Chapitre 1

          L'époque classique est une période considérée comme la plus brillante de la civilisation grecque, celle où le monde grec a connu son apogée : elle s'étend de 500 à 323 avant notre ère.


          Elle courait rapidement, ses jambes écorchées vives par les branches qui croisaient son chemin. Le bas de sa robe blanche virait à l'écarlate, tâchée du sang qui commençait à perler le long de ses chevilles pâles. Mais elle ne freinait pas sa course, traversant les champs d'herbes hautes à vive allure. Ses pieds la brûlaient dans ses sandales de cuir fin, la ralentissant douloureusement dans son élan. Une grimace se dessina sur le visage de la jeune femme où des larmes coulaient à flots. Son cœur se tordait tel un tissu en plein essorage dans sa poitrine tremblante prête à exploser. Elle implosait. Comment tout cela pouvait-il être possible ? Comment sa vie avait-elle viré au cauchemar en une fraction de seconde si infime ? Comment, d'une minute à l'autre, s'était-elle retrouvée destinée au pire homme qui soit sur Terre ? Comment son père pouvait-il lui imposer une telle torture ? Comment avait-il pu la condamner à un avenir tout écrit de souffrances ?

          Elle trébucha, perdant violemment l'équilibre, et, alors que ses jambes se dérobaient sous elle, la jeune femme tendit les bras pour tenter de se rattraper, en vain. Ses rotules s'écrasèrent cruellement dans les herbes sèches, provoquant une douleur cuisante qui lui arracha une grimace. Elle se recroquevilla sur elle-même, enfouissant son visage entre ses genoux repliés contre sa poitrine. Ses épaules, secouées par les sanglots incontrôlables, tremblaient frénétiquement. La jeune femme plaqua ses mains sur ses joues comme pour retenir ses cris intérieurs, l'air complètement dévastée. Pourquoi elle et pas une autre ? Pourquoi lui et pas un autre ? Sa mâchoire se contractait en des crampes insupportables alors qu'elle levait les yeux vers le ciel gris où des nuages menaçants la dominaient.

          — Pourquoi me faites-vous vivre une telle chose ? s'irrita-t-elle. Pourquoi me punissez-vous ainsi, moi qui vous ai tant chéris ?

          Sa voix flancha tandis qu'elle arrachait les herbes de ses mains moites, tapant des poings violemment. De la sueur coulait le long de son front, se mélangeant aux larmes salées qui mouillaient ses joues rougies. La pensée du sourire vicieux de cet homme, Theodósios de Sparte, la fit frissonner.

          — Qu'ai-je donc fait pour mériter cela ? reprit-elle dans un hurlement déchirant. Pourquoi lui ?!

          Elle se redressa, poussant un grognement d'agonie, puis reprit sa course. Au loin, une étendue d'eau infinie se dessinait. Elle ralentit le rythme, s'approchant du bord de la colline abrupte. En bas, la mer sombre était déchaînée, des vagues immenses se brisant contre les roches claires avec une force dévastatrice. De là, la jeune femme pouvait ressentir la fureur de Poséidon. Le vent giflait son visage, séchant ses pleurs qui souillaient sa peau pâle.

          — Je vous en supplie, implora-t-elle le Ciel. Libérez-moi de leurs courroux.

          Elle enfouit de nouveau son visage dans ses mains frémissantes, poussant un cri déchirant qui transperça le vent. Quelques oiseaux, perchés sur les arbres qui l'entouraient, s'envolèrent vers l'horizon. Ses yeux la piquaient, tandis que tout son corps semblait tétanisé par l'effort qu'elle venait de fournir. Instable, la jeune femme s'approcha un peu plus du bord de la falaise, hésitante. Elle resta silencieuse un moment, observant le spectacle sauvage qui se déroulait sous ses yeux : les rugissements des vagues qui s'entrechoquaient les unes contre les autres la faisaient frissonner alors que les eaux troubles provoquaient en elle un sentiment déstabilisant. La jeune femme était comme attirée par ce vide, perdant le contrôle total de son être tout entier. Comme si la houle l'appelait.

          — Je ne saurais supporter un tel cauchemar... murmura-t-elle, ses paroles emportées par le vent.

          « Tu te marieras à cet homme », résonnèrent les paroles de son père dans son esprit.

          Elle revit la poignée de main que son géniteur avait échangée avec Theodósios de Sparte, et la façon dont il s'était excusé d'un regard fuyant de l'avoir condamnée à un tel avenir de souffrances. Mais il avait accepté le pacte, et elle serait mariée avec cet abominable monstre. Elle n'avait pas eu son mot à dire, et, en tant que femme, ne l'aurait jamais. Son cœur se comprimait douloureusement, une énième fois. La douleur qu'elle éprouvait était bien au-delà de toutes les tortures imaginables. Ses os semblaient se briser en mille morceaux alors que son cœur menaçait de s'arrêter. Ses poumons s'écrasaient sous le poids de ce supplice étouffant alors qu'elle sanglotait au bord de l'agonie.

          — Je vous en prie, pardonnez-moi pour l'acte que je risque de commettre...

          Dans son esprit, de nombreuses images de ses proches, souriants, défilaient, lui tordant douloureusement les entrailles. La jeune femme eut un haut-le-cœur désagréable. La pardonneraient-ils de s'être donné la mort ? Comprendraient-ils son choix d'en finir avec la vie avant qu'elle ne la ronge ? Elle fit un pas de plus. Le visage de ce monstre à qui elle était destinée la hantait, monopolisant ses pensées. Les nausées insupportables auxquelles elle était en proie faisaient monter une amertume jusqu'alors inconnue dans sa gorge nouée.

          — ­Je suis persuadée que même la compagnie de Hadès serait plus agréable que celle de cet homme, continua-t-elle.

          Un nouveau pas. Le vent marin la poussa au bord du précipice alors qu'une partie d'elle luttait encore. Pourquoi était-elle née dernière ? Pourquoi avait-il fallu qu'elle subisse à la place de ses sœurs ? La malédiction était écrite depuis le jour où elle était arrivée quatrième de cette fratrie de sœurs ; depuis longtemps, son père savait qu'il n'aurait pas assez pour la dot de sa dernière fille. Depuis le début, sa famille la savait vouée à un destin tragique.

          — Emportez-moi, je vous en supplie... souffla-t-elle.

          Ses paroles s'envolèrent dans la brise marine alors qu'elle se laissait emporter à son tour, plongeant dans une chute libre effrayante. Jamais son corps ne lui avait paru si léger ; elle était enfin libérée. Le contact avec l'eau agitée fut brutal et glacial, lui coupant soudainement la respiration. Puis tout devint noir. Son être tout entier fut entraîné par la puissance de Poséidon, brouillant violemment ses pensées. Elle ferma les yeux, se laissant bercer par le doux silence réconfortant de la délivrance.

          Immergée, totalement immobile, la jeune femme se laissa sombrer, son corps s'enfonçant facilement au cœur de la mer tel une feuille morte. Elle ne se débattit pas, ne tenta pas de remonter à la surface. À quoi bon lutter ? La mort l'attendait, et bien que cela soit un péché de la provoquer, la jeune femme avait abandonné tout espoir de s'en sortir. N'était-elle pas vouée à mourir, de toute façon ? Si Poséidon ne lui ôtait pas la vie, Theodósios de Sparte le ferait à sa place.

          Tout ira mieux... se rassura-t-elle.

          Sa robe blanche se gonflait autour d'elle, alourdissant son corps. La jeune femme se sentait étrangement apaisée. Instinctivement, elle retenait sa respiration, mais ses poumons se comprimaient lentement. Bientôt, le manque d'air lui serait fatal. Serait-ce douloureux ? Elle priait pour que ce soit le plus court possible. Sa poitrine s'écrasait sous la pression des eaux déchaînées, alors que des crampes commençaient à s'emparer de ses poumons. Elle suffoquait, était prête à éclater.

          Soudain, son bras droit fut tiré violemment vers le haut. Elle ouvrit les yeux, cherchant à comprendre ce qu'il était en train de se passer. Les eaux troubles ne lui permettaient pas d'y voir clair, la silhouette devant elle trop floue pour être devinée.

          Poséidon ? se demanda-t-elle. Serait-il enfin en train de m'emporter dans le Royaume des morts ?

          L'air lui manquait cruellement ; elle but une première fois la tasse. Elle dessina une grimace sur son visage tordu de douleur tandis que l'eau salée pénétrait ses poumons. Pourtant glaciale, celle-ci lui fit l'effet d'un feu vif, lui brûlant la gorge. Puis, dans un mouvement brusque, elle fut arrachée des eaux. Elle prit une grande inspiration, incontrôlée.

          — Tout va bien ? lui demanda une voix grave.

          Un homme brun à la carrure imposante la tirait péniblement dans les eaux. Son vêtement, trempé, collait sa peau mate, dévoilant d'épaisses épaules musclées. Celui-ci lui jeta un coup d'œil inquiet tandis qu'elle le fixait silencieusement, reprenant peu à peu ses esprits. Autour d'elle, tout était semblable à la réalité. Était-elle enfin morte ? Les vagues menaçantes l'engloutirent de nouveau, obligeant l'inconnu à renforcer sa poigne autour de son bras tremblant.

          — J'ai bien cru qu'il serait trop tard, ajouta celui-ci, haletant.

          Elle s'agita, secouant le bras pour se libérer de son emprise.

          — Laissez-moi, supplia-t-elle.

          — ­Ces eaux te seraient fatales, répliqua-t-il.

          La jeune femme tenta de tirer plus fort, mais les forces lui manquaient. Ses yeux la piquaient, et ses muscles étaient trop affaiblis pour résister à l'homme qui peinait à nager dans les eaux furieuses. Elle n'ajouta rien, cessa de se débattre, se laissant transporter par l'inconnu. Était-il de Corinthe, lui aussi ? Ils se rapprochèrent d'imposants rochers sortant de l'antre de Poséidon.

          — Arriveras-tu à grimper ? demanda l'homme.

          La jeune femme ne répondit pas, totalement déboussolée. Son cœur reprit son rythme effréné, prêt à transpercer sa poitrine faible, alors qu'elle se rendait compte qu'elle était toujours en vie. De nombreuses pensées se bousculèrent dans son esprit alors qu'elle réalisait ce qu'il venait de se passer. Un inconnu était en train de la sauver d'une mort qu'elle désirait plus que tout au monde, la rapprochant peu à peu de la condamnation qu'elle avait tenté de fuir.

          — Accroche-toi, reprit l'inconnu. Nous y sommes presque.

          Pourquoi prenait-il la peine de mettre sa vie en péril pour elle ?

          — Vous ne comprenez pas... murmura-t-elle.

          Mais il ne l'entendit pas, ou, du moins, ne daigna pas se retourner pour confronter son regard au sien. Ils atteignirent les rochers difficilement, le courant tentant de les tirer vers les fonds marins à de nombreuses reprises. Son sauveteur parvint tout de même à s'agripper à l'un d'eux, et ils furent alors brutalement projetés par une vague furieuse qui les éjecta hors des eaux. Ils s'écrasèrent avec violence contre le rocher, poussant des gémissements de douleur.

          — Je vous ai demandé de me laisser, reprit la jeune femme.

          Des larmes perlèrent de nouveau le long de ses joues, mélangées à l'eau salée qui l'éclaboussait. Encore une fois, l'inconnu ne l'écouta pas et la hissa hors de l'eau. Sa jambe droite ensanglantée s'écorcha davantage contre le rocher, lui arrachant une grimace qui tira les traits doux de son visage. Le brun poussa un long soupir, tandis qu'elle sanglotait bruyamment. Les dieux n'avaient-ils pas entendu ses prières ? N'avaient-ils pas reçu ses offrandes ? Pourquoi avaient-ils mis cet inconnu sur sa route ?

          — Pourquoi m'avez-vous sauvée ? demanda-t-elle. Pourquoi ne m'avez-vous donc pas écoutée et laissée derrière vous comme je vous ai imploré de le faire ?

          L'homme ne parut pas surpris par ses questions, lui jetant un regard froid et déstabilisant.

          — Jamais les dieux ne m'auraient pardonné d'avoir laissé une aussi jeune femme les rejoindre, répondit-il, brisant le silence. Et jamais je ne me serais pardonné d'avoir ta mort sur la conscience.

          Elle fronça les sourcils.

          — Vous ne comprenez pas, je ne peux pas rentrer chez moi. Laissez-moi partir.

          Il secoua la tête, attrapant son bras fermement pour s'assurer qu'elle ne rechute pas.

          — Je ne te laisserai pas faire ça, insista-t-il.

          — Mais pourquoi donc êtes-vous si obstiné à me sauver, nous ne nous connaissons même pas ! cria-t-elle. Lâchez-moi !

          Mais il ne fit rien, se contentant de la dévisager.

          — Je viens de te l'expliquer. Les dieux n'auraient pu pardonner un tel acte, et moi non plus. Maintenant, je vais te ramener chez toi.

          Son visage se crispa de douleur tandis qu'elle implosait. L'idée de retrouver les siens l'effrayait plus que la mort, eux qui l'avaient offerte à marier à un monstre. Elle recula difficilement, prenant de rapides bouffées d'air, paniquée. Le brun fronça les sourcils, perplexe.

          — Qu'est-ce qui peut bien te mettre dans un tel état ?

          Elle secoua la tête, cherchant une échappatoire du regard. La jeune femme restait muette.

          — ­Je vous en supplie, implora-t-elle dans un hurlement de douleur. Je vous en supplie, laissez-moi. Je ne peux pas rentrer chez moi. Je préfère mourir que d'y retourner.

          Sans l'écouter, il l'attrapa par la taille pour la soulever. Elle atterrit brutalement au-dessus de son épaule alors qu'il se mettait déjà en marche en direction de Corinthe.

          — S'il vous plaît, écoutez-moi...

          — Les Dieux choisiront ta mort le moment venu, tu ne peux décider à leur place, dit-il sèchement. C'est une offense grave. Tu devrais t'estimer heureuse, je viens de te sauver la vie.

          Elle secoua la tête. Pourquoi donc le Ciel s'acharnait-il autant sur son sort ? Eux non plus ne voulaient pas d'elle ?

          — S'il vous plaît, si vous me ramenez, je mourrai dans des conditions atroces...

          — Comment peux-tu en être si sûre ? murmura-t-il.

          — Mon père m'a donnée à marier à Theodósios de Sparte, cria-t-elle, époumonée. Cet homme infâme qui, lorsqu'il boit plus de trois coupes de vin, bat ses épouses jusqu'à les laisser pour mortes.

          Le brun marqua une pause, stoppant brutalement sa marche.

          — Que dis-tu ? demanda l'inconnu.

          — Ma main a été offerte à Theodósios de Sparte... répéta-t-elle.

          — Quel père sensé donnerait sa fille pour épouse à un tel homme ?

          — Un père fauché par le mariage de ses trois précédentes filles...

          L'inconnu la déposa, sans lâcher sa taille pour autant. Son regard de la couleur de la mer était grave, ses épais sourcils bruns froncés. Il la dévisageait froidement, mais elle parvenait à lire de la pitié dans ses yeux d'un bleu profond.

          — Je vous en supplie, laissez-moi partir...

          Il ne répondit pas tout de suite, examinant le visage de la jeune femme, ses mains toujours agrippées à sa taille.

          — Je vais avoir une discussion avec ton père, décida-t-il soudainement.

          Elle secoua la tête, écarquillant les yeux de panique.

          — Par les Dieux ! jura-t-elle. Je vous en supplie, ne faites pas une telle chose... Ne lui dites pas que...

          L'inconnu posa un doigt sur les lèvres de la jeune femme, l'empêchant de continuer.

          — Les choses vont rentrer dans l'ordre, reprit-il, l'air sûr de lui.

          Elle se débattit comme elle le pouvait, mais, à bout de forces, finit par se faire à l'idée qu'elle était prise au piège. De nombreuses questions se bousculaient dans son esprit ; que dirait son père de sa fuite ? Que penserait-il après avoir appris qu'elle avait tenté de se donner la mort pour échapper au mariage qu'il avait conclu ? Serait-elle reniée de sa famille ?

          — Je vous en supplie, répéta-t-elle une nouvelle fois dans un murmure presque inaudible.

          — Comment t'appelles-tu ? la coupa-t-il.

          Elle fronça les sourcils, ne comprenant pas où il voulait en venir.

          — Olympia, répondit-elle malgré tout.

          — Tout se passera bien, Olympia.

          Qu'entendait-il par-là ? Elle se laissa transporter par-dessus son épaule pendant de longues minutes tandis que ses organes se tordaient dans son ventre sous l'angoisse qui commençait peu à peu à refaire surface. Plus elle approchait de Corinthe, plus elle sentait son être trembler de peur. 

          À cet instant précis, alors que l'inconnu la rapprochait de la réalité qu'elle avait tenté de fuir, Olympia aurait préféré être morte.



-ˋˏ Merci d'avoir lu ce chapitre ! ˎˊ-

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