla plus que jamais. Calliste, satisfaite, poursuivit :
— Je pense à un Grand-Duché. Le titre serait honorifique, mais transmissible à vos descendants. Le palais de Corvan vous serait cédé et je peux m'engager à réduire les taxes du duché d'un tiers pendant une période de trente ans. Et si vous voulez reprendre le nom d'Avilles, je le permettrais. À la condition que vous soyez le premier à prêter serment après mon couronnement et que vous y condamniez publiquement la rébellion de vos ancêtres.
Sans l'ombre d'une hésitation, il tendit son bras par-dessus la table. Il n'avait fallut que de belles paroles et l'usage d'un conditionnel pour le séduire. Rien de contraignant si elle ne recourrait pas à ses services. Et s'il intervenait, elle s'arrangerait avec Bellamy. Il protesterait, mais de l'or et un nouveau duché sauraient le faire taire. Un sourire accroché aux lèvres, elle attrapa la main de Dersen et la serra.
— Mon premier ordre, Amiral, sera de vous coordonner avec Élara Nordal et le reste de la flotte.
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