Chapitre 2

Corinthe, du grec Kórinthos, était une cité-état située sur l'isthme de Corinthe, étroite bande de terre reliant le Péloponnèse à la Grèce continentale, entre Sparte et Athènes.


          Il se tenait dans l'encadrement de la porte, attendant patiemment. À côté de lui, Olympia, trempée, claquait des dents. Tremblait-elle de peur ou de froid ? Il n'avait pas la réponse à cette question, et ne l'aurait sûrement jamais. Il lui jeta quelques coups d'œil discrets pour l'examiner ; son teint était pâle, ses lèvres gercées viraient au bleu violacé. Son regard noisette était perdu dans le vide, ses yeux écarquillés. Il poussa un long soupir. Depuis qu'ils étaient arrivés dans la petite cour intérieure, la jeune femme semblait totalement tétanisée.

          La pauvre était destinée à se marier avec une brute à la réputation bien fondée. Theodósios de Sparte était connu dans toute la Grèce pour ses accès de violence. Sa première femme, une certaine Eudokía, avait été retrouvée morte à l'arrière de leur maison, gisant dans une mare de sang. Aucun témoin n'avait pu confirmer qu'il s'agissait véritablement d'un meurtre, alors Theodósios avait été jugé innocent. Sa seconde femme, dont le brun ne connaissait pas le nom, avait, selon les rumeurs qui couraient à Corinthe, obtenu le divorce ; sans doute s'était-elle présentée devant les archontes de la cité recouverte de blessures qui ne laissaient aucun doute sur les souffrances de cette pauvre femme. Qu'en serait-il pour Olympia ? Survivrait-elle plus d'une semaine dans l'antre d'un tel monstre ? Il ne donnait pas cher à sa peau. À côté de lui, recroquevillée dans sa robe blanche tâchée de sang, la jeune femme lui semblait si fragile. Ses bras étaient frêles et pâles, son corps, collé de près par le tissu trempé de son vêtement paraissait si délicat. Combien de temps aurait-elle survécu ? Une semaine, peut-être deux ?

          — Olympia, par les dieux ! Que t'est-il arrivé ? s'écria une femme en accourant rapidement vers eux.

          La concernée ne bougea pas pour autant, se laissant attraper et secouer par celle qui semblait être sa mère. Les traits de son visage étaient tirés par l'inquiétude, mais il parvint tout de même à deviner des airs de famille. Elle prit sa fille dans ses bras.

          — Tu es trempée...

          — Madame, la salua-t-il.

          La mère d'Olympia lui jeta un coup d'œil méfiant, le dévisageant de haut en bas. La jeune femme restait immobile, plongée dans un mutisme de mort. À quoi pensait-elle exactement ? Songeait-elle à un nouveau moyen de parvenir à ses fins ? L'inconnu détourna le regard, plongeant ses yeux océan dans ceux de la femme en face de lui.

          — Votre fille a failli se noyer, reprit-il, chassant les nombreuses questions qui brouillaient son esprit habituellement si calme.

          La mère d'Olympia écarquilla les yeux, l'air secouée par cette annonce.

          — Que faisais-tu si loin de la maison ? demanda sa mère.

          Olympia ne répondit pas, complètement tétanisée, le regard vide de toutes émotions. Son être tout entier continuait de trembler, tandis que ses yeux, rougis par les pleurs, laissaient apparaître de nouvelles larmes.

          Trouve quelque chose à dire... s'ordonna-t-il intérieurement, sentant la détresse de la jeune femme.

          — Pardonnez-moi de répondre à sa place, dit-il poliment. Votre fille est muette depuis l'accident...

          — Dites-moi, insista la mère de la jeune femme, l'air impatiente.

          Il hésita un instant, avant de reprendre :

          — Olympia fuyait une bête sauvage. Elle a trébuché au bord de la colline...

          Il se tenait droit aux côtés de la jeune femme éteinte, qui lui jeta cependant un coup d'œil surpris. Il dessina un sourire rassurant sur ses lèvres, malgré lui, comme pour la réconforter. La vie semblait déjà bien assez douloureuse pour Olympia, mieux valait qu'il ne dise pas la vérité, celle où elle avait tenté de mettre fin à ses jours en sautant d'une falaise ; cela ne ferait qu'aggraver les choses.

          — Elle a toujours été très maladroite... pesta sa mère. Je suis désolée que vous ayez dû vous mettre en danger, Monsieur, et vous remercie pour votre acte héroïque. Les Dieux sauront vous récompenser, j'en suis certaine.

          Il se contenta de hocher la tête. Une récompense des Dieux, il l'espérait ; mais actuellement, il avait en tête une toute autre idée.

          — Puis-je parler à votre époux, Madame ? reprit-il. Pendant qu'Olympia reprend ses esprits et se réchauffe à l'intérieur. L'eau était agitée, elle doit être épuisée.

          La mère de la jeune femme acquiesça d'un signe de tête, se redressant et arrangeant les plis de sa robe beige.

          — Mon époux ne devrait pas tarder à rentrer... murmura-t-elle.

          La jeune femme ne bougeant pas, il l'attrapa de nouveau par la taille pour la porter à l'intérieur, frissonnant au contact de leurs peaux gelées. Son chiton, trempé, lui collait à la peau. Ils traversèrent rapidement la petite cour, atteignant l'entrée de ce qui semblait être une chambre.

          — Vous pouvez la déposer ici, je m'occupe d'elle.

          Il s'exécuta, reposant Olympia, toujours tremblante, au sol. Elle faillit tomber, les jambes affaiblies, mais il la retint d'une poigne ferme. Leurs regards se croisèrent encore, alors que sa mère l'entraînait dans la pièce ouverte.

          — Voulez-vous vous sécher ? proposa gentiment la femme une fois de retour, fermant soigneusement la porte derrière elle.

          Il secoua la tête, refusant silencieusement la proposition de celle-ci.

         — Ça ne sera pas long, ajouta-t-il simplement.

          L'inconnu retira tout de même son chlamys alourdi par l'eau. Il s'installa sur une des chaises de la cour intérieure, profitant des quelques rayons de soleil qui transperçaient le ciel menaçant, réchauffant sa peau gelée parcourue de frissons. La femme disparut quelques minutes, tandis qu'il essorait fermement sa cape au-dessus des dalles de pierre.

          Le brun ne parvenait pas à effacer de son esprit le visage torturé d'Olympia, les larmes tirant ses traits gracieux. Cette jeune inconnue préférait mourir que d'épouser Theodósios de Sparte, et, au fond de lui, il la comprenait. Les images de la chute libre d'Olympia refirent surface dans son esprit, alors que son pouls s'accélérait sous l'émotion ; il n'avait pu se résoudre à la laisser mourir en paix comme elle l'avait désiré. Jamais les Dieux ne l'auraient pardonné d'être resté spectateur, pas une seconde fois. Aurait-il réussi à se pardonner lui-même ?

          Il chassa les cauchemars qui se dessinaient peu, ne parvenant à éradiquer les nombreuses émotions qui le submergeait. Des dizaines de questions bourdonnaient dans son esprit ; arriverait-elle à le pardonner d'avoir été aussi égoïste ? Au fond, n'était-elle pas déjà morte intérieurement ? Le pacte scellé par son père ne venait-il pas de creuser sa tombe ? Il poussa un long soupir, recoiffant ses cheveux trempés d'un geste de main rapide, mais tremblant.

          — Bonjour, dit une voix grave qui le ramena brutalement à la réalité. Puis-je vous aider, Monsieur ?

          Un homme aux cheveux grisonnants venait d'apparaître dans l'encadrement de la porte, l'examinant d'un regard froid et méfiant.

          — ­­Cet homme a à vous parler, reprit la mère de la jeune femme qui venait de faire son apparition dans la cour intérieure. Il vient de sauver Olympia d'une noyade...

          L'homme imposant se figea, écarquillant les yeux de surprise. Il l'examina un instant, détaillant ses vêtements encore trempés, muet. Il avait l'air pris au dépourvu.

          — Je vous en remercie, finit-il par reprendre ses esprits. Puis-je vous offrir à boire ?

          Le brun acquiesça d'un signe de tête.

          — Avec plaisir, accepta-t-il.

          Il se redressa, laissant sa cape près de l'entrée, espérant que celle-ci aurait le temps de sécher à l'air extérieur sous les derniers rayons du soleil. Il suivit le père d'Olympia dans une autre pièce où se trouvaient une petite table et quelques bancs. Sûrement était-ce leur pièce pour organiser des banquets. Celle-ci n'était pas grande, bien loin de celles qu'il avait pu connaître, mais il y trouva un côté chaleureux qu'il se surprit à aimer. Il s'installa confortablement dans l'un des sièges, tandis que l'homme en face de lui resta debout.

          — Que puis-je pour vous ? demanda l'homme, versant du vin dans une petite coupe plate.

          — Je suis Hélios, fils de Márkos, descendant de la lignée des potiers de Corinthe.

          — Enchanté, répondit son interlocuteur, méfiant.

          Le brun attrapa la coupe après l'avoir remercié, portant ses lèvres à la boisson bien méritée.

          — Je souhaiterais épouser votre fille, annonça-t-il fermement.

          Le père d'Olympia manqua de s'étouffer avec l'alcool qu'il venait d'ingurgiter, hoquetant de surprise. Il écarquilla ses yeux noirs, se retournant vers le brun confortablement installé dans l'un des klinai. Il ne détourna pas le regard, maintenant tête à l'homme qui s'approchait.

          — Je crains bien de ne pas pouvoir accepter, répondit-il froidement. Ma fille est déjà promise à un autre.

          — Je le sais, dit-il. Et je vous demande de revoir votre accord avec le concerné.

          L'homme secoua la tête.

          — Et passer pour un traître ? Hors de question. Ma décision est prise.

          — Si je peux me permettre, marier votre fille à Theodósios de Sparte nuira bien plus à votre nom, Monsieur.

          Le père d'Olympia fronça les sourcils, reculant d'un pas, l'air offusqué. Les traits de son visage se contractèrent en une grimace étrange, affichant un air perplexe. Visiblement, le mariage de sa fille était un sujet sensible, et citer le nom de son futur époux éveillait dans le regard de l'homme de nombreuses émotions douloureuses.

           — Pourquoi voudriez-vous prendre la main de ma fille ?

          — Je cherche une épouse, répondit-il. Et je l'ai trouvée.

          L'homme secoua la tête de nouveau, portant nerveusement la kylix à sa bouche comme pour apaiser ses émotions. Le brun fit de même, avalant une nouvelle gorgée du vin fruité.

          — ­Voyez cela comme un gage de remerciement pour l'avoir sauvée aujourd'hui, ajouta-t-il.

          — Je ne pourrais jamais payer une dot assez élevée pour qu'elle épouse un homme comme vous... Vous semblez si... Theodósios a gentiment accepté de l'épouser, et c'est ce qu'il se passera, changea-t-il de sujet. Tout ira bien pour elle...

          La voix de l'homme était tremblante, et la grimace qu'il dessinait sur son visage ridé le rendait peu convaincant. Il s'inquiétait pour sa fille adorée, le brun pouvait le lire dans son regard. En face de lui, le père d'Olympia entremêlait nerveusement ses doigts, noyant ses yeux sombres dans sa coupe de vin presque déjà vide.

          — Si la dot est le seul problème pour vous, nous pouvons trouver un arrangement, reprit-il.

          Comme l'homme ne répondait pas, il ajouta :

           — Ne souhaitez-vous pas savoir votre fille entre de bonnes mains, Monsieur ?

           En face de lui, le père d'Olympia semblait tracassé.

          — Qu'avez-vous à y gagner ? demanda l'homme. Je crains de ne pas arriver à vous suivre. Quelles sont vos intentions ?

          — Cela fait des mois que mon frère insiste pour que je trouve une épouse, avoua-t-il sincèrement. Olympia semble être l'épouse parfaitement tombée. Vous ne trouvez pas ?

          L'homme sourit, l'air fier de sa fille, mais effaça aussitôt toute émotion de son visage.

          — Vous ne savez même pas si elle sait tisser et cuisiner, répliqua l'homme.

          Il commençait à manquer d'arguments, le brun le sentait ; il était proche du but. Alors qu'il prenait une dernière gorgée de vin, le visage d'Olympia se dessina dans son esprit, de nouveau. Ses traits délicats s'esquissèrent, rapidement tordus par les émotions qu'elle avait ressenties. Il avait une dernière mission ; la sauver pour de bon. Quel bon homme serait-il de sauver une jeune femme en détresse pour ensuite la jeter dans la gueule du lion ? Quel monstre serait-il de lui imposer une telle vie ?

          « Il est temps que tu te trouves une épouse », résonnèrent dans son esprit les paroles de son grand frère, Agápios, marié depuis deux années déjà.

          Et il n'avait pas tort : il venait d'atteindre l'âge idéal pour se trouver une épouse et Olympia tombait à pic. Il fallait croire que leurs chemins ne s'étaient pas croisés par hasard.

          — Je recherche une épouse, reprit-il d'un ton sec. Et je souhaiterais prendre la main de votre fille, Monsieur.

          Le père d'Olympia poussa un long soupir, las. Le brun marqua une pause, reposant la kylix sur la petite table devant lui.

          — Je vous ferai un prêt pour la dot, et personne ne le saura.

          L'homme écarquilla les yeux.

          — Si ça se savait...

          — Personne n'en saura rien, le coupa-t-il. Ce sera entre vous et moi.

          Le brun le sentait, l'homme qui lui faisait face était prêt à céder.

          — Je n'aurai jamais de quoi vous rendre une somme correcte, reprit celui-ci.

          — La main de votre fille me suffira, je n'ai pas besoin d'être remboursé.

          Le père d'Olympia rit vivement, secouant la tête, l'air amusé :

          — Êtes-vous en train de me dire que vous payerez vous-même une dot pour épouser ma fille sans ne rien demander en retour ?

           — Cela me semble être un bon arrangement. Je cherche une épouse, et vous avez une magnifique fille à marier, qui, je n'en ai aucun doute, est talentueuse dans tout ce qu'elle entreprend. Que demander de plus ?

           Le rictus nerveux qui tirait les traits du visage de l'homme ne le quittait plus, comme ancré à jamais.

           — Acceptez-vous cet arrangement ? demanda-t-il en lui tendant une main ferme.

          Il serra sa main dans un silence glacial. Un courant de frissons le parcourut, alors que le brun dessinait un sourire fier sur son visage. En face de lui, le père d'Olympia semblait apaisé.

          — Je suis heureux que vous acceptiez.

          — Qu'en est-il pour Theodósios ? s'empressa-t-il de demander.

          — J'irai m'adresser à lui en personne, assura-t-il.

          Alors qu'ils concluaient leur accord d'une poignée de mains ferme, le brun dirigea son regard vers l'entrée de la maison où la silhouette fragile de la jeune fille était apparue au cœur de la petite cour. Elle jetait un coup d'œil curieux dans leur direction, l'interrogeant de son regard noisette.

          — Quand vous serez prêt, faites-moi signe, ajouta-t-il.

          Puis il quitta la pièce, ne quittant pas Olympia des yeux. Il s'approcha d'elle, la faisant reculer de quelques pas.

          — Nous nous reverrons très bientôt, Olympia.

          — Comment vous appelez-vous ? s'empressa-t-elle de demander timidement.

          — Je m'appelle Hélios, murmura-t-il.

          Puis il la salua d'un sourire, attrapa son chlamys au sol, et quitta la maison familiale.




-ˋˏ Merci d'avoir lu ce chapitre ! ˎˊ-

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