Chapitre 11 - Thorian 2/2

Le modeste bâtiment s'élevait à quelques rues du port. Un établissement discret et réservé à une clientèle exclusive, dont rien de l'apparence ne laissait supposer la débauche à laquelle on s'adonnait derrière ses rideaux rouges.

Arrivé à hauteur de la devanture de briques, Thorian gravit les quelques marches du perron et poussa la porte. Il inspira et, comme son rang l'exigeait, jeta un regard alerte à l'intérieur. Le vestibule était vide. Pas un soulier ne claquait sur les dalles de marbre noir, pas d'assassin camouflé derrière l'une des colonnes de bois sombre. Ses lèvres se pincèrent et il expira l'air qu'il retenait dans ses poumons. Peut-être la prochaine fois, espéra-t-il secrètement en reculant pour mieux ouvrir le passage au prince.

— Ah !

L'exclamation exagérément enjouée le tira de sa rêverie. Madame Jolbert, la propriétaire des lieux, rabattit son éventail et écarta les bras pour les accueillir.

— Votre Altesse, Monsieur Volombre, quel plaisir de vous revoir !

La plantureuse blonde s'approcha, féline. Le satin bleu nuit de sa robe enveloppait ses courbes et s'écartait à chaque mouvement pour dévoiler la peau laiteuse de ses jambes. Sa main trouva le bras du prince et il bomba le torse. Les iris bruns de la maquerelle y glissèrent subrepticement, comme si elle devinait le portefeuille sous le veston. La bouche de Thorian se tordit dans une moue moqueuse et il renifla. Elle se tourna et lui adressa un sourire entendu. Son mépris ne l'atteignait pas. Ici, sa vulnérabilité n'était que feinte. Sur son territoire, elle était le prédateur et l'or de ses clients sa proie.

De son éventail, elle pointa l'accès au grand salon :

— Entrez donc et laissez-moi vous offrir un rafraîchissement.

D'un pas résigné, Thorian suivit Max dans la salle de réception. Dès que son talon s'enfonça dans l'un des innombrables tapis exotiques, un picotement s'empara de sa nuque. Il secoua la tête pour le chasser, mais le tintement des grelots cousus aux ceintures des danseuses cristallisa son malaise. Quoi qu'il fasse, il ne pouvait échapper à l'image de ces poupées drapées d'organza diaphane, se déhanchant au rythme d'une musique lente et lascive, jouée par des musiciennes tout aussi peu vêtues. Leurs sourires aguicheurs ne parvenaient pas à lui faire oublier leurs yeux vitreux aux pupilles dilatées.

Madame Jolbert claqua des doigts et deux de ses « protégées » se hâtèrent derrière un long bar. Une bile aigre gagna sa gorge quand, malgré la lumière tamisée, il distingua des marques violacées tout autour du bras de l'une d'elles. Ses dents comme ses poings se serrèrent, mais il ne pouvait rien dire ni rien faire. Alors, il avança et se faufila entre les tables de jeu bondées où le vin coulait à flots. D'une main, il dissipa l'épais nuage de fumée qui embaumait les joueurs.

Un rire trop aigu lui vrilla les tympans et exacerba la douleur lancinante qui possédait son crâne. Les résines ambrées et parfums floraux dans lesquels les pensionnaires de la maison se baignaient lui faisaient toujours cet effet. Sa mâchoire se crispa et il frotta ses tempes pour soulager la pression. En vain.

Son mal de crâne le harcelait encore lorsqu'il atteignit le couple de sofas de velours rouge où Max avait ses habitudes. L'escalier qui menait aux chambres et d'où fuitaient quelques vocalises singées s'en trouvait à deux pas. Quand le prince décidait de monter, il n'aimait pas attendre.

Max déboutonna sa veste et en écarta les pans avant de se laisser tomber parmi les coussins moirés. Les jambes croisées, il s'enfonça dans l'assise moelleuse du divan et lâcha un soupir. Un rictus moqueur se dessina sur la moitié mobile de sa bouche devant à la posture fermée qu'adopta Thorian en s'installant face à lui.

La fille à l'hématome arriva en trottant, les bras chargés d'un plateau en laiton. Elle le plaça sur la table entre eux et leur servit deux verres d'un alcool aussi transparents que de l'eau. Le prince se frotta les mains et se pencha pour attraper le sien et le vida d'un trait. Un second, puis un troisième s'évaporèrent aussi vite que le premier. Dans un ricanement, il attira la serveuse sur ses genoux et parcourut de ses doigts la peau pâle de son dos. Elle gémit et ondula sous ses caresses, laissant ses boucles brunes et soyeuses glisser sur ses épaules. Lovée dans le cou du prince, elle lui susurra quelques mots qui déclenchèrent un grognement satisfait.

Thorian détourna le regard et la seconde fille que Jolbert leur avait assignée se précipita vers lui. Sa langue humidifia ses lèvres et ses yeux noirs brillèrent. Mais il ne fit pas l'erreur de croire qu'il était l'objet de ce désir. Il secoua la tête et agita sa main avant qu'elle arrive à sa hauteur et sa déception s'afficha sur son visage aussi clairement que l'avidité quelques secondes plus tôt.

Max laissa échapper un ricanement étrange, presque amer et le capitaine l'observa avaler une nouvelle gorgée d'eau-de-vie. À combien de verres en était-il ? Thorian en avait perdu le compte.

— Pourquoi ne profites-tu pas de la soirée, Volombre ? C'est moi qui régale !

Une désagréable chaleur grandit dans son estomac, mais il la camoufla d'un sourire poli.

— Merci, Valdorion, mais ça ira.

— Quel ascète ! ricana Max, ses mains malaxant le postérieur de la prostituée. Je ne t'ai pas toujours connu aussi sérieux.

Les lèvres de Thorian se pincèrent et ses bras se croisèrent. Il savait très bien à quelle période de sa vie le prince faisait allusion. Une époque dont il n'était pas fier et qu'il espérait laisser derrière lui.

— Bien des choses ont changé depuis l'académie.

Et par bien des choses, il entendait Calliste. Max le comprit et se ferma. Il poussa la fille sur les coussins à côté de lui.

— Danse ! lui ordonna-t-il.

La brune se leva et s'exécuta. Le prince ne la regarda même pas. Il se pencha vers la table et attrapa la bouteille d'alcool et en avala plusieurs gorgées avant de diriger ses yeux vers le sol.

— Pourquoi elle et pas moi ?

Thorian buta contre le dossier du sofa. Sa bouche s'entrouvrit et ses yeux se posèrent sur le prince. Il avait relevé la tête et ses iris noisette, si semblables à ceux de sa sœur, ne le quittaient plus. Un voile brillant les enrobait.

— Tu veux que je commence par l'évident ou...

Un rire s'évada de sa gorge et le capitaine crut un instant avoir échappé à la question, mais un soupir le remplaça presque aussitôt.

— Pourquoi l'aime-t-on et pas moi ? Mon père, Élara, toi. Même sa putain de servante préfèrerait mourir plutôt que de la trahir. Qu'est-ce qu'elle a de plus que moi ?

Thorian baissa les yeux vers ses mains. Il l'avait toujours vu comme un roc. Isolé, inflexible et impitoyable. Il n'avait jamais cherché à le connaître. Jamais vraiment. Pas plus qu'il n'avait essayé de se mettre à sa place. Toute sa vie n'avait été qu'une succession de doutes et de moqueries.

Et il y avait contribué. Lui aussi avait ri de sa laideur, avait sous-entendu que sa paralysie faciale impactait ses capacités physiques et mentales. Ces rumeurs, il les avait pourtant sues fausses. Son jeu de jambes parfait, sa précision au pistolet le prouvaient chaque jour. Seule son apparence était touchée. Il n'en tirait aucune fierté, mais cela ne l'avait pas arrêté. Tant pis si Maximilien s'en trouvait blessé ou s'il devait se faire craindre pour obtenir le respect. Il recommencerait sans l'ombre d'une hésitation pour offrir à Calliste une chance de monter sur le trône qui lui revenait de droit.

Le verre devant lui l'invita. S'il voulait tenir la soirée, il en aurait besoin. Il s'en saisit et laissa son contenu lui brûler l'œsophage.

— J'aurais aimé connaître ça, continua Max. L'amour inconditionnel.

Thorian haussa un sourcil et glissa un regard vers la bouteille au deux tiers vide. Était-elle pleine lorsque la brune l'avait apportée ? Il ne se le rappelait pas.

Gonflant ses poumons, le capitaine hésita. Que pouvait-il répondre ? Bien sûr, il aurait pu le rassurer et prétendre qu'il n'avait pas encore rencontré la bonne personne, que chaque chose arrive en son temps ou n'importe quelle autre platitude du genre. Mais qui avalerait ça ? Certainement pas Maximilien.

Et puis, il aurait été bien mal placé pour donner son avis sur la question. Calliste avait beau être tout son monde, il ne faisait partie du sien que pour un temps. Et c'était avant qu'il ne participe à l'organisation de sa fuite. Elle le prendrait comme une trahison. Mais il préférait qu'elle ne lui pardonne pas et ne plus jamais connaître la douceur de ses lèvres ou la chaleur de sa peau plutôt que de vivre dans un monde sans elle.

— Je peux te poser une question ? risqua-t-il.

La bouche autour du goulot de la bouteille, Max hocha la tête.

— Tu peux avoir qui tu veux.

D'un geste du bras il désigna la fille encore en train de danser malgré le manque d'intérêt qu'il lui portait et toutes celles de la salle qui lui lançaient des œillades envieuses. Il pointa même vers le vestibule pour signifier que sa remarque s'appliquait à toutes les femmes du palais ou de la ville.

— Pourquoi t'acharner sur le Nid ?

Le prince baissa la bouteille et le fixa.

— Tu crois que c'est par luxure que je veux entrer ?

Thorian soutint son regard une seconde. Il ne lui avait jamais paru aussi sincère, alors il décida de lui retourner la pareille.

— Non. Je crois que c'est une démonstration de pouvoir. Un symbole. Mais ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi tu ne mets pas tes menaces à exécution. Pourquoi tu n'as pas encore incendié le bâtiment ?

Personne ne pouvait accuser Maximilien de bonté ou de céder à la pitié. Surtout après avoir assisté aux sévices qu'il infligeait quotidiennement à Sidonie. S'il n'agissait pas, ce n'était pas par faiblesse, mais parce que cela aurait desservi ses intérêts.

— Parce qu'elles l'ont connue, avoua-t-il à demi-mot.

Thorian comprit. Lui aussi avait perdu sa mère. Il déglutit. Ses doigts le démangèrent et il commença les tendre vers le prince avant de se raviser et de pianoter sur son verre. Ils restèrent silencieux un long moment, les yeux dans les yeux. Puis Max frappa sur ses cuisses et annonça d'une voix encore légèrement tremblante :

— Je monte.

Il se leva et sa main se ferma autour du poignet de la danseuse, dont le visage s'affaissa de soulagement. Titubant en direction de l'escalier, il attrapa une seconde fille par le bras et l'attira à lui. Ensemble, ils gravirent les marches dans un équilibre précaire et disparurent au détour du couloir.

Thorian prit une grande inspiration et se laissa tomber un peu plus entre les coussins. Son regard se posa une dernière fois sur le plateau doré et la bouteille qui s'y dressait. Il expira dans un long sifflement, son cœur balançant entre admiration et incrédulité. Comment Max pouvait-il avoir ingurgité autant d'alcool et encore tenir debout ? Devait-il attendre qu'il redescende ?

Un nouveau rire aigu lui arracha une grimace. Non, il ne survivrait pas à une nuit entière d'un tel supplice. Il reviendrait chercher le prince au petit matin. Avec tout ce qu'il avait bu, il n'y avait aucune chance pour qu'il émerge plus tôt de toute façon.

Il traversa le salon en vitesse et adressa un poli signe de tête à madame Jolbert en sortant. L'air frais s'engouffra dans ses poumons et le guida jusqu'aux quais. Un vent revigorant, chargé d'eau et de sel lui fouetta le visage. Il se laissa bercer par les cliquetis des bateaux et les ronflements des vagues. La rumeur étouffée des marins célébrant la fin de leur journée de travail derrière une choppe lui fit envie. À quand remontait sa dernière soirée de détente ? Sans inquiétude, sans planification, sans politique ? Maintenant, c'était inaccessible.

Même si Calliste rentrait avec une armée, défaisait Maxilimien et s'asseyait sur le trône, il n'y avait qu'à voir l'état de la ville pour comprendre l'étendue du travail qui l'attendait. Et elle n'arriverait à rien si les rebelles lui tiraient dans les pattes. Leur soutien était primordial. Mais encore fallait-il que leur commandement demeure libre. Il devait les prévenir pour Sidonie et le piège qui le cachot leur réserverait.

Il se rapprocha d'un lampadaire dont la faible flamme éclairait une feuille clouée. À la place des habituels pamphlets et appels au rassemblement, une liste de noms et un message de condoléances s'y couchaient. Il n'y décela aucune piste. Dépité, il traîna des pieds le long des embarcations.

Au bout d'un moment, il leva le nez. La nuit l'entourait et aucune lumière ne la dispersait. Il ne s'était jamais aventuré aussi loin du centre-ville et n'imaginait même pas que certains quartiers ne soient pas équipés d'éclairage public. Pourtant la lueur de bougies derrière les vitres des cabanes de fortunes confirmait que celui-ci était toujours habité.

Il avança encore, remarquant que les bateaux se faisaient de plus en plus rares et de plus en plus petits. La route devint un chemin de gravier et tourna légèrement, dévoilant un bâtiment moins délabré que les autres. Une taverne qui affichait fièrement un loup de mer argenté sur fond d'émail blanc. Poussé par la bise fraîche autant que par sa curiosité, Thorian y pénétra.

L'air quitta ses poumons et un sourire s'incrusta sur ses lèvres entrouvertes. Jamais il n'aurait soupçonné qu'une telle merveille se cache ici. Peut-être était-ce même ce qui en faisait tout l'attrait. Car rien du marbre, des dorures ou des fresques du palais n'égalait la beauté et l'authenticité du lieu qui s'offrait à lui. Des centaines de flacons multicolores suspendus resplendissaient et diapraient la pièce. Leurs reflets se balançaient, répliquant le rythme de la gigue jouée par un groupe aux costumes aussi vifs que le décor. Quelques clients la dansaient gaiement, tandis que d'autres profitaient de la soirée pour rire et trinquer entre amis.

Un extraordinaire fumet de soupe de poisson trouva le chemin de ses narines et son ventre grogna. Il ne pouvait pas sortir de l'établissement sans y avoir goûté. Guidé par sa faim, il marcha jusqu'au bar où une jolie blonde aux yeux pétillants prit sa commande, puis il s'installa au coin de la grande cheminée qui crépitait au fond de la salle.

Les bras croisés sur la table et le pied battant la mesure pour accompagner la musique, Thorian profita de l'ambiance qui régnait dans la taverne en attendant sa nourriture et observa un groupe d'habitués attablés à quelques mètres de lui.

Où ailleurs aurait-il pu voir des pêcheurs en vareuse boire en compagnie d'un jeune bourgeois tiré à quatre épingles ? Et pourtant, tous les trois discutaient comme des amis de longue date autour d'un pichet de vin.

Captivé par la singularité de la scène, le capitaine ne put s'empêcher de tendre l'oreille. Au début, leurs échanges n'étaient qu'un vague chuchotement inaudible. Thorian persévéra et lorsque le plus jeune des pêcheurs fronça les sourcils pour marquer son désaccord, va voix s'éleva :

— Clément n'aurait pas dû...

— Et voici pour vous, Monsieur.

La serveuse le priva de la fin de la phrase, mais à la vue de son sourire et à la promesse d'enfin savourer cette soupe à l'odeur divine, il lui pardonna.

— Merci, répondit-il en lui tendant deux pièces d'argent.

Elle les glissa dans son tablier et prit congé dans une charmante révérence. Se saisissant de sa cuillère, il attaqua sa dégustation. Les arômes riches de poissons se mariaient à ceux des légumes et lui ravirent les papilles et réchauffèrent ses entrailles. Malgré le délice, il se concentra à nouveau sur ses voisins.

— On ne peut pas arrêter si près du but !

Un poing s'abattit sur la table alors que la conversation s'animait. Ce n'étaient plus des messes basses que les hommes s'échangeaient et il les entendait désormais parfaitement.

— Il est question d'attendre, pas d'arrêter.

— Ça reste une mauvaise idée. Il faut battre le fer tant qu'il est chaud.

— La garde...

L'homme s'interrompit dans un grognement douloureux. Son camarade venait de lui décocher un violent coup de coude et le capitaine sentit peser sur lui un regard des plus lourds. Les yeux braqués sur sa gamelle, il était plus que jamais conscient de son uniforme. Son cœur s'emballa, mais conserva son calme. Il ne voulait pas les alerter. Faisant mine d'être absorbé par son repas, il engloutit une nouvelle cuillérée dans une bruyante aspiration. Les murmures reprirent et le nez dans son assiette, Thorian sourit. Il savait comment approcher les rebelles.

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