Chapitre 5
La vie d'une femme dans la Grèce antique était ficelée de plusieurs étapes : elle naissait Païs (enfant), passait au stade de Kourè (jeune fille) une fois les premières menstruations, devenait une Nymphé (jeune femme) à son mariage, et atteignait le statut de Gynè (femme) en donnant naissance à son premier enfant
Elle regardait fixement sa sœur tisser l'ébauche de ce qui serait sûrement un vêtement, silencieuse. La femme qui lui faisait face ressemblait comme deux gouttes d'eau à sa mère. Toute la fratrie avait hérité de ses traits délicats et de ses yeux légèrement vers le haut, d'une couleur noisette, mais, en vieillissant, la ressemblance s'accentuait d'autant plus. Galateïa avait déjà le visage durci par la maturité où quelques ridules prenaient déjà place. Olympia observa sa grande sœur parcourir rapidement le tissu clair de ses doigts, impressionnée par l'assurance avec laquelle celle-ci procédait. Arriverait-elle à faire d'aussi beaux vêtements à Hélios ? Elle poussa un long soupir, se laissant tomber avec lassitude sur le petit tabouret au coin de la pièce.
— Je te sens pensive, fit remarquer Galateïa sans détacher son regard du fil qu'elle tenait entre ses doigts longs et fins. Est-ce ton mariage qui te préoccupe ainsi ?
Olympia haussa les épaules, mais sa sœur ne le vit pas. La réponse semblait pourtant évidente, mais la jeune femme avait énormément de mal à y répondre, laissant le silence pesant s'emparer de la pièce.
— Tu es venue pour en parler, n'est-ce pas ? reprit la brune en face d'elle.
Galateïa stoppa son activité, laissant le fil tomber au sol et se dérouler légèrement. Elle plongea son regard sombre dans celui d'Olympia, qui voulut lui adresser un sourire qui ressemblait plutôt à une grimace d'effroi et d'inquiétude. Sa sœur soupira, tendant la main en sa direction pour venir caresser son épaule.
— Parle-moi, ajouta celle-ci. Si je peux t'apporter réconfort et sérénité pour ton mariage, c'est avec plaisir.
— J'ai peur, finit par avouer Olympia, sortant de son silence.
Sa voix tremblait alors que son cœur recommençait à tambouriner brutalement dans sa poitrine. Elle serra la main de sa sœur, laquelle avait glissé ses deux mains autour des siennes en guise de réconfort.
— De quoi as-tu peur ? demanda-t-elle.
Olympia haussa les épaules, hésitante.
— De tout, murmura-t-elle.
Galateïa lui adressa un sourire doux qui l'apaisa. Sa gorge, nouée, faisait monter l'amertume familière des larmes qui commençaient à flouter sa vue. En face d'elle, le visage de sa sœur s'estompait, alors qu'Olympia était comme plongée en eaux troubles, ces mêmes eaux dans lesquelles elle avait failli périr des semaines plus tôt si Hélios n'était pas venu à son secours. Son cœur se serra douloureusement dans sa poitrine. Allait-elle mieux ? Tout se passerait-il aussi bien que tout le monde le prétendait ? Galateïa relâcha sa main, s'asseyant sur ses genoux en face d'elle et plongeant son regard dans le sien pour lui témoigner toute son attention et sa disponibilité.
— Je ne voulais pas te déranger dans ton travail... marmonna Olympia. Je peux repasser plus tard.
— La famille d'abord, la rassura sa sœur. Parlons.
Un nouveau silence les sépara, alors qu'Olympia jouait nerveusement avec ses doigts, les entremêlant les uns avec les autres.
— Je me souviens, quand père m'a annoncé mon mariage, j'étais aussi morte de peur... avoua Galateïa.
La jeune femme écarquilla les yeux alors que sa sœur eut un rictus à la fois amusé et nostalgique, regardant vaguement le plafond au-dessus d'elles le temps de quelques secondes qui parurent à Olympia être de longues minutes.
— Je ne le connaissais pas le moins du monde, ajouta sa sœur. Il n'était qu'un étranger qui lui avait serré la main et à qui j'avais été offerte.
Elle marqua une pause dans son récit, comme reprenant ses esprits et fouillant dans ce qui semblait être des souvenirs enfouis.
— J'étais encore si jeune, et alors que ce mariage représentait mon réel passage à la vie adulte, alors que je m'apprêtais à devenir une femme, une nymphè, je ne me sentais pas encore prête.
Être une nymphè, une femme fraîchement mariée et sans enfants ; était-ce là la plus grande peur d'Olympia ? Sa sœur venait-elle de mettre des mots sur ses émotions si indescriptibles qui hantaient son âme depuis plusieurs jours ?
— Je pense que c'est ce qui me faisait le plus peur, reprit Galateïa. Devoir être une femme, une vraie. Le mariage est censé être le passage de l'enfance à l'âge adulte, et c'est ce qui m'effrayait le plus. Je ne me sentais pas prête.
Le passage de l'enfance à l'âge adulte... se répéta Olympia intérieurement.
Une vague de frissons la parcourut aussitôt. D'ici quelques semaines, elle ne serait plus jamais une petite fille, plus jamais une parthenos. Olympia porterait ce statut de nymphè qui, pour elle, voulait à la fois tout et rien dire. Comment, en un seul jour, une femme pouvait se retrouver changée à ce point ? Comment, en une simple cérémonie, pouvait-elle se retrouver à avoir les devoirs d'une femme alors que, quelques heures avant, elle accompagnait encore sa mère dans les tâches ménagères ? Comment, en quelques heures seulement, allait-elle sentir un changement si brutal ?
— Comment c'est ? demanda-t-elle tout bas. Comment c'est de devenir une nymphè ?
Galateïa eut un nouveau sourire amusé sur son visage alors que ses yeux pétillaient de nostalgie.
— Je me suis senti femme le jour où j'ai ressenti que quelque chose changeait entre lui et moi, répondit-elle sincèrement. Il y a eu un changement soudain que je ne saurais expliquer, et que j'espère tu ressentiras un jour. Comme une évidence. Mais cela a été des semaines après notre union.
Olympia grimaça ; la réponse de sa sœur était bien vague et complexe.
— Je crains la solitude du mariage, avoua la jeune femme. J'accompagne mère dans toutes ses tâches, et en quelques jours seulement, je vais me retrouver seule derrière mes fils de tissus, dans une pièce bien trop grande, à devoir tisser jour et nuit des vêtements...
Sa sœur fronça les sourcils, perplexe.
— Tu ne vas pas faire que tisser des vêtements, dit Galateïa. Tu prendras soin de ton foyer et de ton époux.
La jeune femme ne répondit pas, fixant silencieusement sa sœur.
— Je ne suis pas seule, reprit-elle de plus belle. Regarde, tu es avec moi. Nous pourrons nous rendre visite.
Olympia se contenta d'acquiescer d'un signe de tête peu convaincant.
— Le changement peut être brutal, il est vrai, mais jamais tu ne te seras sentie aussi proche de quelqu'un de toute ta vie. Enfin, je l'espère.
La jeune femme la questionna du regard. Où Galateïa voulait-elle en venir ? Qu'est-ce que cela pouvait donc signifier ?
— Je ne me suis jamais sentie aussi accompagnée qu'avec mon époux, reprit-elle pour se justifier. J'ai pu par moment me sentir seule, mais plus depuis que je me suis sentie devenir nymphè, et encore moins depuis que je suis gynè.
Être une gynè ; être une femme accomplie, une femme ayant enfanté, l'étape ultime de la vie d'une femme de la Grèce antique. Galateïa était en effet devenue, assez rapidement, mère de trois adorables enfants.
— Qu'est-ce que ça fait d'être une gynè ? demanda Olympia, curieuse.
— Ce sont les plus beaux moments de ma vie, je crois, avoua Galateïa le regard pétillant. Je me suis sentie gynè quand j'ai tenu mon premier enfant contre moi, quand j'ai senti sa peau contre la mienne.
Olympia fit mine de comprendre, hochant la tête. Dans son esprit, de nombreuses questions continuaient de se bousculer, brûlant son âme d'une inquiétude qui, malgré tout, commençait à s'estomper. Parler des jours à venir avec sa sœur la rassurait, et savoir que le plus beau restait à venir ancrait dans son cœur un espoir dévoreur. Son pouls était rapide, tandis qu'elle se mordillait la lèvre inférieure, nerveusement.
— À quoi ressemble cet Hélios ? demanda sa sœur. Mère ne m'en a que très vaguement parlé.
La jeune femme se figea. Depuis qu'elle avait tenté de mettre fin à ses jours, les événements s'étaient accélérés à une vitesse telle qu'elle avait fini par en perdre le fil. Les images défilèrent dans son esprit tandis qu'Olympia prenait le temps de méditer la question que venait de lui poser Galateïa. Le visage d'Hélios se dessina peu à peu.
— Il est grand... murmura-t-elle alors. Ses yeux sont d'un bleu profond, ses cheveux d'un noir comme je n'en ai jamais vu, et son visage est...
Elle marqua une pause. Pourquoi cette description de son futur époux éveillait en elle une sensation si étrange et inconnue ?
— Son visage est très beau, finit-elle par avouer.
Galateïa lui adressa un large sourire, l'air heureuse de l'entendre.
— Je ne le connais que très peu.
— Mère m'a dit qu'il était potier, répondit sa sœur. Il fait partie d'une famille riche ayant fait carrière dans les céramiques. Je me demande même s'il n'est pas le descendant des premiers artisans de Corinthe.
Olympia écarquilla les yeux, surprise. Ainsi, Hélios était un artiste ? Son cœur s'emballa de plus belle. Qu'avaient bien pu entendre les Dieux pour lui offrir un tel époux ? Tout ne pouvait pourtant pas être si rapidement arrangé.
— Les céramiques... répéta-t-elle dans un chuchotement à peine audible.
Galateïa acquiesça d'un signe de tête.
— Je ne savais pas... murmura Olympia.
— Tu apprendras à le découvrir, reprit sa sœur. Je n'avais pas vu mon époux avant le jour du mariage, c'est déjà une chance que tu saches à qui tu as affaire.
Olympia se contenta de hocher la tête, perdue dans ses pensées. Tout cela lui semblait bien trop beau pour être vrai. Comment pouvait-elle passer de Theodósios de Sparte, brute, à Hélios, artiste ? N'y avait-il donc pas là un piège que les Dieux lui tendaient ?
— Tout se passera bien, tenta de la rassurer Galateïa.
La jeune femme effaça aussitôt la grimace incontrôlée qui tirait les traits de son visage.
— C'est ce que tout le monde me dit...
Galateïa posa de nouveau sa main sur son épaule, tentant de la réconforter de caresses délicates et tendres.
— Tu as échappé à bien pire, osa-t-elle dire.
Et ça, Olympia le savait parfaitement.
— N'es-tu donc pas heureuse de ne pas finir tes jours avec Theodósios de Sparte ? demanda Galateïa, l'air peu convaincue par l'expression qui tirait le visage de la jeune femme.
Elle acquiesça d'un simple signe de tête, murée dans un silence pesant.
— Ce Hélios a des valeurs nobles, je n'en doute pas. Il t'a sauvée d'une noyade, fait partie d'une riche famille corinthienne et travaille dur pour son art. Il est différent de ce...
Galateïa marqua une pause, reprenant son souffle.
— De ce monstre de Theodósios de Sparte, reprit celle-ci en grimaçant.
— Je sais... dit Olympia, sortant finalement de son mutisme.
Sa sœur s'approcha d'elle pour la prendre dans ses bras. La jeune femme, hésitante, glissa ses bras autour de la taille de celle-ci pour l'étreindre plus fort qu'elle ne le faisait déjà.
— C'est normal d'avoir peur, lui murmura Galateïa à son oreille.
La jeune femme sentait le souffle de sa sœur descendre le long de ses cheveux. Était-elle en train de sangloter ?
— Nous avons toutes eu peur à un moment ou à un autre. Le mariage est un saut dans l'inconnu...
— Pourquoi ? demanda Olympia innocemment. Pourquoi ne pas avoir partagé vos inquiétudes avec moi ?
— En tant que grandes sœurs, nous nous devions de te montrer le bon exemple.
Galateïa poussa un long soupir.
— Tu as dû garder toutes ces questions pour toi, quand tu étais à ma place ? Tu n'avais personne à qui parler, n'est-ce pas ?
Mais elle ne lui répondit pas, se contentant de trembler dans ses bras. Quand elles se décolèrent enfin, Olympia fut surprise de découvrir que sa sœur pleurait. De fines larmes perlaient le long de ses joues pâles, alors que ses joues rosissaient légèrement.
— Je suis tellement soulagée que cet Hélios t'ait sauvée...
Olympia sourit difficilement. La question qui la préoccupait le plus désormais restait la même. Elle la hantait jours et nuits, l'empêchait de penser à autre chose. C'était à lui en donner des maux de crânes insupportables.
Pourquoi m'as-tu sauvée, Hélios ? Qu'avais-tu à y gagner ? Que voulais-tu te faire pardonner auprès des Dieux ?
Elle poussa un long soupir, puis serra de nouveau Galateïa dans ses bras.
-ˋˏ Merci d'avoir lu ce chapitre ! ˎˊ-
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