Chapitre 6
Le mariage était généralement arrangé entre les parents de la mariée et le marié. Le gendre et le beau-père devenaient des alliés par l'échange de cadeaux en préparation du transfert de la mariée. Les mariages sont également arrangés lors de la réunion des pères du jeune couple ; en l'absence d'un père, c'est la personne qui possède la tutelle qui se présente le jour de l'arrangement familial.
Hélios pénétra dans une petite cour, se raclant la gorge bruyamment pour indiquer sa présence aux habitants de la maison. Seul le silence l'accueillit froidement. Il observa autour de lui, en quête du moindre signe de vie, en vain. L'habitation semblait calme, presque laissée à l'abandon. Des toiles d'araignées pendaient du plafond, et des traces de rats et d'autres animaux sauvages parsemaient le sol, marquant la poussière qui recouvrait la pierre. L'air, humide, empestait cependant l'alcool, preuve que l'homme recherché habitait pourtant bien là.
Le brun poussa un long soupir. Deux jours qu'il passait dans la maison de Theodósios de Sparte pour enfin avoir cette discussion fatidique, celle où il lui annoncerait qu'Olympia ne l'épouserait pas, sans jamais ne parvenir à le croiser. Le premier jour, Hélios s'était présenté tôt dans la matinée, espérant croiser son rival avant qu'il ne soit saoul ; le spartiate avait pour réputation d'aimer un peu trop le vin, au point d'en abuser dès les premières lueurs du matin. Le deuxième jour, il avait décidé de passer plus tard dans la journée, au moment où le soleil commençait à décliner au-dessus de Corinthe ; encore une fois, personne n'avait été en capacité de le renseigner. Hélios avait même pris le temps de demander aux quelques passants qui traversaient la ruelle pavée, lesquels n'avaient malheureusement pas croisé son opposant depuis plusieurs jours. Où pouvait donc bien se cacher Theodósios ? Avait-il finalement appris la nouvelle et s'était-il retranché dans une taverne de la cité ?
Il prit le temps d'observer la maison dans laquelle il se trouvait, profitant du calme de celle-ci. La cour était minuscule, presque inexistante, et donnait directement sur les quelques pièces de l'habitation, qu'il détailla du regard. En face de lui, une porte ouverte donnait sur une chambre meublée d'un unique klinai usé. Alors qu'il s'approchait de l'encadrement de la porte en bois, ses pas résonnèrent bruyamment dans la maison vide. Il s'arrêta devant l'entrée de la pièce. Hélios ne put s'empêcher d'imaginer Olympia dans de telles conditions, emprisonnée, violentée et délaissée. Il visualisa une scène horrible dans laquelle la jeune femme, complètement anéantie, était retranchée dans le coin de cette chambre étroite, le visage tiré par les mêmes émotions qui l'avaient poussée au bord du précipice. Son œil droit était entouré d'une ecchymose gonflée aux couleurs violacées. Il grimaça, projetant parfaitement la damnation qu'aurait été ce mariage. Parviendrait-il à la rendre heureuse ? Il secoua la tête, chassant ses pensées obsessionnelles qui le hantaient soudainement.
Hélios tourna les talons, quittant la maison de Theodósios et regagnant la rue. Au loin, le soleil commençait tout juste à se lever. Où pouvait-il bien être à une heure aussi matinale ? Les tavernes étaient-elles déjà ouvertes ? Il poussa un long soupir, las, puis se mit en marche. Il ne pouvait pas patienter une journée de plus, déterminé à trouver son rival, et, bien qu'il aurait largement préféré une discussion plus intime dans une salle de banquet loin des regards indiscrets, la taverne ferait l'affaire. Si là était le seul endroit où ils pouvaient échanger, alors il s'y rendait. Le potier se dirigeait vers le port où les premières lueurs matinales faisaient leur apparition au loin.
La mer était calme, et les quelques vagues qui venaient s'écraser le long du port produisaient un bruit apaisant semblable à une berceuse. Hélios la savoura silencieusement, continuant cependant sa marche en direction du bar non loin de là. Theodósios avait bien choisi sa maison : en seulement quelques minutes il était à la taverne du port de Léchaion. Pas étonnant qu'il soit constamment saoul s'il lui était aussi facile de s'y rendre. Au moins, lorsqu'il rentrait tardivement — si son état le lui permettait — son chemin n'était pas bien compliqué à retrouver. Le brun tourna dans une ruelle où quelques maisons faisaient face au port, s'approchant peu à peu des lieux sombres et repoussants ; au loin, la taverne était bien animée. Des hommes, déjà installés autour des tables en bois, riaient et discutaient, provoquant de leurs voix imposantes un brouhaha insupportable semblable à un bourdonnement d'insectes, incessant, à en provoquer des maux de tête. Leurs verres tintaient au rythme de leurs conversations, se mêlant à la mélodie de charme jouée par l'une des femmes, appuyée contre un mur. Plus Hélios approchait et plus l'air empestait l'alcool, le faisant grimacer d'écœurement.
Le potier s'arrêta à l'entrée de la taverne, hésitant. Il scruta un instant les lieux, jonglant tantôt entre les hommes saouls qui jouaient tantôt entre les courtisanes qui exhibaient leurs poitrines dans des décolletés prononcés. Hélios prit une grande inspiration, attrapant son courage à deux mains, et s'avança dans la taverne, s'enfonçant dans les profondeurs les plus sombres de Corinthe.
— Bonjour mon cœur, la salua une blonde en lui adressant un sourire séducteur. Qu'est-ce que je te sers ?
Il n'eut pas le temps de la voir arriver que déjà les mains de la courtisane parcouraient son torse, glissant le long de ses épaules, tandis qu'elle se penchait devant lui. Hélios sentit un courant de frissons le parcourir étrangement.
— Rien, merci, répondit-il poliment. Je ne suis pas venu boire.
La blonde lui adressa un nouveau sourire ensorcelant, faisant glisser ses doigts sur le tissu fin qui recouvrait son ventre. Il écarquilla les yeux.
— Je vois... murmura-t-elle d'un ton sensuel.
Il eut un mouvement de recul brusque, repoussant la jeune charmeuse qui fronça les sourcils, l'air perplexe.
— Je suis à la recherche de Theodósios de Sparte, reprit Hélios d'un ton froid. Savez-vous où je peux le trouver ?
La blonde écarquilla les yeux d'effroi alors qu'elle croisait les bras contre sa poitrine presque nue. Elle le dévisagea, restant silencieuse.
— Est-il ici ? insista le potier, sentant que la femme n'osait pas lui répondre.
La courtisane acquiesça, lui indiquant d'un signe de tête la table qui se tenait au fond de la taverne. À quelques mètres de là, dans l'obscurité, un homme imposant se tenait avachi dans une des chaises, une brune au buste dénudé installée sur ses genoux. Hélios leva les yeux au ciel, puis, après avoir remercié la blonde, s'enfonça un peu plus dans la taverne.
— Theodósios de Sparte ? demanda-t-il une fois arrivé à sa hauteur.
La charmeuse dévisagea Hélios d'un regard froid et perçant, gardant malgré tout un large sourire affiché sur son visage.
— Ne vois-tu pas que je suis occupé ? marmonna le concerné. Reviens plus tard !
Sa voix était rauque, son ton, autoritaire. Hélios secoua la tête, s'approchant un peu plus de la table. La courtisane couvrit sa poitrine de ses mains, arrêtant aussitôt de glousser.
— Je suis venu te parler d'Olympia, continua Hélios, ignorant l'ordre de l'homme qui lui faisait face.
Theodósios fronça les sourcils, l'air soudainement intéressé par ce que le brun avait à lui dire. Il le questionna du regard, poussant la courtisane brutalement. La jeune charmeuse s'éclipsa rapidement, remontant les manches de son vêtement pour couvrir le haut de son corps.
— Qu'as-tu à me dire à son sujet ?
— Je suis venu t'annoncer que je vais prendre sa main, répondit-il avec assurance. Elle ne t'est plus promise.
Theodósios eut un mouvement de recul tandis que tout son corps se crispa de surprise. Il sembla contrarié, ses traits tirés par la colère, sa mâchoire contractée. Son adversaire remonta les manches de son chlamys, faisant apparaître d'épais bras recouverts de cicatrices. Ses épaules larges et son torse puissant tendaient le tissu, son vêtement semblant trop petit pour un homme à la carrure si imposante. Les Spartiates avaient pour réputation d'être de vraies machines à tuer, pas étonnant que ce Theodósios soit si musclé.
— Qu'est-ce que tu viens de dire ? demanda-t-il d'un ton grave.
— Je vais épouser Olympia, répéta Hélios plus clairement.
Theodósios eut du mal à se redresser, s'appuyant sur la table pour parvenir à se lever de la chaise dans laquelle il semblait ancré depuis des heures déjà. Il tituba jusqu'à lui, renversant sa kylix sur la table, le vin tâchant les dalles de pierres de la taverne. Le regard sombre de l'homme qui lui faisait face brillait d'une lueur intense, tandis qu'il respirait bruyamment, d'un souffle court et rapide. Le spartiate était légèrement plus grand que lui, de quelques centimètres. Ses cheveux, blonds, tombaient en cascade le long de son cou, formant de légères ondulations. Sa barbe taillée courte encadrait les traits de son visage carré et imposant.
— Je crois mal comprendre...
Il se tenait à quelques centimètres d'Hélios qui ne bougea pas, se contentant de plonger son regard froid dans celui de Theodósios qui serrait désormais les poings. Sa respiration, saccadée, dégageait une odeur nauséabonde de vin à des mètres de là. Depuis combien de temps déjà buvait-il ? Avait-il au moins arrêté depuis la veille ? À en voir son état, il en doutait fort.
— L'accord n'ayant pas encore eu lieu avec sa famille et la tienne, Olympia était toujours à prendre pour épouse, se justifia le brun. Nous étions en rivalité pour obtenir sa main, et je l'ai remportée.
— Espèce de... marmonna l'homme.
Il leva la main, prêt à frapper le visage d'Hélios qui le stoppa net, attrapant fermement son poignet. Le regard de l'homme qui lui faisait face était rempli de haine.
— Olympia m'était promise, insista son interlocuteur. Je ne lâcherai pas l'affaire.
Hélios resserra son emprise, baissant de force le bras de l'homme qu'il tenait encore. Une chance que son adversaire soit complètement saoul, le maîtriser était chose aisée pour le potier.
— Il le faudra, pourtant. Tu as perdu, Theodósios. J'épouserai Olympia, et elle sera ma femme.
Il lâcha d'un mouvement sec et brutal le bras de son rival, le faisant reculer. Saoul, celui-ci faillit tomber à la renverse, se rattrapant rapidement à une des nombreuses chaises qui meublaient la taverne, évitant de justesse une perte d'équilibre.
— Je vais te tuer ! s'écria l'homme.
Alors qu'il retrouvait soudainement un semblant d'énergie, Theodósios se rua sur Hélios qui n'eut pas le temps de l'esquiver ; il fut violemment projeté au sol, écrasé par le corps lourd de son adversaire qui tomba sur lui de tout son poids. Le brun le repoussa sans pitié, posant son avant-bras sur le torse de l'homme saoul pour le maîtriser.
— Tu ne vas rien faire, reprit le potier.
Theodósios se débâtit, mais Hélios ne bougea pas.
— Écoute bien ce que je vais te dire, ajouta le brun.
Il se pencha en avant, s'approchant de l'oreille de l'homme qui s'agitait.
— Tu n'approcheras jamais Olympia.
Theodósios poussa un grognement de colère, crachant sur la joue d'Hélios qui contracta nerveusement les poings, tentant de surmonter la haine qui commençait à lui monter.
— Je vous ferai la peau, jura Theodósios. À tous les deux.
Le potier eut un rictus amusé face aux menaces de son opposant complètement saoul. Lui qui parvenait à peine à ouvrir les yeux et à se mouvoir dans perdre l'équilibre, comment pourrait-il avoir le dessus sur lui dans un combat ? Mais il faudrait rester vigilant ; quand un homme, un vrai, faisait une promesse, il la tenait toujours. Hélios se contenta de se redresser, plongeant son regard dans celui du spartiate.
— Souhaites-tu que Corinthe te bannisse comme Sparte l'a fait ? répliqua-t-il.
Theodósios écarquilla les yeux, l'air complètement désemparé face à sa question. Ainsi, les rumeurs allaient-elles si vite à travers la Grèce ? Le spartiate avait été banni par sa cité quelques semaines plus tôt, jugé coupable de violences envers sa seconde femme. Suite au divorce, et face aux nombreuses suspicions qui l'accusaient du meurtre d'Eudokía, sa première épouse, Theodósios avait été banni de sa cité, Sparte, contraint de tout quitter du jour au lendemain. Le spartiate s'était alors retranché dans une vieille maison à Corinthe, pensant pouvoir se couler des jours doux avant que la rumeur n'atteigne la cité.
— Je sais qui tu es, et je sais aussi ce que tu fais, ajouta le potier.
Il se redressa, dominant fièrement son adversaire toujours étalé sur le carrelage clair de la taverne soudain silencieuse. Autour d'eux, les courtisanes chuchotaient entre elles, en plein commérages, tandis que les quelques clients observaient le spectacle silencieusement, arrêtant de jouer entre eux et reposant leurs coupes.
— Tu n'as pas été très malin de te présenter à Corinthe en pensant que tu serais un total inconnu, reprit Hélios. Pensais-tu faire bonne figure en épousant dans l'ombre une jeune Corinthienne ?
Theodósios le dévisageait froidement, ne répondant pas aux accusations du potier qui se pencha en avant, s'accroupissant au-dessus de lui.
— Tu ne pourras jamais te racheter auprès des Dieux. Eux, qui t'observent de là-haut, savent de quoi tu es capable et de quels meurtres tu es coupable.
Le brun se pencha davantage, surplombant le visage de son adversaire de quelques centimètres seulement.
— Tu devrais partir, partir loin.
Puis Hélios se redressa et tourna les talons. Il s'approcha du groupe de courtisanes rassemblées proche de la sortie, les scrutant tour à tour.
— Vous ne parlerez à personne de ce que vous venez de voir.
Puis il leur tendit une bourse. Les jeunes charmeuses restèrent silencieuses, bouche-bée à l'idée de partager un tel butin, les yeux pétillants. Il claqua la porte de la taverne derrière lui.
-ˋˏ Merci d'avoir lu ce chapitre ! ˎˊ-
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