Chapitre 3 - Emeric
Emeric grinça des dents et réprima un gémissement, alors que ses doigts s'écrasaient sous le poids de la poutre.
— Aïe ! Attention, reprocha-t-il à Thorian.
Le maître d'armes qui se tenait plusieurs mètres au-dessus de lui, à quelques pas du sommet de la digue, l'ignora. Emeric ne doutait pas un instant qu'il comprenait que dans cette position, tout le poids du bois reposait sur ses mains au lieu d'être partagé entre eux.
— Quelqu'un s'est levé du mauvais pied, lança Calliste alors qu'elle arrivait à sa hauteur.
Il lorgna les deux cales qu'elle transportait et se mordit la lèvre plutôt que de lui faire remarquer qu'elle l'avait facile. Que peut-être serait-il dans de meilleures dispositions si leur compagnon s'astreignait à sa part du travail ? Qu'ainsi il pourrait éventuellement conserver ses doigts ! Finalement, le manque de sommeil et la colère l'emportèrent.
— Pour se lever, il faut s'être couché, grommela-t-il.
Il regretta instantanément d'avoir parlé. Il fallait qu'il apprenne à résister, même lorsque sa langue brûlait. Mais Calliste le connaissait trop bien, savait quand il lui cachait quelque chose, quand il en avait sur le cœur et visait toujours en plein dans le mille.
— Le rouquin t'a tenu éveillé toute la nuit ?
Une nouvelle tentation. Les yeux levés au ciel, il soupira. Léo et lui n'avaient pas été plus loin que de partager un verre à la buvette. Bien qu'il avait su, à coup d'œillades lascives, lui faire comprendre qu'il aurait aimé aller plus loin. Emeric l'avait laissé seul au comptoir. Dans d'autres circonstances, il aurait cédé à ses avances, il n'en avait aucun doute. Mais pas hier soir. À la place, il avait erré toute la nuit dans les rues de la cité. Il n'en dirait rien, il n'était pas d'humeur à se faire réprimander.
Si Calliste n'était pas autorisée à quitter le domaine impérial, elle avait connaissance de tout ce qu'il se passait en ville. Ni les émeutes ni la criminalité grimpante ne lui échappaient. Beaucoup la pensaient épargnée, il n'en était rien. Si elle avait seulement la moindre idée d'où il avait traîné cette nuit, il n'en entendrait pas la fin. Alors, il préféra qu'elle l'imagine sous les draps avec le beau roux.
Elle ne saurait jamais d'où il venait lorsqu'ils s'étaient retrouvés devant la réserve de la lice. Ni l'ouragan qui l'avait éloigné de tout repos. Comment aurait-elle pu ? Parce que ce n'étaient ni Léo, ni l'inquiétude, ni même la rage qui l'avaient gardé éveillé la nuit dernière. Non. C'étaient le dégoût et la culpabilité. Il se détestait. Pas parce qu'il avait accepté de fuir ou de la laisser derrière lui. Mais parce qu'à la seconde où la décision fut actée, il avait été soulagé. Soulagé de quitter cet horrible endroit, d'avoir la chance de recommencer, d'être libre. Ça non plus, Calliste ne le saurait jamais.
La pression sur ses mains faiblit alors que Thorian entamait sa descente. Arrivé au sommet, Emeric décida de rendre la monnaie de sa pièce au maître d'armes et souleva la poutre pour consolider sa prise sur le bois. Ainsi, le fardeau ne lui pesait presque plus rien et un petit sourire sardonique s'empara subrepticement de ses lèvres. Son camarade de corvée endura sans un bruit. Pour ça aussi, il se sentit coupable.
Calliste le dépassa, sautant de pierre en pierre alors que des rayons émergeaient à l'horizon. Dans une dernière enjambée, elle bondit au sol et leur fit signe de suivre. Ils installèrent la poutre sur ses cales au milieu de la plage. Quand l'attirail fut en place, ils s'effondrèrent dans le sable froid et admirèrent le lever du soleil. Pour Emeric, la scène avait un goût amer, comme si ce jour était le dernier.
Calliste frappa sur sa cuisse et se leva :
— Au travail !
Il réprima un bâillement et l'imita. L'épée à la main, il se hissa sur la poutre. Les genoux légèrement pliés pour améliorer son équilibre, il se mit en garde. L'objectif : mettre à l'épreuve la créativité de la princesse, rester debout et la faire basculer au sol. Calliste, féline, avança vers lui. Son poignet engagea son arme dans une danse hypnotique.
— Fais la tomber, intima Thorian, qu'elle ravale sa provocation.
Elle lui jeta un regard assassin et se prépara à l'assaut. Emeric se mit un instant dans la peau de Maximilien. Comme lui, il était plus grand et plus lourd que la princesse. Plus fort aussi. Au sol, il aurait certainement fait durer le combat pour le simple plaisir de torturer sa sœur. En hauteur ? Il voudrait l'expédier, régler la question puis descendre, victorieux, le plus vite possible. Décidé, il brandit son épée et avança sur Calliste. Lorsque leurs lames se rencontrèrent, il appuya de toute sa puissance. Son amie lutta pour maintenir sa position, mais il frappa de nouveau, profitant de toute l'amplitude que lui permettaient ses larges épaules. Elle vacilla et il insista. Calliste s'étala de tout son long dans le sable.
— Encore, ordonna Thorian.
Elle se leva et frotta ses vêtements pour se débarrasser des grains, puis grimpa à nouveau sur la poutre. Toute la matinée durant, ils s'entraînèrent. Chacun leur tour, Emeric et Thorian mettaient Calliste en difficulté. Ils ne s'arrêtaient que pour se désaltérer. Quand le soleil arriva à son zénith, elle ne tombait plus qu'une fois sur trois. Ce n'était pas encore assez.
— Quand est-ce qu'on mange ? demanda-t-il alors que son ventre grognait.
Son regard rencontra celui de son amie, plein d'espoir. Tous deux se tournèrent alors, suppliants, vers le maître d'armes, qui soupira :
— J'imagine qu'on peut faire une pause.
Calliste sauta à terre et se précipita vers la sacoche qui contenait de la viande séchée, du fromage et des biscuits. Ils les partagèrent et s'installèrent dans le sable. Au bout d'un moment, Emeric risqua :
— Tu sais où Max s'entraîne ?
La princesse secoua la tête et avala ce que sa bouche contenait avant de répondre :
— Non, et tu ne chercheras pas.
— Pourquoi ? protesta-t-il. Tu ne veux pas savoir ce qu'il anticipe ?
— Je préfère que tu restes en vie.
Elle arracha un nouveau morceau de viande avec ses dents et fixa le large. La discussion était close. Pourtant, Emeric restait sur l'idée que s'il pouvait ne glisser qu'un regard sur la routine de Maximilien, il saurait où frapper, comment augmenter les chances de son amie. Une fois sur trois, c'était toujours trop.
— Tu n'as pas besoin de l'espionner, assura Thorian. Je sais tout ce qu'il y a à savoir sur le style de Maximilien et celui de Varin.
Emeric fronça les sourcils. Il savait que le fils du général avait côtoyé les deux hommes pendant son instruction à l'académie. Mais comment pouvait-il être si certain que rien n'avait changé dans leur manière d'aborder le duel ?
— Ça n'a rien à voir avec la technique, précisa-t-il devant son air dubitatif. Max et Varin sont des brutes. Loin d'être stupides, attention, mais d'une violence rare. Ils choisiront toujours une posture offensive. Surtout dans un environnement hostile. Ils se reposent sur leur force. En choisissant l'épée, il l'a prouvé. Il ne compte que sur sa supériorité physique, il faut donc jouer contre ses certitudes.
— Mais ne vont-ils pas justement adopter une stratégie différente ? Ils savent que nous savons.
— Il a déjà choisi l'épée. Maintenant, s'il se place dans une position défensive, il ne pourra pas gagner. Calliste n'a pas sa puissance, mais elle est plus endurante et elle ne fera aucune erreur. Il reculera jusqu'à tomber.
— Vous n'en avez pas marre de parler de moi comme si j'étais ailleurs ? intervint la princesse entre deux bouchées.
Emeric avala son fromage d'une traite, ôta ses bottes et sa veste, puis se jeta sur son amie.
— Tu fais quoi ? gronda-t-elle.
Il l'attrapa par la taille et la posa par-dessus son épaule avant de courir vers la mer. Ses jambes frappèrent dans le vide, tentant de l'atteindre ou de le déséquilibrer, mais sa prise était toujours solide quand ses pieds rencontrèrent l'eau. Les cris se mêlèrent aux rires. Elle continua de gigoter pour s'extraire, mais n'y parvint pas.
— Pose-moi immédiatement !
— À vos ordres, Votre Altesse.
Hilare, il s'exécuta. D'un geste rapide, il la fit basculer dans ses bras puis, avant qu'elle puisse se libérer, il la jeta dans une vague. Les flots la cueillirent, l'avalant toute entière. Elle se releva péniblement. Ses cheveux châtains dégoulinaient alors qu'elle les envoya dans son dos. Puis elle darda son regard sur lui et Emeric déglutit.
— Tu vas me le payer !
Elle se précipita vers lui, l'enserrant de ses bras, luttant pour le couler à son tour. Il plia les jambes et tint bon, comme sur la poutre. Elle s'enrageait, chargeant sur ses côtés, attrapant ses bras, sans résultat. Puis d'un coup, elle se baissa et Emeric fut frappé sous l'eau d'un coup sec. Ses pieds glissèrent sur le sable immergé et il s'étala dans les rouleaux.
— Bien fait ! cria Thorian depuis la plage.
Il manqua de boire la tasse entre deux ricanements. Trempé, il s'assit et leva les yeux vers la mine satisfaite de son amie. Il lui adressa un sourire qui se voulait ravageur et commenta :
— Drôlement efficace, ta botte secrète.
Il aurait pu pointer le moment exact où l'idée germa dans l'esprit de la princesse. Son rire se stoppa net, remplacé par un éclair de surprise puis, plus vite encore, par un air sérieux, calculateur.
— Debout, lui dit-elle.
Ils sortirent de l'eau, se débarrassèrent de leurs vêtements les plus lourds et s'installèrent sur la poutre. Calliste répéta la manœuvre. Les mains solidement ancrées sur le bois, elle souleva les jambes et les propulsa dans un mouvement de rotation vers les chevilles d'Emeric. Il tomba à nouveau. Thorian prit sa place et modifia sa posture. Plus près du sol, plus agressif. Calliste s'adapta, plus souple, plus rapide, elle profita de la minuscule ouverture qu'il lui offrit malgré lui.
— Bien, commenta-t-il. Si tu arrives à maîtriser ça, tu pourras t'en sortir.
Ils continuèrent et Calliste peaufina encore sa technique. Le maître d'armes lui rappela que la poutre était bien plus étroite que la plateforme sur le toit de la cathédrale. Elle pourrait tourner autour de Maximilien et utiliser la pente à son avantage. Peu importait qu'elle soit en position forte ou faible, le déséquilibre serait son meilleur allié.
Au bout de quelques heures, elle enchaîna les chutes, signe que la fatigue la gagnait enfin. Aussi, ils décidèrent qu'il valait mieux aller chercher un peu de repos. Ils laissèrent la poutre derrière eux et reprirent le chemin des jardins. Thorian les abandonna dans la cour. Emeric savait qu'il aurait dû, lui aussi, aller se laver et se changer. Le sable s'était engouffré jusque dans les moindres replis de ses vêtements et le sel que l'eau de mer avait laissé sur sa peau le grattait. Mais il ne pouvait se résoudre à laisser Calliste seule, il voulait profiter de tous les instants jusqu'au dernier. Alors il continua d'avancer avec elle jusqu'à ses appartements.
Ils progressèrent alors dans les galeries de marbre et d'or, ignorant les regards réprobateurs sur leur passage. Ces bêcheurs l'insupportaient, agissant comme si la princesse devait renoncer à tout entraînement pour leur bon plaisir. Au moins, se dit-il, il n'aurait plus à les tolérer bien longtemps. Puis la culpabilité le transperça à nouveau et il serra les poings. Ses ongles s'enfonçaient dans sa peau, mais il ne se relâcha pas. Il méritait chaque seconde de douleur. Le ne l'avait toujours pas quitté lorsque son amie poussa la porte de sa résidence, où Sidonie les attendait les bras chargés.
— Madame Charmevois est passée en début de matinée pour vous remettre ceci.
La domestique lui tendit un coffret sur lequel reposait un pli cacheté. Calliste la remercia et la congédia puis déposa le colis sur un guéridon de marbre. Elle brisa le sceau de l'enveloppe. Une clef glissa dans sa main en même temps de la lettre. Elle l'inséra dans le cadenas et un reflet doré illumina son visage alors qu'elle découvrait le contenu de la caissette. D'une main, elle rabattit le couvercle et son attention se reporta sur le message d'Élara. La lecture achevée, elle plia la feuille et lui adressa un sourire amer.
— Demain, à l'aube.
— C'est trop tôt, rétorqua-t-il.
Elle n'était pas prête. L'entraînement venait à peine de commencer. Elle chutait toujours, avait besoin de lui. Qui assurerait ses fonctions ? Maximilien pouvait encore prendre peur et l'assassiner. Qui garderait un œil sur elle ? Qui l'aiderait à surmonter les épreuves qui l'attendaient encore ? Qui, d'autre que lui, serait prêt à se sacrifier pour elle ?
— C'est pour le mieux, soupira-t-elle tristement. Moi aussi j'aurais préféré que nous ayons quelques jours de plus. Mais te savoir en sécurité est tout ce qui m'importe.
Elle ignora la supplique dans son regard. Il savait qu'il avait promis, mais maintenant que l'heure était arrivée, comment se résoudre à partir ? Surtout, se rappela-t-il douloureusement, quand il en avait autant envie. Il déglutit, tentant de chasser cet arrière-goût de trahison qui ne le quittait plus.
— Belmare, ajouta Calliste, est connue pour être une magnifique en cette saison. Je suis certaine que tu adoreras. Et puis, Élara t'a donné de quoi m'acheter un joli souvenir.
Au moins, elle n'insinuait plus qu'elle allait mourir. Mais Emeric savait que ce n'était rien d'autre qu'un stratagème pour qu'il fuie sans protester, comme il l'avait promis.
— Et que dois-je te ramener ?
Ses yeux brillaient à nouveau d'un éclat joueur. La même enfant que vingt ans plus tôt, la même mine de défi qui l'avait conduit à voler des biscuits. La même joie de vivre qui l'avait persuadé de se dénoncer plutôt que de la voir disparaître de ses traits délicats.
— J'ai lu qu'ils avaient la tradition de graver des écailles de dragons.
Il plongea son regard dans ses iris noisette et répondit :
— Je l'arracherai moi-même s'il le faut.
— Le but de toute la manœuvre, fit-elle en mimant des cercles avec son doigt, c'est que tu survives. Pas que tu te fasses croquer par un reptile.
Elle ne le laissa pas répondre et s'éloigna vers la salle de bains. Elle se débarrassa de ses affaires poisseuses de sable et de sel alors qu'il la suivait. Comme à son habitude, il s'assit sur son lit, à l'extérieur de la pièce pour lui laisser un peu d'intimité.
— Alors, que vas-tu emporter pour ton voyage ? demanda-t-elle à travers la porte et par-dessus le bruit de l'eau qui coulait.
— Comme je ne peux pas emmener ma meilleure amie dans mes valises, j'hésite à prendre quelques chandeliers et l'argenterie.
— Ça te permettrait de refaire ta garde-robe, gloussa-t-elle. Elle en a bien besoin.
— Tout le monde n'a pas une ligne de crédit illimitée chez la modiste.
Le rire de la princesse s'évanouit brutalement dans des clapotis. Un frisson lui parcourut l'échine alors qu'un calme dérangeant s'instaurait. Quelque chose d'horrible était en train de se passer. Il se leva et posa la main sur la porte, mais avant qu'il ne puisse l'appeler et lui demander si tout allait bien, un hurlement déchira le silence. Calliste.
Emeric défonça la porte d'un coup d'épaule. À travers la vapeur qui emplissait la pièce, il se jeta vers la baignoire émaillée. Elle convulsait. Il l'attrapa pour la sortir de l'eau, mais sa peau lui brûla les mains, lui arrachant un gémissement de douleur. Des cloques se formèrent sur sa paume rougie, mais il les ignora et se retourna pour se saisir d'une serviette. Il l'enroula autour du corps de la jeune femme et la souleva pour l'emmener jusque sur le lit.
— Calliste, appela-t-il.
Mais elle ne répondait pas, toujours inconsciente, toujours possédée par les spasmes. Ses larmes de panique coulèrent jusque sur sa peau et s'évaporèrent instantanément. Elle était si chaude qu'il ne pouvait pas la toucher. Perdu, bouleversé, il ne savait plus quoi faire. Il ne pouvait ni l'aider ni la laisser seule pour aller chercher de l'aide. Alors, sans réfléchir, il cria de toutes ses forces.
— Au secours !
Il s'égosillait, priant pour qu'on vienne la sauver. Il serrait sa main, dédaignant la plaie sur la sienne, la souffrance que ce contact, toujours ardent accentuait. Il n'était pas prêt à la perdre. Pas demain et encore moins aujourd'hui. Il leva le visage vers le plafond, cherchant le ciel du regard. Il n'avait jamais été quelqu'un de religieux, mais confronté à sa détresse, il se tourna vers les dieux.
— Tais-toi, dicta finalement une voix derrière lui.
Sidonie. Il obéit sans poser de question et braqua ses yeux sur elle, attendant son prochain ordre. Elle s'approcha du lit et jaugea la princesse. Le sang-froid de la vieille domestique l'impressionna. Pas une émotion ne se lisait sur son visage ridé.
— Elle va bien, finit-elle par déclarer. L'empereur est mort.
Emeric se figea. Hélior, mort ? Non. Ça ne pouvait pas arriver. Il était encore jeune. Son héritier n'était pas encore décidé, le duel n'avait pas eu lieu. Calliste hériterait-elle de la moitié des pouvoirs de son père ?
— Ne reste pas planté là et mets-lui ça.
Sidonie lui tendit une chemise et un pantalon. Il s'exécuta, enterrant sa panique dans l'action.
— Elle ne se réveillera pas avant plusieurs heures, précisa la servante.
Comment pouvait-elle savoir tout ça ? Avait-elle servi lors du précédent empereur ? Il essaya de l'interroger, mais elle avait déjà sorti deux grosses malles dans lesquelles elle fourrait les affaires de Calliste. Vêtements, chaussures, bijoux, ainsi que le coffret qu'Élara avait fait porter pour lui, tout s'amassait dans les contenants. Quand ils furent pleins, Sidonie se tourna à nouveau vers lui.
— Reste ici, je reviens vous chercher.
Défends-la au péril de ta vie, ses yeux semblaient lui avoir dit. Il le ferait. Il l'avait toujours fait, depuis le jour de leur rencontre. Personne ne toucherait le moindre de ses cheveux avant de lui être passé sur le corps. Il resta alors à son chevet, sa main blessée sur la sienne, l'autre sur son épée. Son pied battait compulsivement contre la moquette et son regard alternait entre Calliste tremblante et la porte par laquelle Sidonie avait quitté la chambre.
Aussi soudainement qu'elles étaient venues, les convulsions cessèrent. La vieille femme avait prévenu qu'elle resterait endormie encore longtemps, mais l'espoir le gagna.
— Calliste, chuchota-t-il.
Ses paupières s'ouvrirent, mais ce n'étaient pas ses iris noisette qui se dévoilèrent. C'étaient deux brasiers, de véritables flammes qui brillaient, irradiaient la chambre entière. Elle ne répondit pas, toujours évanouie. Il glissa ses doigts valides jusqu'à son front. La fièvre était toujours présente, mais le contact était de nouveau supportable.
Calmé, il se laissa aller à réfléchir aux conséquences de leurs actions. Ils allaient fuir, quitter l'empire, le continent. Calliste lui en voudrait. Elle avait répété à plusieurs reprises qu'elle ne voulait pas s'échapper, qu'elle comptait accomplir son devoir. Quand Hélior vivait, il n'avait rien à y redire. Mais maintenant ? S'échapper revenait à laisser les rênes de l'empire à Maximilien. La guerre les attendait. Il leur faudrait trouver un moyen de s'y préparer sur Coruscel. Le retour de Sidonie le tira de ses pensées funestes :
— Maintenant !
Il n'en fallut pas plus pour qu'Emeric se dresse sur ses jambes et prenne son amie dans ses bras. Il suivit la domestique dans des couloirs en pagaille. La mort d'Hélior était sur toutes les lèvres maintenant. Ils serpentèrent dans les allées de marbre, d'autres habitants du palais couraient, comme eux, les bras chargés. Qui pourrait leur en vouloir de déserter le navire avant le naufrage ?
Un dernier virage et ils arriveraient devant l'escalier qui les conduirait jusqu'à la liberté. Ils accélérèrent le pas, mais furent stoppés sur le palier. Varin Galendron et deux de ses hommes les y attendaient. Le maître d'armes de Maximilien se lécha les lèvres et lui lança :
— Sa Majesté voudrait dire au revoir à sa chère sœur.
Emeric savait que le prince était dans le même état que Calliste. Aussi, il ne se démonta pas et avança vers l'homme. Prenant soin d'éviter son amie, il cracha à ses pieds et répondit :
— Maximilien peut aller se faire foutre.
— Doucement, petit garde, le prévint l'homme en jonglant avec une dague, on pourrait t'oublier toi aussi.
— Laisse-nous passer.
La menace dans le ton de Sidonie le médusa. Il se tourna vers elle et l'étudia. Ses iris rougeoyaient, surnaturels, du même éclat que ceux de Calliste quelques minutes plus tôt. Elle avança vers le maître d'armes et Emeric retint son souffle.
— Non, je ne crois pas, rit Varin.
La vieille femme ne se démonta pas et ouvrit la bouche, comme pour mordre. Une vague de chaleur émanait d'elle. Ses ongles et ses dents semblèrent s'aiguiser alors qu'elle approchait encore de son ennemi. De sa proie, comprit-il. Un reflet métallique brilla soudainement. Une dague. Il voulut la prévenir, mais n'en eut pas le temps. La main de l'un des autres hommes, fermement enroulée autour de l'arme s'enfonça dans son flanc. Elle s'écroula au sol dans un gémissement. Ses yeux, affaiblis, mais toujours ardents, maintenaient le contact avec Varin.
— Sidonie !
Il voulut s'agenouiller à ses côtés, l'aider à se relever, la porter, elle aussi, jusqu'à la liberté. Mais Calliste pesait dans ses bras et il était encore entouré de ses adversaires. Il observa alors, impuissant, les paupières de Sidonie se fermer doucement. Son cœur, comme sa gorge, se serra et il releva la tête. Ils devraient le tuer avant de poser leurs sales pattes sur son amie. Brave et prêt à défier la mort, il les attendit.
— Varin !
Thorian gravissait les marches trois par trois. Si la perspective d'affronter trois hommes à lui seul l'inquiétait, son arrogance habituelle le camouflait. Un sourire qui n'atteignait pas ses yeux courba ses lèvres alors qu'il arrivait à hauteur de son homologue.
— Alors comme ça, on s'en prend toujours aux demoiselles inconscientes ? poursuivit-il. Je vois que rien n'a changé depuis l'académie.
Les yeux de Varin se plissèrent, haineux. Les soldats autour de lui se tendirent, prêts à en découdre. Thorian avança encore et le bouscula d'un coup d'épaule. Emeric agrippa Calliste et s'engouffra dans le passage que leur ami venait de créer. Il oublia Sidonie et ne se retourna pas. Son cœur cognait douloureusement contre sa poitrine et son souffle le brûlait à chaque enjambée, mais il les ignora. Tout comme il refusa de prêter attention aux rugissements et au fracas du métal qui s'entrechoquait derrière lui. Il dévala l'escalier, se démena jusqu'à la cour. Là, perdu au milieu du chaos qui sévissait hors du palais, il chercha des yeux le moindre indice, la moindre indication. Il reconnut enfin les valises qu'avait transportées Sidonie à l'arrière d'un fiacre et se précipita vers le véhicule.
— Qu'est-ce que... commença le cocher en glissant un regard vers Calliste, mais n'eut pas le temps de finir sa phrase.
Une porte s'ouvrit et avec l'expression d'un soldat revenant du front, Élara les invita :
— Montez !
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