Chapitre 6 - Thorian


Trois jours plus tôt, lorsque Thorian imaginait le pire, la même image revenait en boucle. Il se débattait, les bras retenus en arrière, comme attachés par le devoir, alors qu'une épée transperçait le cœur de Calliste. Son impuissance l'accablait, alors que les yeux de la princesse s'éteignaient à mesure que la vie quittait son corps. Puis la colère et la souffrance, sourdes, le submergeaient alors que prononcer le nom de celle qu'il avait tant aimée se voyait prohibé. Et si l'idée de perdre Calliste continuait de lui donner la nausée, il savait maintenant qu'il avait eu tort. Il le savait, car le pire, il le vivait depuis trois jours.

Du sort de ses amis, Thorian ne savait rien. Son cœur n'osait s'emplir d'espoir, de peur d'être à nouveau écrasé. Comme lorsqu'il avait, après avoir triomphé de Varin et ses hommes, découvert que Sidonie avait survécu, seulement pour assister un instant plus tard à son arrestation. Mais ce n'avait été que le début. Car tout du chaos qui avait ravagé Blanc-Port s'était vu réécrit.

D'abord, l'armée avait été déployée dans les rues de la cité pour disperser le soulèvement, puis Emeric, Élara et Sidonie avaient été accusés de trahison, d'enlèvement et de meurtres. Son estomac se tordait toujours à l'idée de les voir assumer ses propres crimes. Même s'il reconnaissait que son père n'avait pas eu le choix et qu'il avait bien compris le malaise qui s'était emparé de lui au moment où il avait signé les charges.

Mais le général Halden Volombre avait le devoir de protéger l'Empire. Alors, à la minute où il avait appris la mort du souverain, il avait déclaré la loi martiale. Préservant ainsi, pour un temps du moins, Novia de l'emprise de Maximilien. Sa seconde priorité avait été de conserver la réputation de Calliste. Elle n'avait pas déserté, n'avait pas tenté de se soustraire à son devoir. Non, elle avait été emmenée contre son gré. Et Thorian, malgré la culpabilité qui le rongeait, devait se plier à ce nouveau narratif.

Pour le récompenser de sa loyauté, ou mieux l'utiliser, le nouveau régent l'avait promu capitaine de la garde impériale. Un titre ronflant pour une charge détestable, qui consistait à garantir la sécurité de Maximilien et reporter à son père chacun de ses faits et gestes. Alors, engoncé dans un bel uniforme, Thorian endurait et suivait le prince comme son ombre. Et c'était ainsi qu'il se retrouvait à la droite de l'héritier, alors que tous se réunissaient devant le palais pour rendre un dernier hommage à Hélior Valdorion.

La cour s'était répartie en arc de cercle autour d'un autel en pierre qui accueillait le corps de l'empereur. L'homme, qui autrefois impressionnait par sa taille, n'avait jamais semblé aussi petit. Entouré d'un linceul immaculé, il avait été embaumé avec les huiles rituelles, dont le vent répandait les parfums aromatiques. De l'autre côté des grilles, les soldats tempéraient une foule venue assister à l'office. Après les conséquences du dernier débordement, Thorian priait pour que la cérémonie se déroule sans anicroche.

Le capitaine glissa un regard vers son père. Sous le visage impassible du régent, il devinait la crainte. Le rite avait déjà été repoussé à deux reprises, espérant que le soleil fasse son apparition. Mais les nuages possédaient inlassablement le ciel, ne laissant percer aucun rayon. Et désormais, il était impossible de le retarder davantage, même pour perpétuer la tradition. L'âme d'Hélior ne regagnerait pas l'infini sous la lumière du zénith. Un nouveau mauvais présage qu'Halden Volombre faisait mine d'ignorer, affichant un flegme digne d'un roi. Une incarnation qui semblait fortement déplaire à Maximilien, qui serrait les dents et les poings. Le prince attendait son heure. Mais jusqu'où irait sa patience ?

Une prêtresse s'avança, comme flottant au-dessus du sol, les pans de sa vaporeuse robe noire léchant les pavés de la cour. Elle leva une main et frappa sur un gong. Le son métallique, clair et fort, résonna alors que six autres religieuses, toutes identiquement vêtues, allumèrent des encensoirs dont s'éleva une épaisse fumée grisâtre. Celle qui avait sonné l'instrument se saisit d'une torche et la déposa sur l'abdomen d'Hélior. Elle recula d'un pas et entonna l'oraison funèbre et ses sœurs s'élancèrent dans une danse hypnotique, virevoltant dans les volutes. Le chant s'intensifia, captivant, à mesure que les flammes s'emparaient de l'empereur. Les mouvements fluides des danseuses copiaient les ondulations orangées, alors que les émanations du corps et des encensoirs convergeaient vers les cieux, symboles du retour à la liberté de l'âme du défunt. Bientôt sous l'effet des huiles, une brume opaque recouvrit l'autel. Des prêtresses ne subsistaient que les spirales de fumée qu'elles dessinaient sur leur passage. Puis, aussi abruptement que le règne d'Hélior, la chanson s'arrêta. La fumée s'éclaircit, comme purifiée. Quand elle se dissipa, elle dévoila les prêtresses dont les robes étaient désormais immaculées. Les sept femmes restèrent immobiles plusieurs minutes en signe de respect, puis de leurs mains, elles collectèrent les cendres de l'empereur et les scellèrent dans une urne figurant un dragon rugissant. En silence et sous la pluie qui s'abattit enfin, elles rassemblèrent leur matériel puis reprirent le chemin de la cathédrale, dont la crypte serait la dernière demeure d'Hélior Valdorion.

Maximilien n'attendit pas le départ prêtresses et passa sans prêter attention aux courtisans qui s'alignaient pour lui faire part de leurs condoléances. Thorian leur adressa un regard condescendant. Ignoraient-ils réellement tout du caractère du prince ? N'avaient-ils pas vu à quel point son père le méprisait, sa préférence pour sa fille aînée ? Maximilien, lui, n'avait pas manqué de le remarquer. En résultait la haine sans borne qu'il vouait à Calliste depuis leur plus tendre enfance. Et il n'avait que faire de ces nobliaux. Seuls ceux qui pouvaient lui apporter davantage de pouvoir l'intéressaient. C'était d'ailleurs pour cette unique raison, soupçonnait Thorian, qu'il tolérait son existence. Ils se dirigèrent droit vers les entrailles du palais. L'héritier n'avait pas eu besoin de prononcer un seul mot pour que le capitaine sache où il se rendait : les cachots.

La nouvelle lui avait été communiquée peu avant la cérémonie. Sidonie s'était miraculeusement remise de sa blessure et avait été conduite en cellule. Thorian appréhendait la rencontre. Il aurait voulu pouvoir lui expliquer, lui dire à quel point la situation le hantait. Il n'avait jamais souhaité qu'elle se retrouve dans cette situation. La domestique était victime, tout comme Calliste, Emeric et Élara. Mais elle avait été retenue en arrière par le sort et la voilà instrumentalisée dans ce combat contre la rébellion. Il fallait un coupable et elle avait été choisie.

Maximilien poussa une lourde porte de bois et descendit les quelques marches qui menaient jusqu'à la prison. Sidonie était l'unique pensionnaire du pénitencier du palais. En fait, le cachot impérial avait été rouvert spécifiquement pour l'accueillir. Le régent avait refusé de l'enfermer avec les autres criminels. Officiellement, il avait justifié la décision par un besoin de surveillance accru, une interrogation intensive et une sécurisation de la prisonnière. Officieusement, il voulait surtout éviter que la vieille femme ne raconte la vérité.

Le prince arriva à hauteur du petit bureau où le geôlier passait ses journées à gratter des formulaires quand il ne devait pas pourvoir aux besoins de Sidonie. Il posa son stylographe et leva les yeux vers Maximilien.

— Que puis-je pour vous, Votre Altesse ?

La moitié de lèvres non paralysée de l'héritier trembla de rage en entendant son titre. Il fulminait, constata Thorian, bouillait qu'on ne le gratifie pas d'un « Majesté ». Le capitaine retint un souffle moqueur et se satisfit l'espace d'un instant de son sacrifice. De la rage que la fuite de Calliste provoquait chez son frère.

— La clef, aboya Maximilien au fonctionnaire.

Thorian déglutit face au ton employé. Cette colère, c'est Sidonie qui en ferait les frais.

Le geôlier se démena pour détacher le trousseau de sa ceinture sous le regard courroucé du prince. Finalement, il parvint à le libérer et lui tendit.

— Pars, maintenant. Et reviens dans une heure.

L'homme obéit sans rechigner, son visage presque soulagé de pouvoir se soustraire au regard de l'héritier. Il claqua la porte derrière lui et ses pas résonnèrent dans l'escalier alors qu'il s'éloignait. Maximilien ne prit pas la peine de lui ordonner la même chose. Était-ce parce qu'il avait conscience que le capitaine ne pouvait y obéir ou bien par désir de lui imposer l'interrogatoire qui allait suivre ?

D'un geste impatient, le prince enfonça la clef dans la serrure de la cellule. La porte s'ouvrit et dévoila Sidonie, seulement vêtue d'une chemise usée et retenue en son centre par de lourdes chaînes rouillées. À travers la pénombre et son habit, Thorian distinguait encore sa cicatrice rouge et boursouflée par les sutures. Elle leva la tête et le fixa. Son visage sans émotion semblait plus jeune que dans son souvenir. Ou peut-être était-ce le manque de lumière ?

— Regarde-moi !

Elle ignora l'ordre et ne bougea pas. En réponse, Maximilien lui claqua la joue. Instinctivement Thorian referma sa main sur la garde de son épée. Tous ses sens lui dictaient de défendre la servante ou de fuir, mais il était aussi enchaîné qu'elle. Alors il soutint son regard lorsque sa tête dévia sous l'impact. Son ventre se contracta et de ses yeux, de son esprit, il lui cria qu'il était là avec elle, qu'elle n'était pas seule.

Le prince s'accroupit pour se mettre à sa hauteur et cramponna sa mâchoire pour la tourner vers lui.

— Ah ! C'est mieux comme ça.

La délectation dans ses mots fit bouillir le sang de Thorian. Il maudit les cieux pour son impuissance. Mais c'est avec déférence qu'il contempla Sidonie lui cracher au visage en réponse.

Maximilien leva son bras pour s'essuyer de sa manche. Et dans la lenteur et la froideur de son geste, le capitaine redouta le pire. Les yeux de la domestique se voilèrent, certainement parce qu'elle voyait sourdre l'ire sur les traits de son inquisiteur.

Le poing qui s'abattit sur sa figure dans un craquement. Elle ne prit même pas la peine de se détourner pour éviter le coup. Thorian pouvait sentir la douleur rien qu'en voyant la déformation de son nez et le sang qui s'en écoulait.

— Où est Calliste ?

La servante renifla et reporta son regard vers Thorian. Hargneux, Maximilien répéta la question, mais, à nouveau, elle ne dit rien. Le prince suivit son regard et par-dessus son épaule trouva Thorian qui continuait de la soutenir.

— Pourquoi le fixes-tu ?

Enfin, elle tourna son visage ensanglanté vers lui. Ses yeux lui communiquant tout le dégoût qu'il lui inspirait, puis revint à sa position initiale. La provocation plongea l'héritier dans une furie dévastatrice. Ses mains, ses pieds, son corps entier se déchaînèrent sur la vieille femme. Il ne s'arrêta que lorsqu'elle lui concéda enfin un cri de douleur.

— Où est Calliste ?

Elle reprit son souffle un instant, comme pour se préparer à la suite du supplice et, resta silencieuse. Cette fois-ci, Maximilien extrait un couteau de sa ceinture et en fit briller la lame dans la lumière vacillante du cachot. Tous les muscles du corps de Thorian se contractèrent et il retint un mouvement vers l'avant.

— Où est-elle ?

Toujours aucune réponse. Toujours le regard plongé dans le sien, impuissant. Maximilien mit à exécution sa menace et lui entailla le bras. Une marque sanglante que Sidonie endura bravement, les dents serrées, mais sans un gémissement.

— Parle !

Alors qu'elle se tourna vers le prince, Thorian crut qu'elle allait renouveau cracher. Mais elle resta muette et immobile pendant plusieurs secondes. Face à ce nouveau défi, Maximilien s'acharna. Une nouvelle fois, il la frappa de tous ses membres. Les os craquaient et le sang éclaboussait, mais Sidonie encaissait.

— Salope, rugit-il en lui envoyant une nouvelle fois son pied dans les côtes.

Couchée sur le sol, le visage couvert de sang, méconnaissable, elle rit. Thorian se demanda si elle n'avait pas sombré dans la folie, s'il ne devait pas mettre fin à ses jours pour lui épargner de nouvelles souffrances, mais comme si elle avait perçu son inquiétude, elle démontra sa lucidité :

— Je ne te dirais rien.

Elle lui avait craché les mots au visage avec un tel mépris. Le capitaine ne savait même plus si Sidonie était brave ou téméraire. Mais une chose était sûre : il n'avait jamais autant admiré et respecté quoique ce soit autant qu'elle en cet instant.

— Qui a l'épée ?

Maximilien poursuivait son interrogatoire, comme persuadé qu'il finirait par obtenir les réponses qu'il attendait. Mais seul un nouveau rire accueillit la question. Une nouvelle entaille la punit, lui barrant la joue. Jusqu'où le prince irait-il ?

Thorian resserra sa prise sur son arme. Aurait-il le temps de dégainer et de lui enfoncer dans le cœur avant qu'il ne déchaîne ses pouvoirs sur lui ? Il n'avait besoin que de quelques secondes. Une pour tirer son épée, deux pour s'approcher, trois pour la positionner, quatre pour l'enfoncer jusqu'à la garde. Quatre petites secondes et Maximilien tombait. Et tous leurs problèmes s'envolaient. Mais le bâtard était trop rapide, il le savait. Il avait vu les réflexes de sa sœur et c'était avant d'hériter des pouvoirs draconiques de leur père. Même s'il n'en avait que la moitié.

Le prince continua, inquisiteur. À chaque refus de la servante, il dessinait une nouvelle traînée de sang de sa lame. Mais elle tenait bon, silencieuse, digne.

— Où se cachent les rebelles ?

Thorian déglutit. La fausse accusation, celle que son père avait inventée pour relier tous les événements entre eux sans compromettre Calliste. Mais la lueur dans les yeux de Sidonie le sidéra. Un éclair d'inquiétude, comme si d'un coup elle doutait d'elle-même. Le capitaine comprit alors que, si jusqu'à maintenant il lui avait été facile de garder la bouche fermée, c'était parce qu'elle ne savait rien de Calliste ou de l'épée. Ou du moins trop peu pour la mettre en danger. Mais de la rébellion, elle savait quelque chose. Et elle était terrorisée à l'idée de fléchir et parler.

Maximilien lui envoya son pied dans les côtes, juste à quelques centimètres de sa cicatrice. La femme gémit puis se laissa sombrer dans la douleur. Elle la laissa l'englober, comme si elle y avait trouvé une échappatoire. Le prince frappa encore et encore, se défoulant sur son corps, frêle et attaché dans l'humidité du cachot. Mais bientôt, même les gémissements cessèrent et Sidonie n'eut plus la force de maintenir le contact visuel avec Thorian.

Pendant plusieurs minutes, l'héritier insista et s'adonna au châtiment, enragé. Puis il s'arrêta, lassé ou trop fatigué pour garder la cadence.

Il sortit de la cellule, tira la porte, sans prendre la peine de fermer à clef, comme pour avertir que ce n'était que le début, qu'il serait de retour avant même qu'elle ait pu se relever. Il quitta de la pièce pour rejoindre l'antichambre où le geôlier devait être de retour. Avant de le suivre, Thorian glissa un dernier regard vers la vieille femme et murmura :

— Je suis désolé.

Il n'attendait pas de réponse. Il ne savait même pas si elle était capable de l'entendre ou si elle avait perdu connaissance suite aux assauts de Maximilien. Mais lorsqu'il passa le seuil de la porte, la voix de Sidonie résonna dans son esprit :

Trouve Ixelion.

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